Panorama : A FONDS PERDUS
La grogne des comptables
Par Ammar Belhimer


Le rejet de l’article 53 du projet de loi de finances 2005 donne satisfaction � la corporation des experts comptables, commissaires aux comptes et comptables agr��s et maintient l’interdiction faite aux �trangers, personnes physiques ou morales, d’exercer cette profession en Alg�rie. La corporation a vu dans le projet du gouvernement un �sens-sens� et exig� son �retrait pur et simple� au motif qu’il �tait contraire � la loi 37-08 du 27 avril 1991 dont l’article 8 r�serve l’acc�s de cette profession aux ressortissants �trangers des Etats li�s par convention avec notre pays sous r�serve, bien entendu, de r�ciprocit� et qu’ils r�unissent les conditions exig�es pour leurs homologues nationaux.
Les experts alg�riens expriment ouvertement leur crainte d’�tre rel�gu�s � une sorte de �second coll�ge� du contr�le l�gal et �loign�s des secteurs juteux des banques, des institutions, entreprises strat�giques et entreprises �trang�res. Ils r�clament par ailleurs la mise en place pr�alable d’organes de contr�le et la promulgation d’une loi sur la s�curit� financi�re comme pr�alables � toute ouverture ou d�r�glementation de leur secteur. A l’heure de la mondialisation d’une �conomie qui a pour moteur le secteur des services, cette revendication peut para�tre ringarde. Objectivement, il n’en est rien et il faut reconna�tre aux repr�sentants de la corporation qui vient de monter au cr�neau un sens aigu des enjeux et des priorit�s. Elle a d’abord eu raison d’interpeller � temps l’opinion publique sur des questions techniques et pointues qui, en apparence seulement, peuvent sembler r�serv�es aux seuls experts. "Les r�cessions rattrapent ce que les commissaires aux comptes ne voient pas", disait l'�minent �conomiste am�ricain John K. Galbraith. Depuis 2001 et le d�clenchement de l'affaire Enron, l’actualit� n’arr�te pas d’alimenter la longue liste des subterfuges par lesquels les entreprises s’appliquent m�ticuleusement � masquer leurs mauvaises affaires, � enjoliver leurs r�sultats ou � �chapper aux malles de l’administration fiscale m�me dans les pays o� cette dern�re s’est pourtant forg�e une solide r�putation de rigueur. Comme si leur existence �tait r�duite � un jeu d’�critures o� des profits fictifs sont r�alis�s en d�clarant, par exemple, comme investissements des d�penses de fonctionnement ou en enregistrant des ventes crois�es fictives avec d'autres entreprises du m�me secteur. L’�conomie des jeunes nations comme la n�tre ne dispose d�j� r�ellement d’aucun droit ou moyen de regard sur les relations entre les soci�t�s d'un m�me groupe transnational, m�me assorties de r�gles nationales fiscales et autres. Rien n’indique par exemple que, dans un m�me pays, le prix vers� par la soci�t�m�re, qui se charge du commerce, � sa filiale de production pour la livraison de produits soit �conomiquement justifi�. Sur un plan international, la multiplicit� des syst�mes et la grande difficult� de contr�le des comptes � l'�tranger – nonobstant les taux de change — compliquent encore les choses, si elles ne les rendent pas insaisissables. Le Canard Encha�n�rapportait il y a quelques ann�es un bel exemple de comptabilit� de groupe. Coca-Cola implante deux de ses filiales fran�aises de production dans les zones franches de Toulon et Dunkerque. Ces deux filiales r�alisaient � elles seules 1,4 milliard de b�n�fice net (10 % des profits mondiaux de Coca) sans aucune imposition, alors que la soci�t� parisienne qui rachetait cette production pour la commercialiser perdait entre 300 et 450 millions de francs l'an. Ce qui porte � croire que les prix de vente des filiales de production � la soci�t� de commercialisation �taient artificiellement gonfl�s pour orienter les profits vers les zones franches au grand dam du fisc. Inutile de transposer le cas d’esp�ce au contexte alg�rien. C’est un jeu d’enfant que de supputer les d�g�ts qu’il occasionnerait. Parce que leurs missions diff�rent – m�me si leurs comp�tences sont identiques –, on contourne les incompatibilit�s l�gales en laissant aux experts-comptables le soin d’�tablir des documents avant de les certifier par un tiers, � savoir le commissaire aux comptes. Cette pr�caution ne suffit souvent pas � garantir l’ind�pendance ou la rigueur du travail des commissaires aux comptes les plus r�put�s. Aux Etats-Unis, Ernst &Young a d� payer 400 millions de dollars d'amende pour irr�gularit�s