Panorama : LES MOTS DU JEUDI
Djemaâ-Saharidj ou le rêve inachevé de Salah
Par Maâmar FARAH http://farahblog.ift.cx


Je comprends pourquoi les gens de Djemaâ- Sahardij sont si fiers de leur village. Il y a comme ça des cités, grandes ou petites, qui vous façonnent une âme, vous poursuivent là où vous allez et vous empêchent de vous attacher à d’autres lieux, fussent-ils les plus renommés de la planète. Alors que certains, venant de coins sans histoire, sans réputation et sans ce souffle de vie qui fait lever les fleurs dans les champs et chanter les oiseaux sur les arbres, oublient très vite leurs origines, les gens de Djemaâ- Saharidj vous rappelleront, à chaque instant et où qu’ils se trouvent, qu’ils sont issus de ce bastion historique, appelé aussi «la Rose de Kabylie».
Oui, l’histoire est ici présente dans chaque pierre, sous les ruines des vieilles bâtisses, dans l’eau pure des ruisseaux, dans les ruelles étroites parcourues par les rayons d’un soleil qui ne meurt jamais parce qu’il oublie de se coucher dans le cœur des hommes. Et cela dure depuis la lointaine Antiquité. S’il n’est aujourd’hui que l’un des 25 villages de cette extraordinaire toile d’araignée que constitue la commune de Mekla, Djemaâ-Saharidj reste le phare qui a illuminé l’histoire de toute la région. Connue sous le nom de Bida Municipium sous la colonisation romaine, la cité a continué de briller tout au long des siècles qui suivirent, comme l’attestent les vestiges, monnaies et documents archéologiques divers rassemblés par les chercheurs. Quelques ruines, mal protégées et en proie à la dévastation du temps et de l’oubli, témoignent encore de ce passé prestigieux qui a fait de Djemaâ-Saharidj le cœur vivant de la Kabylie résistante, à une époque où les occupations et les guerres transformaient tout sur leur passage. Et malgré les changements de nom (Bida, Syda, Bidil Municipium), les Aït Ifraoucène n’ont jamais bradé leur identité. Et s’ils ont, à un moment, pactisé avec les Turcs, sous l’influence d’un sage qui édifia d’ailleurs la fameuse mosquée locale (Yah'ya Aga), ils n’acceptèrent jamais l’occupation turque. L’armée des beys, qui dut livrer d’âpres batailles dans les montagnes de Kabylie, en connaissait un bout. Mais les guerres, les invasions, la famine et la peste obligèrent souvent les populations locales à s’exiler. Cette tendance à chercher le pain ou la sécurité ailleurs continuera à marquer la cité, même en temps de paix et de relative abondance. Ainsi, Djemaâ-Saharidj figure dans le lot de tête des villages kabyles à forte émigration. D’ailleurs, ma rencontre avec cette magnifique région, je la dois à un ancien émigré, le défunt Salah «La Flèche», appelé ainsi parce qu’il possédait le restaurant «La Flèche d’Or» situé rue Arago, tout près du journal El Moudjahid. C’était notre point de chute quotidien, lorsque, après avoir peiné pour remplir quelques feuilles à la rédaction nationale, nous nous précipitions vers cet havre de paix pour papoter ensemble sur les sujets d’actualité ou préparer la prochaine réunion du conseil syndical ou de la commission paritaire. Tard dans la soirée, et après la présentation de leur pièce au Théâtre national, tout proche, nous rejoignait une pléiade d’artistes pour des débats très animés. Parfois, emportés par l’ambiance, nous chantions en chœur «C’est un méchant p’tit gars/Qui fait du dégât/Sitôt qu’il s’explique» sous la direction du maestro Boualem «Dmagh El Baloun»… Ah, temps bénis de la jeunesse, si vous pouviez revenir ! C’était cela, «La Flèche d’or», une petite tranche de Djemaâ-Saharidj, implantée en plein cœur de la Capitale. Le jour où Salah nous fit l’honneur de nous inviter à Djemaâ, moi et quelques confrères, nous répondîmes spontanément «oui» et l’objet de la mission fut aussitôt inventé de toutes pièces. Entassés dans la Fiat polonaise, nous traversâmes les paysages verdoyants de la Basse Kabylie et, à quelques kilomètres de Tizi- Ouzou, abandonnant la belle route de Fréha et Tigzirt, nous abordâmes les premières collines enserrées par les montagnes de Fiouen et Ighil. Le village n’est pas loin, mais comme il est situé après sept autres localités, nous fûmes insupportables avec nos questions répétées : «Alors, c’est celui-là ?»