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LIBYE Menaces de guerre avant négociations ?

L’Algérie enchaîne les phrases chocs pour qualifier la délicate situation qui sévit en Libye. Après Abdelmadjid Tebboune qui évoquait récemment ses craintes d'une «somalisation de ce territoire», c'était au tour du MAE algérien d'affirmer que «les chars et les canons ne peuvent être une solution à la crise libyenne».
Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Cette déclaration a été faite hier par Sabri Boukadoum, lors d'une conférence de presse animée conjointement avec son homologue russe Sergueï Lavrov. Il se trouve à Moscou dans le cadre d’une visite de travail au cours de laquelle la situation libyenne a naturellement occupé une place importante.
Alger est extrêmement préoccupée par l'accélération des événements qui se déroulent à ses frontières et ne rate aucune occasion pour s'exprimer sur le sujet en termes forts. Boukadoum a voulu ainsi réitérer l’opposition des dirigeants de son pays à toute velléité guerrière. Même s'il ne la cite pas. Son message est directement dirigé à l'Égypte, où le Parlement a approuvé il y a trois jours l'envoi de troupes hors de ses frontières.
Dans un communiqué rendu public, il y a évoqué des missions visant à assurer «la sécurité nationale égyptienne», paraphrasant son Président qui qualifiait quelques heures plus tôt le conflit libyen de «menace directe sur la sécurité du territoire égyptien». Alger est sur un axe diamétralement opposé à la politique de Abdel Fettah El-Sissi, auquel elle a d'ailleurs subtilement répondu après l'annonce de la fameuse déclaration du Caire.
El-Sissi avait concentré toute sa stratégie sur le maréchal Haftar, voulant montrer au monde que la paix pouvait aussi venir de l’homme fort de l’Est sur lequel elle mise depuis des années. La durée de vie de la Déclaration du Caire n'a pas excédé les heures qui ont suivi son annonce puisque le cessez-le-feu n'a pu prendre effet.
Avant cela, le ministère algérien des Affaires étrangères n'avait pas manqué de réagir à travers un texte qui sonnait comme une mise au point. C'était l'occasion aussi de rappeler la vision qu’a Alger des bases fondamentales sur lesquelles doivent se baser les initiatives en faveur du rétablissement de la paix en Libye : des actions sous l'égide des Nations unies, en accord avec tous les États régionaux et internationaux à la recherche d'une solution pacifique, favoriser le dialogue interlibyen, un rapprochement de toutes les parties concernées, la mise en place d'un processus politique. Tous ces points ont d'ailleurs été réitérés ce dimanche par le président de la République, lors d'une rencontre avec les représentants des médias nationaux. Il a tenu a rappeler aussi la position équidistante de l'Algérie, ainsi que son opposition aux «décisions individuelles» et son refus «d'être mis devant le fait accompli». Il ajoute : «Nous ne sommes pas en faveur d’une décision unilatérale et l’Algérie a, entre autres principes, le refus du fait accompli, c'est-à-dire que l’on annonce une initiative et que l'on nous demande de l'appuyer ou la rejeter.» Il a aussi regretté «les tentatives d'implication de certaines tribus libyennes dans le conflit armé ces derniers jours. C'est là, dit-il, une situation très dangereuse qui pourrait faire basculer la Libye dans le même sort que la Somalie.
Étant proches du peuple libyen, nous avions mis en garde contre certains agissements, la situation se dégrade en Libye, les Libyens sont isolés à l'exception de deux pôles à l'est et à l'ouest du pays».
Une récente rencontre entre El-Sissi et des chefs de factions libyennes qui ont été invités à insérer une «armée nationale unifiée» pour défendre leur territoire a été, en effet, fortement décriée par de nombreux pays et par les Libyens eux-mêmes, puisque plusieurs parties ont publié des communiqués désavouant tous les responsables présents à cette rencontre avec le Président égyptien.
Se défendant de vouloir faire «cavalier seul», le chef de l’État algérien annonce à ce moment la possibilité de la mise en place d'une initiative algéro-tunisienne sans en dévoiler pour autant la teneur.
A. C.