dans la v�rification des comptes de plusieurs caisses d'�pargne ayant fait faillite. Plus r�cemment, un peu partout dans l’antre du capitalisme, des figures de proue du management avaient �t� licenci�es, sinon mises en examen, au moment o� implosaient les plus grands cabinets de l'audit mondial. En 2002, une ann�e pire que 1929, ce sont pas moins de 4 000 milliards de dollars de capitalisation boursi�re qui se sont �vapor�s, soit l'�quivalent de deux fois le PIB du Japon ou encore pratiquement deux si�cles de ressources �nerg�tiques de l’Alg�rie � leur valeur constante ou pouvoir d’achat d’aujourd’hui. C’est dire que, de m�me que la guerre est une chose trop s�rieuse pour �tre laiss�e aux militaires, la comptabilit� est une chose trop sensible pour �tre r�serv�e aux seuls professionnels du chiffre, en particulier �trangers. Ici comme ailleurs, le capitalisme met en relation deux sph�res distinctes : l'�pargne et les entreprises ; il est m�me n� de leur s�paration. L’interface entre les deux est assur�e par la sph�re financi�re. Cette s�paration rend n�cessaire un langage commun pour comparer les entreprises et permettre une bonne allocation de l'�pargne : c'est le r�le de la comptabilit�. Les entreprises qui pratiquent � grande �chelle la "comptabilit� cr�ative" l’ont bien compris. Pour s'endetter ou continuer � investir, il leur faut vendre une partie de leurs actifs (ce qu’elles poss�dent : terrains, b�timents, machines, stocks, titres de participation dans une autre entreprise) ou les proposer en garantie � ceux qui sont susceptibles de leur pr�ter de l'argent. Ces actifs sont souvent loin de valoir ce que les livres de comptes signalent. Les d�pr�ciations d'actifs des entreprises de l'indice SP 500 (l'un des grands indices boursiers am�ricains) ont repr�sent�, en 2002, plus du tiers de leurs profits op�rationnels (contre un peu moins de 20 % lors de la pr�c�dente r�cession, au d�but des ann�es 90). Dans la comptabilit�, comme dans beaucoup d’autres domaines, l’Alg�rie est fortement marqu�e par la tradition fran�aise, moins le contr�le et la s�curit� des transactions financi�res. Et, surtout, moins l’existence d’un march� financier qui stimule le recycle de l’�pargne en investissement en le confiant � des entreprises rentables et cot�es en Bourse. La seule finalit� de la comptabilit� locale est finalement d’honorer des obligations fiscales pour p�renniser l’activit�, dans un contexte o� le montant et la part des recettes p�troli�res contribuent � les rendre accessoires, voire inexigibles. C’est aussi un syst�me o� la normalisation demeure une affaire d'ordre public o� l'Etat conserve un r�le d'arbitrage. Les �tats comptables standard sont au nombre de quatre : le bilan et le compte de r�sultat, compl�t�s par un tableau des flux de tr�sorerie et une annexe. Ces documents fournissent en principe une vision d'ensemble de la situation de l'entreprise. Les normes comptables qui servent � r�gir leur pr�paration portent la marque de cette pr��minence de l'Etat. Les normes sont pr�par�es par des organes directement rattach�s aux plus hauts niveaux de l’Etat qui en assurent la coh�rence. Des indicateurs et agr�gats fiables et imposables � tous donnent alors la bonne mesure de l’�tat de sant� de l’�conomie nationale. L'information n�cessaire � la transparence du march� laisse toujours � d�sirer et les entreprises, m�me les plus importantes, ne publient pas leurs comptes pr�visionnels. L'information financi�re, lorsqu’elle et disponible, rel�ve pratiquement du secret d’Etat. Il est ais� de le comprendre : elle ne constitue un enjeu ni vis-�-vis de banques g�n�ralement peu soucieuses de r�cup�rer leurs pr�ts en raison d’injonctions occultes, ni des fournisseurs qui fonctionnent toujours � la liasse, ni des clients soumis � des modes de paiement tout aussi archa�ques, ni des actionnaires interdits de parole lorsqu’ils ne sont pas majoritaires. Pourtant, les privatisations qui s‘annoncent et l’apparition de la Bourse rendent essentielle l’�mergence de nouveaux vecteurs qui assurent cette information. A ce jour, il n’en est toujours rien. La mont�e en puissance des entreprises et des professionnels de la comptabilit� a install� le pouvoir absolu d’une technostructure comptable priv�e, domin�e par les grands cabinets anglo-saxons qui disposent de moyens financiers et intellectuels ainsi que d'un r�seau international.
A. B.

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