Actualit�s : MOHAMED CHAFIK MESBAH AU "SOIR D'ALGERIE"
“J’ai commis des erreurs d’appr�ciation”


Dans un entretien accord� � notre journal et publi� en plusieurs parties, le politologue Mohamed Chafik Mesbah r�vise certaines de ses analyses et se livre � un tour d’horizon sur la conjoncture nationale : �Il fallait laisser passer la cur�e. L’ordre naturel des choses reprend ses droits et il devient possible de s’aventurer dans la sph�re de la raison�. Apr�s un long silence consacr� au r�examen de certaines analyses qu’il avait d�velopp�es avant le dernier scrutin pr�sidentiel, Mohamed Chafik Mesbah, politologue et officier sup�rieur de l’ANP � la retraite, accepte, dans l’entretien qu’il nous a accord�, de proc�der � son autocritique – sur le plan conceptuel, comme il le pr�cise - tout en apportant un �clairage compl�mentaire sur les �volutions de conjoncture.
Entretien r�alis� par Hani Mostghanemi, 1re partie

L. S. : Apr�s le long silence que vous avez observ� depuis le scrutin du 8 avril 2004, vous acc�dez � la demande de notre quotidien pour revenir sur cette �lection et ses cons�quences. Comment expliquez-vous le moment choisi pour vous exprimer ?

MCM : Commen�ons par le choix de votre journal. Avez-vous une id�e, � ce propos, du nombre de relations qui m’ont reproch� d’avoir choisi votre quotidien pour m’exprimer ? Ignorant les conditions vraiment fortuites qui m’ont conduit � vous, ces m�mes relations m’ont bl�m� de vous avoir confi� mes �crits � vous dont les positions seraient diam�tralement oppos�es aux miennes et dont le journal, qui plus est, serait �trop l�ger pour recevoir des r�flexions �labor�es � . Je salue en vous, pour ma part, le journal qui avait accept� de m’ouvrir ses colonnes sans m’adjurer de renier mes amiti�s ou de renoncer � mes convictions. Ce n’est pas rien. Il est naturel que je r�cidive en vous confiant mon autocritique. Sur le choix du moment, il me suffit de dire que le temps �coul� m’a paru suffisamment long pour effectuer un retour critique, au titre d’une d�marche purement scientifique, sur le scrutin pr�sidentiel et ses cons�quences. Etant entendu que ma d�marche n’est pas li�e � des contingences politiques. Jouer un r�le sur la sc�ne politique ne me passionne gu�re. C’est agir par l’esprit qui me fascine. Il me suffit d’�tre cet intellectuel organique qui, par son savoir, s’efforce d’�clairer son peuple bien aim�.

L.S. : Revenons au silence observ� depuis le dernier scrutin pr�sidentiel. Ce silence s’explique par la peur que vous pouviez �prouver � exposer des positions publiques tranch�es ou par la crainte de ne pouvoir justifier des analyses qui se sont av�r�es erron�es ?

MCM : De nombreux amis, en cercle restreint, des responsables politiques, en milieu plus �largi, ainsi que des citoyens anonymes, dans la rue, n’ont cess� de m’interpeller � propos des analyses que j’ai eu � d�velopper le long de la derni�re campagne �lectorale. Non pas que leur sollicitation fut hostile ou inamicale. Bien au contraire, ces interpellateurs demandaient, simplement, un �clairage nouveau, plus plausible, sur les r�sultats du scrutin. Certaines relations m’ont m�me reproch� de les avoir abus�es en les transportant en r�ve par mes �crits. Ce compliment poignant me renseigne sur le tort, probablement, caus� aux compatriotes qui ont pu construire leur vote sur la base de mes �crits et � ces personnalit�s qui se sont fi�es, par trop, � mes analyses. Qu’ils m’en excusent s’ils consid�rent que je les ai tromp�s. Ceci dit, je ne disposais gu�re, � l’annonce des r�sultats du scrutin pr�sidentiel, de grille de lecture satisfaisante pour justifier mes erreurs d’appr�ciation et expliquer l’�volution de la conjoncture. Certes, je m’�tais rendu compte, rapidement, que j’avais manqu� de vigilance �pist�mologique, cette r�gle si pr�cieuse pour la connaissance scientifique. Il ne fallait pas, par la pr�cipitation, r�cidiver dans l’erreur. Il �tait n�cessaire de laisser s’�couler le temps n�cessaire � la remise en ordre des id�es et � la r��valuation des diff�rents param�tres qui ont concouru � ces r�sultats inattendus du scrutin. Bien entendu, il a fallu, �galement, v�rifier, de visu, sur le terrain ou par la documentation, la validit� contest�e de certaines affirmations avanc�es dans mes analyses. Voici pour les consid�rations m�thodologiques. Il reste l’aspect moral attenant � votre question. N’ayant pas pour habitude d’assister aux festins des nouveaux conqu�rants qui pensent avoir r�duit toutes les consciences � d�faut de les avoir achet�es, il fallait laisser passer la cur�e. Regardez comment, apr�s d�cantation, l’ordre naturel des choses reprend ses droits. C’est maintenant, seulement, qu’il devient possible de s’aventurer dans la sph�re de la raison.

