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L’auteur des Damnés de la terre inhumé en 1961 en terre algérienne où il a reçu les honneurs de la Révolution au nez et à la barbe de l’armée coloniale ! Frantz Fanon, Krim Belkacem, Chadli Bendjedid et la CIA : éphémérides de funérailles historiques

Le contexte était particulier, exceptionnel même. L’histoire de l’enterrement de Frantz Fanon, éminent symbole révolutionnaire de la guerre d’indépendance algérienne et théoricien de la libération des «damnés de la terre», en territoire algérien et alors même que la guerre d’indépendance n’était pas encore finie, est en effet extraordinaire. Dans le sens où la diplomatie de combat algérienne et le monde du secret international ont conjugué leurs efforts pour qu’Ibrahim Omar, l’auteur de L’An V de la Révolution, soit inhumé par les siens, et chez lui, au nez et à la barbe de l’armée française et de ses services de renseignement ! 
À l’automne 1960, Frantz Fanon, victime préalable d’un accident de voiture au Maroc, découvre qu’il est atteint de leucémie myéloïde. Il était logiquement hors de question qu’il se soigne en France. Des dispositions furent alors prises pour qu’il parte à Moscou, mi-janvier 1961. Les médecins soviétiques qui l’avaient soigné tant bien que mal sur la base de protocoles à l’efficience relative lui donnaient encore cinq ans à vivre. Et d’ici là, la médecine aurait peut-être accompli certains progrès et des traitements nouveaux auraient probablement été trouvés. À son retour de la capitale soviétique, en rémission mais se sachant quand même condamné, Fanon demande à rejoindre le maquis en Algérie. Mais personne parmi ses camarades de combat ne veut accéder à sa demande. Il se met donc vite à rédiger son nouveau manuscrit (les Damnés de la terre) dont les chapitres sont envoyés au fur et à mesure à Maspero, à Paris, via le cinéaste Claude Lanzmann. 
Frantz Fanon souhaite une préface de J.-P. Sartre pour lequel il a toujours eu une profonde admiration. Une longue préface qu’il obtiendra du philosophe en septembre 1961, toujours via Claude Lanzmann. Mais, après une courte accalmie, la leucémie revient, plus virulente. Les dirigeants du FLN à Tunis et à New York firent alors le nécessaire pour l’évacuer aux États-Unis où le président J. F. Kennedy était favorable à la décolonisation de l’Algérie. Mhammed Yazid, le représentant du FLN le plus en vue aux Eéats-Unis, contacte alors l’agent de la CIA en charge du dossier de la Révolution algérienne, et qui s’intéressait déjà au militant africaniste et anticolonialiste Frantz Fanon depuis 1958. «L’homme de la CIA» en question, Oliver Iselin, qui suivait la question algérienne à partir de l’antenne maghrébine de la CIA à Tanger, le fit alors admettre au NIH, le National Health Institute, un hôpital de la marine américaine, à Bethesda, dans le Maryland, le 10 octobre 1961. 

Témoignage de l’officier de la CIA Oliver Iselin
De ce séjour, l’officier de la CIA, spécialiste de l’Algérie après l’indépendance et du dossier de sa guerre de libération, dira à Thomas Meaney, journaliste américain, historien et essayiste, chercheur invité à la Max Planck Society, que Frantz Fanon «était très malade quand il est arrivé aux États-Unis, et ce n’est que par désespoir qu’il est venu. Son traitement médical précédent à Moscou avait échoué, et nos progrès scientifiques dans le traitement de la maladie dont il était atteint représentaient son dernier espoir de rémission. Mais il se méfiait de nos raisons de le faire venir, et ma relation avec lui s’en ressentait. 
Dans l’ensemble, nous nous entendions bien. Je pense qu’il était sensible à mes efforts pour prendre soin de lui et de sa famille pendant leur séjour». Il ajoutera d’autres précisions au sujet des circonstances de son séjour aux
États-Unis : «Yazid s’est arrangé pour faire venir Fanon ici. On a proposé à Fanon de venir pendant l’été ; mais il n’est pas venu, pas avant le mois de septembre. Il a repoussé son départ parce qu’il pensait aller mieux. Il était allé en Russie et ça s’était mal passé. Ils n’ont rien fait pour lui. Ils avaient autorisé son épouse à dormir dans sa chambre, et Fanon m’a dit que ça avait été le seul élément positif de son séjour. Il n’était nourri que de pommes de terre et ce genre de choses. Il a accepté de venir aux États-Unis, tout en ayant clairement beaucoup de scrupules par rapport à ses convictions. Je suis allé à New York. Je l’ai rencontré dans l’avion et l’ai accompagné à Washington, où je l’ai installé à l’hôtel. C’était un homme malade. Oh  ça, il souffrait. Il était fatigué. Quand je lui ai dit où on devait aller — nous atterrissions en Virginie et devions ensuite nous rendre dans le district de Columbia —, il pensait qu’il s’agissait d’une autre frontière : “Oh mon Dieu ! encore une frontière”.»