LES FORCES MILITAIRES EN PRÉSENCE

La Libye, qui a connu, une révolution, une campagne aérienne de l’Otan et deux guerres civiles, est devenue le théâtre d’une guerre mondiale à échelle réduite avec des racines de conflit remontant au 19e siècle. Elle est aussi la traduction sur le terrain du conflit religieux qui déchire l’islam politique ces dix dernières années et les guerres de leadership dans un golfe arabo-persique essoufflé par la chute du prix du baril de pétrole.


Le 20 juillet dernier, le Parlement égyptien a accompli la formalité d'accorder les pleins pouvoirs au Président al-Sissi pour faire appel à l'armée pour «des missions de combat au-delà des frontières pour la défense de la sécurité nationale dans l'axe stratégique Ouest».
Cette dernière étape de l’escalade entre l’Égypte et la Turquie, qui dure depuis décembre 2019, pourrait marquer un véritable tournant et transformer le combat de coqs que mène Ankara et Le Caire en guerre totale.
Cette situation a commencé début juillet avec l’élan pris par les troupes du gouvernement de l’Entente (GNA) qui ont commencé une contre-offensive vers l’Est après avoir repoussé l’assaut de l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar. L’avancée inexorable du GNA vers l’Est a menacé les deux bases principales de la LNA au Centre-Nord du pays, Syrte et al-Juffrah.
En réaction, l'Égypte s'autorise désormais le droit d'envoyer des troupes en Libye pour défendre les sites stratégiques de Syrte et al-Juffrah contre l’avancée du GNA. Pour le chercheur Jalel Harchaoui, ces deux sites sont importants pour l'armée nationale libyenne (LNA), car s’ils tombaient aux mains des forces du gouvernement de l'Entente (GNA) cela signifierait un recul de plusieurs centaines de kilomètres vers l'Est, une mise en danger du croissant pétrolier et une menace sur Benghazi.
L'annonce de la possibilité de faire appel à l'armée pour une intervention en Libye ne signifie pas obligatoirement que l'Égypte envahira son voisin, ou que son armée avancera sur Tripoli, bien que dans le discours politique égyptien, la Libye devrait être un pays uni sans présence étrangère et si possible, à l'image de l'Égypte, dépourvue de Frères musulmans.
Néanmoins, sur le terrain, si l'Égypte décidait de déclarer la guerre au GNA, elle aurait la capacité de gagner sans rencontrer de résistance réelle. Si Le Caire ordonnait le déploiement d'une division blindée avec une couverture anti-aérienne conséquente et une campagne aérienne de préparation, elle trouvera très peu de résistance. La Turquie ne déploie en effet que très peu de moyens, au plus deux régiments de chars M-60 et un d'automoteurs d'artillerie Fritina. Elle dispose de plusieurs centaines de véhicules de transport blindés et beaucoup de piétaille en la personne de mercenaires syriens, qui seront de très peu d'efficacité face à une véritable armée.
Autre point faible de la Turquie, aucune maîtrise de l'espace aérien et une grande difficulté à acheminer de l'aide sur place à cause de l'interposition des zones d'influences aériennes et maritimes égyptiennes et grecques.
De plus, l'Égypte qui était frileuse à l'idée d’être confrontée à la Turquie sur le terrain, malgré l'avantage de «jouer à domicile», se retrouve aujourd'hui dans l'obligation de détourner l'attention de son opinion publique à cause du début du remplissage du barrage en Éthiopie, vécu comme un échec par Le Caire.
Quelles sont les autres forces en présence, les soutiens diplomatiques et les bailleurs de fonds des parties en conflit en Libye ?
Les deux belligérants sont portés à bout de bras par des coalitions hétéroclites. Le gouvernement d’Al Sarraj à Tripoli est aidé militairement de manière directe par la Turquie et le Qatar, par plus de 3 000 miliciens syriens. Il est soutenu diplomatiquement par l’Italie et idéologiquement par le réseau mondial des Frères musulmans. Le gouvernement est reconnu par la communauté internationale comme représentant du peuple libyen et donc considéré comme interlocuteur légitime par des pays importants comme la Tunisie ou l’Algérie.
Les forces de la LNA, bras armé du clan de Benghazi, font aussi appel à des mercenaires syriens, soudanais et russes, ils sont soutenus militairement par les Émirats arabes unis, la Jordanie, l’Égypte et l’Arabie Saoudite. La France a, par le passé, envoyé des troupes en soutien à Haftar, jusqu’à au moins la chute de Gharyane à l’été 2019, elle est le principal soutien diplomatique, avec la Russie, de Haftar.
Quid des États-Unis ? Non !, car Washington se retrouve dans une situation d’équilibriste en Libye. Khalifa Haftar étant citoyen américain, il est naturellement soutenu par son pays adoptif, mais avec le rapprochement avec la Russie, il y a eu une levée de boucliers de l’establishment militaire américain avec une accélération des contacts avec Tripoli de la part de l’Africom, dont le commandant a visité le GNA en juin dernier.
Dans tous les cas de figure, il est facile de constater qu’en aucun cas, l’approche tribale qu’est en train de suivre la diplomatie algérienne, joue un rôle déterminant dans un conflit dont les principaux acteurs sont des milices de mercenaires, néanmoins, l’Algérie pourrait peut-être parier sur un sursaut du peuple libyen face à cette invasion et un retour à la paix rapide.
Akram Kharief

