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Rubrique A fonds perdus

Le libéralisme à l’épreuve du numérique

Les tendances monopolistiques qui affectent l’économie et la finance n’épargnent pas le numérique et « la nouvelle de la résurgence de la législation antitrust a été considérablement exagérée », soutient Chris Sagers, professeur de droit à Cleveland State University, et auteur de « United States v. Apple: Competition in America » (Etats-Unis contre Apple : la concurrence en Amérique), paru chez Harvard University Press.(*)
Chris Sagers y traite d’un paradoxe rarement admis : ce que les Américains craignent le plus, c'est la concurrence. En effet, en 2012, le ministère de la Justice a accusé Apple et cinq éditeurs de livres de conspirer pour fixer les prix des livres électroniques. La plupart des éléments de preuve montraient qu'il s'agissait d'une entente pour imposer des prix, et que cette entente allait coûter des centaines de millions de dollars aux consommateurs. Pourtant, avant, pendant et après le procès, des millions d'Américains ont, curieusement, pris le parti des prévenus. Experts de gauche et de droite ont coalisé pour condamner le gouvernement pour sa décision d’ester en justice les deux opérateurs, décriant la part de marché du concurrent Amazon, se rebiffant contre une nouvelle économie de haute technologie et se mobilisant pour défendre les auteurs et les éditeurs. Pour beaucoup, Amazon aurait dû être jugé, confirmant, par là, un fait méconnu : dans la pratique, les Américains ont longtemps été ambivalents à propos de la concurrence.
La loi antitrust, instrument idoine pour promouvoir la concurrence, est reléguée au second plan. C’est là que réside la sentence de l’auteur : si nous voulons que la concurrence soit une norme, nous devons admettre ses conséquences parfois brutales, le libre jeu des forces du marché profitant presque toujours au consommateur.
Il semble bien loin le temps où prévalait la première loi antitrust — la loi Sherman (du nom d'un sénateur américain) —, adoptée en 1890 aux États-Unis. Cette loi avait pour but de limiter la puissance des grandes entreprises dont le poids était tel que beaucoup craignaient qu'elles menacent l'organisation démocratique de la société et que, en réduisant la concurrence, elles risquent de nuire aux intérêts des consommateurs et à la société dans son ensemble.
De nos jours, aux yeux de l’auteur, les agences antitrust fédérales ne sont pas à la hauteur des nouveaux enjeux de l’économie numérique et sont d’autant plus impuissantes à restaurer les vertus concurrentielles du capitalisme libéral que « la Cour suprême et la magistrature fédérale sont fermement entre les mains des conservateurs » — l’application des lois antitrust n’étant pas alors à l’ordre du jour.
Par ailleurs, les instituions fédérales peinent à convenir d’une démarche consensuelle : « Il y a environ un mois, le ministère de la Justice et la Federal Trade Commission étaient divisés s’agissant de l’enquête » sur Amazon, Google, Apple et Facebook, et le ministère de la Justice a annoncé cette semaine (la dernière de juillet dernier – ndlr) une autre enquête, quelque peu différente, portant sur les mêmes entreprises. Pendant ce temps, le sous-comité antitrust de la Chambre a lancé sa propre enquête sur le monopole technologique. »
Chris Sagers estime que « c’est une grave erreur de croire que nous avons vraiment besoin d’une réforme de la loi antitrust elle-même, de quelque manière que ce soit » : « Les lois antitrust ont sûrement de nombreux défauts et les modifications statutaires ou les innovations théoriques pourraient être tout à fait merveilleuses. Mais en elles-mêmes, elles ne répareront pas ce qui ne va vraiment pas, et elles ne changeront pas de manière significative l’application des lois ou n’affecteront pas l’économie. »
L’optimisme qui prévaut dans le discours antitrust depuis cinq ans lui paraît exagéré : « Je souhaite un régime qui ramène des règles simplifiées, construites autour de préjugés relativement simples sur la structure de l'industrie et les pratiques condamnables. » L’idéal ici est d’arriver à un équilibre, « un consensus assez important selon lequel la concentration est corrélée à un préjudice économique et que le risque de non-application est plus important qu’une application excessive ».
L’enthousiasme enregistré s'appuie sur le célèbre arrêt de la Cour suprême – fondateur de la jurisprudence antitrust - appelé Brown Shoe Co. c. États-Unis qui «connaît actuellement un regain d'intérêt».
Cet arrêt semble relever du mythe et la Cour suprême, avec sa majorité conservatrice actuelle, a décrit Brown Shoe comme une « relique des années 1960 », une relique déjà remise sous silence : « Ce serait parfaitement bien si Brown Shoe pouvait refaire surface, mais cela ne se produira pas, à court ou à moyen terme. »
L’intérêt pour l’institution judiciaire est ici essentiel car « l’institution antitrust la plus importante de tous est le pouvoir judiciaire fédéral ».
Bien que l’échec de la nouvelle politique monopolistique soit, de nos jours, largement imputé aux idées économiques conservatrices associées à l’Ecole de Chicago (elle retrouve de nos jours ses lettres de fausse noblesse), « la loi n’a pas changé car les juges ont été persuadés de revoir leurs points de vue en faveur de l’application des lois ».
Il ne faut, cependant, pas exagérer la marge de manœuvre de l’Exécutif US. Dans le passé, Richard Nixon a nommé quatre juges de la Cour suprême au début des années 1970, mais un nouveau bloc conservateur a rapidement transformé ce qui avait été la cour la plus antitrust de l’histoire américaine en la plus contraignante.
Avec les nouvelles nominations de Trump, « les espoirs de revenir à l'antitrust d'antan sont en grande partie morts, pour au moins une génération».
Un récent bras de fer indique une tout autre piste. Une décision de justice a approuvé la fusion T-Mobile/Sprint, bloquée par l’administration Obama. Annoncé fin avril 2018, le rachat de Sprint par T-Mobile pour 21,4 milliards d’euros a été accepté par le département d’Etat en juillet dernier, en l’assortissant, toutefois, de conditions. A eux deux, les opérateurs totaliseront 127 millions de clients aux Etats-Unis et seront plus puissants pour faire face aux deux géants Verizon et AT&T qui dominent le marché. La condition mise à la transaction est que Sprint vende ses activités de prépayé (y compris Boost Mobile) à Dish Network. Conséquence, neuf millions d'abonnés prépayés passeront chez Dish, qui aura également accès au réseau de T-Mobile/Sprint pour une période de sept ans. L’accord a été approuvé « dans le cadre d’une transaction à laquelle cinq procureurs généraux de l’État républicain se sont joints, même si une contestation de dix procureurs généraux démocrates reste pendante et pourrait bien bloquer l’accord ».
A. B.

(*) Chris Sagers, Impending Resurgence Has Been Greatly Exaggerated, Promarket, 26 juillet 2019,
https://promarket.org/the-news-about-antitrusts-impending-resurgence-have-been-greatly-exaggerated/?mc_cid=c8226a012d&mc_eid=6b484f1c8e
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