L’officier de la CIA raconte encore à Thomas Meaney qu’il a d’abord installé Frantz Fanon et sa famille au Dupont Circle Hotel, à Washington DC. «Une fois Fanon arrivé à Washington, il est resté à l’hôtel une semaine avant d’être admis au National Health Institute, à Bethesda. Il était très déçu de ce retard, tout comme moi, mais c’était le temps qu’il avait fallu pour surmonter les obstacles bureaucratiques à son admission. Certaines mauvaises langues ont insinué que ce délai avait été volontairement arrangé afin que Fanon soit “entendu”. Ce n’était pas le cas. Connaissant les opinions politiques de Fanon, et conscient de ses suspicions à notre égard, j’ai évité toute discussion politique et me suis concentré sur le fait d’établir un lien, tout en faisant en sorte que son séjour à l’hôtel soit aussi agréable que possible.»
Au sujet des funérailles, il lui dira qu’il était lui-même arrivé à Tunis la veille, et que «sur les photos des obsèques, je porte encore mon costume de voyage parce qu’ils avaient perdu mon bagage. Quand je suis arrivé, les Algériens savaient qui j’étais et m’ont dit : “Il faut que vous veniez aux obsèques.” Après, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé. Mais je me rappelle que le lendemain, ils organisaient une cérémonie à Ghardimaou. Ils m’ont demandé de venir, donc je l’ai fait. J’ai demandé l’autorisation de Walmsley [Walter N. Walmsley, l’ambassadeur des États-Unis à Tunis], qui était d’accord.»
Le journaliste et historien américain raconte encore qu’Iselin «a gardé un dossier de photos aux obsèques en Tunisie» où il est «facilement reconnaissable». Sur certaines où il ne figure pas, plus floues, on distingue des membres du FLN qui portent le cercueil de Fanon (...) Une fois la cérémonie à Ghardimaou terminée, où les dirigeants FLN en Tunisie sont venus lui rendre un dernier hommage, le premier cercle de proches de Fanon traverse la frontière vers l’Algérie pour l’enterrer : «Assister aux funérailles en Algérie a évidemment été une expérience inattendue et surprenante pour moi. 
Je ne sais pas exactement où l’on se trouvait en Algérie, mais je me souviens que c’était à une bonne distance de marche d’où nous avions laissé les voitures pour continuer à pied. On était escortés par une compagnie des troupes de l’Armée de libération nationale ; les soldats ont porté le cercueil jusqu’au lieu de sépulture. Après l’enterrement, on est rentrés à Ghardimaou pour assister à un dîner organisé par les dirigeants de l’armée algérienne.»
La présence de l’officier de la CIA aux obsèques est relayée dans les journaux tunisiens, au même titre que l’organe de l’Algérie combattante El Moudjahid. 
Le quotidien tunisois Le Petit Matin publie notamment le récit des obsèques de Fanon dans son édition du 14 décembre 1961. «La nouvelle de ma présence a engendré d’importants remous au niveau diplomatique, et j’ai immédiatement quitté Tunis pour le Maroc», dira Iselin. 

Chadli Bendjedid assure la sécurité des funérailles en territoire algérien 
Du point de vue factuel, le 12 décembre 1961, en début d’après-midi, une colonne de djounoud et d’officiers de l’ALN, faisant partie d’un dispositif de surveillance et de protection, sous le commandement d’un certain capitaine Chadli Bendjedid, chef de bataillon de l’ALN en Tunisie, non loin de la frontière algérienne, l’avait franchie et avait pénétré en Algérie occupée, à moins d’un kilomètre en profondeur. Pour la première et dernière fois dans la terrible guerre d’indépendance, le FLN et l’ALN allaient enterrer l’un des leurs, de surcroît une personnalité symbolique et prestigieuse, en lui rendant tous les honneurs patriotiques dus à son rang de combattant révolutionnaire exceptionnel. 