… Salah répondait machinalement : «Non, pas encore !». Mahsser, Madhel, Tadhekart, Lejnane… Non, ce n’est pas fini ! Hlawa… Encore ? Oui : Amizeb, El Hara… En fait, il suffisait de patienter et d’attendre que le long fleuve de béton s’arrête pour qu’apparaisse, enfin, le vrai, le beau Djemaâ-Saharidj. La maison de Salah trônait au milieu d’une placette ceinturée de ruelles qui s’engouffraient dans les profondeurs mystérieuses de la cité. Avec son costume blanc et ses grosses lunettes noires, Salah ressemblait à un parrain débarqué dans son village natal de Sicile. Tout le monde le connaissait et tout le monde le saluait. Il nous présentait nos hôtes : des cousins, des oncles, des neveux ; toute la tribu, quoi ! Une tribu soudée, solidaire, respectueuse de la hiérarchie. Des ouvriers achevaient les travaux de la future boulangerie, située au rez-dechaussée de la grande demeure blanche où un grand couscous nous attendait. Quand je parle de grand couscous kabyle, il faut préciser qu’il s’agit d’une gigantesque «zerda» qui regroupe des dizaines d’invités et de parents, avec une place privilégiée pour les pauvres et les sans revenus. Toute ma vie, je me souviendrai de ce couscous royal qui avait la même saveur que cet autre plat, servi dans un douar oublié de la région de Sebdou. Autour de la grande meida, les gestes, les sourires, les paroles de bienvenue reflétaient les mêmes sentiments. Ici, on n’a pas besoin de grands mots pour vous dire : «Vous êtes vraiment chez vous!». L’hospitalité, nue et chaleureuse, n’a pas les habits du protocole sophistiqué, ni les accoutrements des manières bourgeoises répertoriées dans les manuels du savoir-vivre importé. Vous la sentez comme le vent revigorant sur les terres d’Azaghar, quand le coquelicot tache les prés de ce rouge unique dont il a le secret. Vous la sentez dans le parfum des roses, cultivées avec art par les vieilles dames, ménagères artistes dont le regard, aussi bleu que le ciel, scrute la plaine, dans l’attente de ce fils chéri qui leur manque tant ! Vous la sentez dans le regard oblique de la montagne kabyle, haute et sereine, qui regarde impassiblement la vallée où les armées vont et viennent depuis la nuit des temps. Agitation stérile, car la montagne ne s’est jamais rendue. Elle a juste souri face à la stérile absurdité des conquêtes. Vous la sentez dans l’odeur de la galette, simple et belle, mais toujours succulente, que les mains de la maman, de l’épouse ou de la sœur ont pétrie avec amour. Ici, c’est la terre des hommes, avec les vrais sentiments des hommes de la terre. La nuit. Les invités étaient partis depuis longtemps. Alors que mes amis s’oubliaient dans une longue partie de belote qui leur arrachait des fous rires tapageurs, Salah, qui venait de quitter son beau costume pour un burnous tout aussi blanc, m’invita à partager un verre avec lui, dans un coin du grand salon éclairé par la pleine lune. Il semblait heureux. «Tu sais, j’éprouve un bonheur immense à rassembler les gens autour de moi. Tous ceux que tu as vus sont des parents, proches ou lointains, qui attendent toujours un petit geste de ma part. Que veux-tu, c’est la vie ! Eux n’ont rien et moi j’ai beaucoup ! Bof, ce n’est pas la grande fortune, mais ce que je possède, je dois le partager ; sinon, la vie n’a pas de sens… C’est comme ça chez nous…» Puis, après un long silence : «Mon rêve, c’est d’offrir à Djemaâ-Saharidj quelque chose qui restera après moi. J’y pense et j’y travaille. Un projet qui allégera un petit peu les souffrances de quelques-uns. Un orphelinat, une maison de vieilliards, un projet humanitaire…» Aujourd’hui que je pense à cette magnifique nuit passée à mi-chemin de la plaine du Sebaou et des altitudes de Aïn-El- Hammam, quelque chose me dit que, là-haut où il repose pour l’éternité, Salah doit être bien heureux de voir que les enfants de Djemaâ-Saharidj continuent de porter haut le flambeau de l’identité et de la solidarité. Où qu’ils se trouvent. Même dans le lointain Québec où le poète originaire de ces monts imprenables prolonge le rêve : An ruhad arruah u zerzur I qad maghid ughamac Nufad mid neguer lebhur Agris adfal yess tawhac
M. F.
P.S. : A Benchicou, je dédie ces vers en l’assurant du soutien de tous les braves d’Algérie. Déjà cinq mois et quelques poussières… Il ne reste pas beaucoup… Dans quelques secondes, tu seras libre… Demande à Mandela… Il te le dira…



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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2004/11/25/article.php?sid=16110&cid=8