Djallil Lounnas, professeur des relations internationales :
«Les pays impliqués militairement en Libye sont piégés»

Entretien réalisé par Karim Aimeur
Professeur des relations internationales et spécialiste de la sécurité régionale, notamment dans la région du Sahel, Djallil Lounnas aborde les développements de la situation en Libye à la lumière des menaces égyptiennes d’intervenir militairement pour desserrer l’étau sur les forces de Haftar et de l’annonce algérienne relative à une initiative algéro-tunisienne pour la résolution du conflit.
Le Soir d’Algérie : La situation s’enlise en Libye avec cette fois-ci, un grand risque d’affrontements entre les armées étrangères sur le sol libyen. Quelle suite des évènements prévoyez-vous pour ce pays ?
Djallil Lounnas :
Depuis mi-juin, la situation est bloquée au niveau de Syrte/Jurrah après les défaites de Haftar et les mises en garde de l’Egypte indiquant que ces deux villes étaient des lignes rouges. Il y a eu des frappes contre des bases militaires de Watiay (GNA) et ensuite contre une à Jufrah qui visait la compagnie Wagner. Depuis, les lignes se sont stabilisées avec un renforcement des troupes des deux côtés. Sauf coup de théâtre ou escalade, il semble que les deux parties cherchent à sortir de cet imbroglio sans avoir recours à une bataille, dont les conséquences sont difficiles à anticiper. Il est clair que ni l’Égypte ni la Turquie ne lâcheront leurs alliés donc aucune des deux parties ne peut admettre une défaite. Il semblerait qu’il y ait des initiatives pour éviter cela. La Turquie a déclaré qu’elle ne voulait pas la guerre avec l’Égypte. Aussi, il semblerait qu’il y ait une évolution de la position turque sur Syrte/Jufrah avec une option dite de la «3e voie» avec Syrte contrôlée ni par Haftar ni par le GNA même si Istanbul souhaite un retour aux lignes de front de 2015, c’est-à-dire au moment des accords de Skhirat. Ce qui est improbable mais ouvre la voie à un dialogue. Tout est possible mais il me semble que les parties cherchent à éviter une escalade, dont les conséquences ne sont pas maîtrisables.

Il semble en même temps que certains pays font tout pour pousser vers le pourrissement, ou à défaut maintenir le statu quo et empêcher toute possibilité d’une solution politique pacifique. Quel est l'intérêt de ces pays, notamment l’Égypte et la Turquie, mais aussi les autres pays impliqués, comme la Russie, les Émirats arabes unis, le Qatar…
En fait, la majorité des pays semble pousser vers un statu quo. L’envoi d’avions Mi 29 et SU 24 par la Russie récemment était un message vers la Turquie pour stopper la progression du GNA pas nécessairement pour enclencher une contre-offensive. L’Égypte menace, mais elle a également tracé une ligne rouge à ne pas dépasser ,ce qui inversement veut dire que si ces lignes rouges sont respectées, elle est ouverte à une accommodation. La Turquie également semble vouloir trouver une porte de sortie. La situation militaire sur le terrain, en dehors d’une hypothétique/ improbable réconciliation Haftar-GNA, offre pour l’instant peu d’alternatives à un statu-quo. Encore une fois, ni la Turquie ne peut admettre la défaite du GNA ni l’Égypte-EAU celle de Haftar. Il y a trop d’intérêts stratégiques économiques et militaires en jeu. Aussi, en dehors d’une confrontation, la seule alternative est un gel du conflit et un statu quo, mais pas le pourrissement.