Sur la frontière tunisienne, deux sections de l’ALN rendent donc les honneurs à l’entrée de la dépouille emblématique sur le sol national. Le cercueil est transporté au blanc de couteau par quinze vaillants djounoud. La protection du convoi funéraire est alors assurée par deux autres colonnes de maquisards de l’ALN. Dans la vallée plus au nord, on entend tonner le canon de l’armée coloniale, et dans le ciel passent, très haut, deux avions. La guerre est encore là, toute proche. Dans un cimetière de chouhada, sur le lieu même d’un rude accrochage passé entre des éléments de l’ALN et de l’armée coloniale, la fosse est déjà soigneusement préparée. 

Un commandant de l’ALN, en l’occurrence Ali Mendjli, prononce, dans un arabe éloquent, l’ultime adieu des moudjahidine au frère de combat Omar Ibrahim-Frantz Fanon. Il dit, entre autres mots de la reconnaissance fraternelle, qu’il a rejoint le FLN dès le début de la Révolution et «fut un modèle vivant de discipline et de respect des principes pendant tout le temps qu’il eut à remplir les tâches que lui confia la Révolution algérienne».
Ce fut alors au tour du vice-président du GPRA, ministre des Forces armées, l’homme de la mise en échec cuisante de la fumeuse opération de bleuite «Oiseau bleu», dite aussi «Opération K» (comme Kabyle), et futur signataire des Accords d’Evian, de dire, en français châtié, l’adieu au frère de lutte, l’adieu du GPRA, du FLN, de l’ALN et du peuple algérien. Un hommage dans la langue du colonisateur, lu devant des représentants d’amis de la cause algérienne, pour mieux le faire entendre au monde ! D’emblée, l’honneur est rendu à la mémoire de celui qui figure «parmi les plus nobles figures de notre Révolution». Le Lion des djebels salue notamment son «action militante en faveur de ses frères opprimés», et ce, bien «avant le déclenchement de notre Révolution», date à laquelle Frantz Fanon «portait un intérêt soutenu à notre mouvement de libération». Lui qui s’est «lancé, avec toute (sa) ferveur, dans l’action clandestine». Lui qui a «assuré» par ailleurs «la sécurité de nombreux patriotes, et de beaucoup de responsables, leur permettant ainsi d’accomplir leurs missions». Krim Belkacem égrènera ensuite les propres missions du psychiatre-moudjahid, essayiste, éditorialiste et diplomate au service de la cause nationale, notamment comme membre de la Délégation extérieure du FLN, journaliste de premier plan à Résistance algérienne et El Moudjahid, délégué à des conférences internationales et représentant du GPRA auprès de Kwame Nkrumah à Accra. Autant d’occasions «pour faire bien connaître le vrai visage de notre Révolution». Bref, Fanon, et le numéro deux du GPRA le souligne, «a consacré sa vie au service de la liberté, de la dignité, de la justice et du bien». 
Frantz Fanon fut donc enterré dans une parcelle de terre algérienne sécurisée, à Sifana, près de Sidi Trad, à six cents mètres de la frontière avec la Tunisie, pourtant électrifiée, barbelée et étroitement surveillée. 
Cette distance était justifiée par le fait que les défenses statiques et l’aviation militaire françaises ne permettaient pas de porter le cercueil plus loin, surtout avec un grand nombre de personnes civiles et militaires présentes aux funérailles, dont le moudjahid de la première heure, médecin, et journaliste de combat, Pierre Chaulet, envoyé spécial
d’El Moudjahid, journal de la Révolution, et accompagné de Roger Taieb, pharmacien, membre du bureau politique du Parti communiste tunisien (PCT), ami intime et premier grand confident de Frantz Fanon. À son retour à Tunis, Pierre Chaulet racontera, en parfait reporter, les péripéties de l’enterrement de son ami de cœur et de cause nationale commune, Frantz Fanon. 

Frantz Fanon à Aïn El Kerma pour l’éternité ! 
Le 25 juin 1965, soit une semaine après l’arrivée du colonel Houari Boumediene au pouvoir, sa dépouille fut exhumée et placée plus loin et plus en profondeur du territoire algérien libéré, dans le cimetière des martyrs de Aïn El Kerma, où une pierre tombale fut à nouveau érigée. Aïn El Kerma, ce village champêtre immortalisé par la célèbre chanson éponyme du barde de la chanson chaouie Aïssa Djarmouni. 
