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Rubrique A fonds perdus

«Populisme de marché»

Sarah Jaffe, membre du comité de rédaction de Dissent, revient sur les conditions qui ont porté Trump au pouvoir aux Etats-Unis (*). En bon opportuniste, le nouveau locataire de la Maison Blanche a subtilement exploité, en février 2016, le licenciement des employés d'une usine Carrier d'Indianapolis - symboles d’une désindustrialisation à laquelle il a juré de mettre fin. Les travailleurs lui avaient donné leur voix «non pas parce qu’ils le croyaient, mais parce qu’il avait osé leur parler».
Cette contradiction ne date pas d’aujourd’hui. Il faut remonter à la fin des années 1960, pour dater l’intensification de la concurrence internationale et ses retombées locales : «La peur du déclassement» qui a transformé «un populisme de gauche (rooseveltien, conquérant, égalitaire) en un «populisme» de droite». La question de l’insécurité qui resurgit «va embourgeoiser l’identité de la gauche, perçue comme laxiste, efféminée, intellectuelle, et prolétariser celle de la droite, jugée plus déterminée, plus masculine, moins naïve» (**).
En 2016, la classe ouvrière américaine s’est scindée entre partisans de Trump et abstentionnistes, une «combinaison de colère et de résignation (qui) a porté à la présidence le plus grand commerçant milliardaire jamais produit par le populisme de marché, qui s'est rapidement entouré d'une équipe de démolition tellement vile qu'il a choqué les administrations républicaines précédentes». Revenant en détail sur l’ouvrage de Thomas Frank, «Listen, Liberal : Or, what ever happened to the party of the people ?», paru l’an dernier, elle met en avant ce journaliste et essayiste américain, cofondateur et rédacteur en chef du magazine The Baffler, surtout connu pour être l’auteur de plusieurs livres sur la société américaine contemporaine. Thomas Frank, dont nombre d’articles sont accessibles en langue française grâce à leur traduction et insertion dans le Monde Diplomatique, cible «les failles du projet politique qui a permis au néolibéralisme de prendre racine» : un «capitalisme devenu fou, des bulles qui gonflent et éclatent, la prise du pouvoir par le capital, la capitulation des travailleurs et des libéraux au sein du Parti démocrate», etc.
Ce à quoi il ajoute «la privatisation à grande échelle, le déchirement du filet de sécurité sociale déjà fragile, l'augmentation de l'incarcération de masse» que nous apportent les marchés libres. Le «populisme de marché» est l’expression favorite de Frank pour qualifier ce que les marchés expriment comme «volonté démocratique du peuple», malgré l'éclatement des bulles de l'ère Clinton, puis plus tard, dans les années 2000, «la répression des libertés réelles, les interdictions du mariage homosexuel et les attaques contre l’avortement, la montée d'un Etat de surveillance et d'une interdiction de voyager», au nom de la lutte anti-terroriste.
Paru en France sous le titre «Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage & populisme de marché», chez Agone, en 2003, l’ouvrage «raconte comment, dans les années 1990, la communauté des affaires a fini par acquérir cette légitimité tant convoitée en persuadant le reste du monde que la voie du laissez-faire n’était pas seulement la meilleure et la seule possible mais également la plus soucieuse de répondre à la volonté et aux intérêts populaires. Il montre comment «détruire l’ancien monde pour en édifier un nouveau, plus sûr, à l’usage des milliardaires fut une entreprise à la fois politique, culturelle et économique». Pourquoi les Américains votent-ils alors contre leurs meilleurs intérêts (à savoir : contre les démocrates) ?
Ce qui s’apparente à «une grossesse non désirée, comme peut le dire toute personne qui a déjà été enceinte» résulte d’un processus accréditant la thèse de «plus d'affaires au gouvernement, et moins de gouvernement dans les affaires». Dans cette recomposition de l’espace politique, Tea Party apparaît comme «un groupe réac exigeant plus de capitalisme». Les démocrates ont une grande part de responsabilité dans la situation dans laquelle se trouvent les Etats-Unis.
Frank a le mérite d’avoir vu venir des éléments du trumpisme, même s’il a mal diagnostiqué certaines de ses racines. La faille vient de sa tendance à simplifier à l'extrême, «à réduire les choses aux binaires - la culture contre l'économie, les affaires contre le gouvernement - quand la réalité est plus complexe».
Critiquant le fétichisme de l'intelligence au sein de la classe libérale (le terme qu'il utilise pour ce que d'autres ont appelé la «classe professionnelle-managériale»), il souligne l’échec de «l'économie du savoir», l'obsession républicaine pour les entrepreneurs et les entreprises et la «sympathique et bienveillante démocratie qui promet de nous rafistoler par la formation professionnelle et les prêts étudiants».
Cette assertion n’a jamais été aussi fausse que de nos jours aux Etats-Unis : «Seulement un tiers du pays a un baccalauréat et seulement 12% un diplôme supérieur.» Que reste-t-il donc du libéralisme de nos jours ? Pas grand-chose. Le néolibéralisme a quasiment tout rasé.
Dans la foulée de la campagne de Bernie Sanders, les Etats-Unis ont connu un réveil de la politique socialiste, un retour au rêve du New Deal, même si beaucoup de programmes de ce dernier excluaient les travailleurs qui n'étaient pas blancs : «C'est la version de gauche de Make America Great Again.» «C'est dans une lutte de classe que nous nous trouvons, que cela nous plaise ou non, et nous ne la gagnerons pas avec intelligence ou avec de meilleurs milliardaires. C'est une lutte de pouvoir dans laquelle la droite cherchera à diviser pour vaincre, à mobiliser le racisme et le sexisme pour maintenir sa hiérarchie, et le centre tentera de lisser les bords les plus grossiers pour garder son pouvoir ou, pire, parce qu’il croit sincèrement qu'il n'y a toujours aucune autre alternative.»
Comme le relève subtilement Frank, le libéralisme «est né d'un compromis entre les mouvements sociaux de gauche et les intérêts commerciaux», le résultat de «décennies de construction de mouvements, de combats sanglants entre grévistes et milices d'Etat, d'agitation, de plaidoyer et d'organisation ingrate. Nous avons encore besoin de ce genre de combat si nous voulons que les choses s'améliorent».
A. B.

(*)Sarah Jaffe, “Zombie Neoliberalis”, Dissent, Fall 2017
https://www.dissentmagazine. org/article/zombie- neoliberalism-thomas-frank- listen-liberal-review
(**) Serge Halimi, préface à Thomas Frank : «Pourquoi les pauvres votent à droite», Agone, 2008.

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