En cas de conflit armé qui impliquerait ces pays étrangers, quelle pourrait être, à votre avis, la position des États-Unis ?
Pour l’instant, les États-Unis semblent soutenir le GNA et les Turcs, contre Haftar, mais c’est surtout par opposition à la Russie. Mais concurremment, ce soutien reste verbal et ne semble pas s’être traduit par un quelconque appui militaire ou autre. Il est également peu probable que les États-Unis interviennent dans le conflit en Libye. Rappelons que les États-Unis sont autant proches de la Turquie que de l’Égypte et de l’Arabie.
Les États-Unis n’ont pas fondamentalement des intérêts stratégiques en Libye à partir du moment où celle-ci n’est plus une base arrière pour les groupes terroristes, ce qui avait d’ailleurs motivé leur intervention entre 2016 et 2018 contre Daech et une forme de soutien qui a peu duré à Haftar. Si les choses se stabilisent sous une forme ou une autre et au-delà des déclarations, les États-Unis s’en accommoderont.
En dehors des deux parties en conflit (le GNA et les forces de Haftar), quelle influence ont les groupes terroristes activant dans le pays sur le cours des évènements ?
Difficile à dire. Après les opérations contre Daech et autres entre 2016 et 2018 dans le Nord puis après celles de Haftar dans le Sud libyen, il y a un repli de ces derniers vers le Sud-Est libyen. Mais désormais, la mobilisation des troupes du GNA et de Haftar dans le Nord rend le Sud libyen de nouveau ouvert à tous les groupes et donc il est probable que ces derniers bénéficient de l’instabilité au Nord.

L’Algérie devra-t-elle se contenter de l'action diplomatique, alors que des puissances régionales se font la guerre à ses frontières ?
Pour l’Algérie, si elle doit faire quelque chose, c’est diplomatiquement et certainement pas autre chose. On le voit bien, les pays qui se sont impliqués militairement sont «piégés», ce que doit impérativement éviter l’Algérie. Ce que doit faire l’Algérie, c’est maintenir une protection hermétique de ses frontières avec la Libye autant que faire se peut et éviter que le conflit se rapproche trop, d’une part, et s’assurer que l’insécurité au moins dans l’Ouest et le Sud-Ouest libyen n’affecte pas le pays, d’autre part. Donc, faire le nécessaire pour sécuriser les frontières. Mais certainement pas autre chose au niveau militaire.

Le Président algérien a parlé d’une initiative algéro-tunisienne pour la résolution du conflit. Existe-t-il un axe Alger-tunis ?
La Tunisie et l’Algérie ont une vision assez proche du conflit et ont eu une attitude similaire, à savoir : proximité avec le GNA et soutien au processus de l’ONU de Skhirat, sécuriser leurs frontières, tout en maintenant une relation avec le gouvernement d’Al Beïda (la faction Haftar). Donc, plus ou moins à équidistance des parties. Jusqu’à présent, Alger entreprenait des initiatives avec ses partenaires, c’est la première fois qu’on parle clairement d’une initiative commune Algérie-Tunisie, dont les détails restent à connaître. On peut donc parler d’un axe Alger-Tunis.
Parviendra-t-il à réussir là où d’autres ont échoué ? L’avenir nous le dira. Mais il pourrait certainement aider à stabiliser la situation pour une raison évidente : pour la première fois depuis des années, les parties semblent vouloir éviter une escalade miliaire aux conséquences incontrôlables, ce qui n’était pas le cas jusqu’à récemment. Il y a donc une possibilité que cela aboutisse.
K. A.

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