Les demandes de la famille pour que les restes mortuaires de Frantz Fanon soient ramenés dans sa Martinique natale se sont heurtées au refus des autorités algériennes qui arguaient systématiquement du respect de la dernière volonté d’Omar Ibrahim d’être enterré en terre algérienne. Elles furent aidées en cela par la population et les autorités de Aïn El Kerma qui considéraient que Frantz Fanon est leur martyr et sa tombe était sacrée, inviolable. 
Exaucer la dernière volonté de Fanon, à savoir être enterré en terre algérienne, la terre du combat qui a fait de lui la figure intellectuelle par excellence de la Révolution à travers le monde, n’a pas été chose aisée. Il a fallu donc des négociations délicates avec le gouvernement tunisien, avec le Département d’État et avec la CIA, dont l’agent attitré fut présent aux obsèques. Sur le terrain, la traversée de la frontière se fit avec le concours précieux des populations locales, sans lesquelles il n’aurait pas été possible d’éviter les fréquentes patrouilles françaises. Trois jours après l’enterrement, les officiers de renseignement du Malg, selon ses biographes David Macey et Alice Cherki, apprenaient que la plupart des officiers de l’armée française responsables du secteur, qui n’avaient rien vu venir ni rien remarqué, avaient été relevés de leurs fonctions. En parallèle, une bataille du renseignement venait d’être gagnée ainsi par l’ALN !  
D’avoir accepté l’aide médicale américaine sous l’égide discrète de la CIA, à la demande de la direction politique de la Révolution algérienne, et en parfaite connaissance de cause chez Frantz Fanon qui fut conscient du fait que sa présence au pays de l’impérialisme US pouvait être source d’équivoque. Lui, la grande figure intellectuelle de la révolution internationale et de la décolonisation, était alité dans une chambre d’hôpital du Maryland, sous l’œil vigilant d’un agent spécial issu de l’aristocratie de la CIA. C’est logiquement, par extrême nécessité, qu’il a fini par choisir d’aller aux États-Unis, ce «pays de lyncheurs», comme il l’appelait pour tenter d’y soigner sa méchante leucémie. Bien sûr, l’intérêt des Américains de renforcer la posture anticoloniale de la Maison-Blanche, en pleine guerre froide, n’avait pas échappé à la CIA. 
Le paradoxe a été aussi du pain bénit pour une partie de la presse américaine, dont le journaliste conservateur Joseph Alsop qui a cru révéler dans le Washington Post, huit ans après la mort de Frantz Fanon en 1961, le 21 février 1969 précisément, les circonstances savamment arrangées sous sa plume, dans lesquelles ce dernier était décédé. La guerre du Vietnam est alors très mal engagée pour les États-Unis, et Alsop, un pro-guerre, s’évertua à stigmatiser le Tiers-Monde et à dévaloriser le combat révolutionnaire de l’icône des révoltes des Damnés de la terre ! 
«Le plus grand héros noir de la Nouvelle Gauche» s’est éteint «quasiment dans les bras de la CIA», jubile-t-il. Alsop prend un plaisir vicieux à décrire les visites «carrément fraternelles» de l’agent de la CIA au chevet de Fanon, voulant ainsi susciter les doutes sur lui pour mieux vendre du papier. 
Lui emboîtant le pas, le quotidien Le Monde, dans l’édition du 23-24 février, avait publié la même histoire édulcorée, sous le titre fallacieusement interrogatif de «Frantz Fanon est-il mort dans les bras de la CIA ?». Cet article tendancieux suscita immanquablement une réponse musclée et argumentée de Mhamed Yazid au quotidien français (édition du 2-3 mars. 
D’ailleurs, le journaliste percutant et le diplomate sagace du GPRA rappelle d’entrée de jeu au journal d’Hubert Beuve-Mery que son article «se réfère à un texte de Joseph Alsop paru dans l’International Herald Tribune. Et avant de rétablir les faits précis, M’hammed Yazid précise qu’il «était normal que la CIA s’intéresse à ce militant dont la pensée, les écrits et l’action anti-impérialiste ont profondément marqué le mouvement des révolutionnaires noirs d’Amérique» ; et qu’un tel intérêt «est à l’honneur de ce grand militant». Et de souligner encore que le fait qu’un représentant du Département d’État «ait assisté aux obsèques ne constitue pas une révélation, les services d’information algériens ayant rendu public ce fait et ont diffusé le même jour une série de photos de la cérémonie» dans le journal de la Révolution El Moudjahid. 
N. K. 

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