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Devises Le marché des paradoxes

Le marché de la devise reste, assurément, le plus occulte, le plus mystérieux et plus étrangement mal organisé en Algérie. Un paradoxe, en fait, qu’est cette situation de voir, d’un côté, les banques se montrer extrêmement rigoureuses, voire exagérément rigoureuses lors qu’il s’agit de la devise et, de l’autre, un marché parallèle de cette même devise, où les échanges se font en plein air, au vu et au su de tous, au cœur même de la capitale et de plusieurs autres grandes villes du pays ! Devant une telle situation, il était quasiment dans l’ordre naturel des choses d’assister, régulièrement, à des saisies de sommes colossales en devises, au niveau des frontières ou des aéroports et destinées à l’évasion. Des fausses déclarations également de la part de nombreux importateurs qui font carrément saigner l’économie nationale. Qu'est-ce qui explique cette anarchie «tolérée» du marché de la devise ?

Bouabdellah Kacemi, Chercheur au CRASC, au Soir d'Algérie :
«Il y a une marionnette qui joue mais on ne sait pas qui tire les ficelles»


Chercheur au Crasc, Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, Bouabdellah Kacemi tente de nous éclairer sur les saisies de devises régulièrement opérées en Algérie.

Entretien réalisé par Abla Chérif
Le Soir d’Algérie : Les transferts illicites de devises font l'actualité depuis un moment. Comment analysez-vous ce fait ?
Bouabdellah Kacemi : C'est un sujet sur lequel il y a beaucoup à dire et sur lequel peu de choses ont été dites jusqu'à présent. Lorsque l'on évoque ces saisies de devises, que je lis ce que rapporte la presse, des souvenirs me reviennent, ceux de faits similaires s'étant produits quelques années auparavant et à une époque marquée par ce que l'on appelle l'affaire Khalifa. La même problématique se posait, des tentatives de transfert de devises s'opéraient, mais les médias n'étaient pas aussi diversifiés qu'aujourd'hui. Ce que je veux dire, c'est que ce problème s'est toujours posé à des degrés moindres. Mais nous en sommes toujours aussi au stade de constat des faits et de questionnement : d'où viennent ces devises, qui détient cet argent et à qui profite-t-il ? Inévitablement, et en premier lieu, je pense au marché parallèle de devises.

Que voulez-vous dire ?
Nous sommes dans un pays où il y a des banques, mais où le marché parallèle l'emporte. L'Etat a bien tenté d'installer des bureaux de change officiels, l'intention était réelle, sincère, mais il n'y est pas parvenu. Ailleurs, cela se fait pourtant normalement. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il s'agit d'un dossier sensible et que peu de personnes en parlent, il ne fait pas l'objet d'un débat. A mon avis, l'essentiel de la problématique est lié au marché de change parallèle. Il faut enquêter de manière sérieuse y compris auprès des importateurs, vérifier si ces derniers ont réellement acheté tous les produits qu'ils ont facturés. Les devises qui s'échappent sont une atteinte à l'économie nationale. Et puis, il faut se poser des questions : comment cet argent est-il véhiculé ? Pourquoi toujours l'évasion vers la Turquie, Dubaï, l'eldorado fiscal, et puis qui sont ces personnes qui s'adonnent à ce trafic?

Des étrangers figurent parfois parmi les auteurs de ce trafic...
Oui mais, nous ne savons pas si ce sont des concessionnaires, des travailleurs, peu d'informations circulent sur le sujet. En revanche, je ne pense pas que ces saisies soient propres à cette période. Ce sont des faits importants, il faut les analyser froidement. Sur cette base, on constate qu'un phénomène ayant toujours existé bénéficie aujourd'hui d'un effet médiatique de grande ampleur. Je ne dis pas qu'il y avait un manque de vigilance auparavant mais les informations ne circulaient pas de la même manière. Aujourd'hui, on s'aperçoit que nous sommes face à un très grand réseau que des rabatteurs chargés de faire circuler tout cet argent existent dans toutes les régions... Tout cela n'existait pas avant la décennie noire. Les milliardaires sont apparus à la fin de cette période ; avant, les gens très riches n'étaient pas si nombreux.

Qu'est-ce qui vous fait dire que cela a toujours existé ?
C'est comme les produits prohibés, ils sont toujours sortis hors de nos frontières. Les saisies s'effectuent d'ailleurs au niveau des accès autorisés, frontières, douanes. Dans le contexte de crise économique que nous vivons, la fuite des devises prend, cependant, un aspect plus important. Et c'est normal. Où va tout cet argent ? Qui sert-il, qui se trouve derrière ce phénomène ? Dans les lieux où s'effectuent les changes parallèles circulent de très grandes sommes d'argent, cela se passe au square Port-Saïd ou ailleurs, mais ce sont des cercles fermés, on ne peut rien savoir de ce qui s'y passe réellement. Et puis, il faut le dire, l'Etat évite de s'en mêler d'une manière ou d'une autre.

Pourquoi ?
Si vous allez en voyage, auprès de qui allez-vous changer votre argent ? Auprès des réseaux parallèles. Deux banques officielles existent pourtant, elles peuvent vous offrir l'argent demandé, mais elles ne le font pas, alors qu'ailleurs, il s'agit d'un procédé normal. Chez nous, c'est comme si on lançait un message : allez chercher des devises au marché parallèle. Et, naturellement, les gens se tournent vers l'informel.

Certains analystes ont lié cette fuite de devises à la crise qui secoue le pays...
C'est normal, et c'est valable dans tous les pays au monde où les gens ont peur de l'avenir. Généralement, ce sont les personnes qui ont de l'argent qui ont peur. En Algérie, il y a également un sentiment d'insécurité, de crainte d'instabilité. Nous sommes en pleine crise économique, paradoxalement, c'est une période propice à l'évasion fiscale, car c'est de cela dont il s'agit, en fait. L'argent est un enjeu, un pouvoir, normalement, il relève de l'autorité de l'Etat, pas d'un groupe d'intérêt ou un réseau. D'autant plus qu'on ne sait pas ce qu'ils vont faire de cet argent ni d'où il provient. C'est très dangereux. La drogue, les armes, sont aussi des sources d'argent... Il y a une marionnette qui joue mais on ne sait pas qui tire les ficelles. Nous sommes face à un grand défi socioéconomique. C'est une évasion fiscale probablement basée sur l'argent du contribuable mais qui servira, sans doute, les intérêts d’une autre nation ou des étrangers, c'est malheureux...
A. C.

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