L. S. : Vous �tes, par cons�quent, dispos� � proc�der � votre autocritique conceptuelle ?

MCM : Oui, j’ai ressenti cela comme une obligation morale. Il fallait lever l’ambigu�t� qui a pu entourer ma d�marche lors de la campagne pr�sidentielle. En acceptant l’hypoth�se d’une d�faillance m�thodologique dans l’analyse, mais en r�futant, sans concession, l’hypoth�se d’une participation � une manœuvre destin�e � manipuler l’opinion publique. Cela �tant, il doit �tre clair que je refuse de me livrer � un d�bat politicien. J’avais appel� � voter en faveur de M. Ali Benflis le candidat du FLN. Faut-il renier ce choix au motif que le candidat a �t� recal� ? Pour avoir toujours œuvr� � r�concilier morale et politique en mon pays, je ne me r�signerai jamais � cette conduite d�testable qui consiste � pourfendre les perdants. Vous faites bien de pr�ciser, par cons�quent, �autocritique conceptuelle�. Attardonsnous, alors, sur l’aspect conceptuel de votre question. C’est, tout d’abord, l’humilit� scientifique qui exige, naturellement, de revenir sur ses erreurs d’appr�ciation. Faut-il, pour autant, pr�ciser que ce n’est pas la substance de l’analyse qui est en cause ? Ce sont essentiellement des ph�nom�nes collat�raux li�s � la conjoncture qui ont �t� mal appr�ci�s. Sinon observez les tendances lourdes de l’analyse. La qualit� de la gouvernance ne s’am�liore pas, la classe politique est toujours peu performante, le foss� soci�t� r�elle-soci�t� virtuelle ne se comble gu�re, le secteur �conomique public se meurt, l’intelligentsia se compla�t dans la d�mission, enfin les maux chroniques de la soci�t� – malvie, pauvret� et injustice - persistent obstin�ment. Si le sc�nario tendanciel se confirme, la manne financi�re ne pourra que diff�rer l’implosion du syst�me.

L. S. : Pouvez-vous, justement, �num�rer les erreurs d‘appr�ciation que vous estimez avoir commises en relation avec ce scrutin du 8 avril 2004…

MCM : Notez bien que, dans mes analyses, j’avais, parfaitement, pr�vu l’hypoth�se de l’�lection au forceps de M. Bouteflika. C'est-�-dire avec le concours de toute la logistique de l’administration mobilis�e � cette fin. De m�me dans la critique de la biographie de M. Bouteflika par Mohamed Benchicou, j’avais mis en garde contre cette propension exag�r�e � nier les talents de tacticien politique du pr�sident de la R�publique. Il n’en reste pas moins que les divergences des services de renseignements – �tatmajor de l’ANP m’ont �chapp� ainsi que l’engouement populaire pour le discours emphatique de M. Bouteflika. Sur un plan tr�s prosa�que, mes analyses avaient omis, aussi, d’int�grer le param�tre de la roublardise comme facteur d’influence pr�dominant sur le cours des �v�nements. Il y eut, � l’�vidence, une manipulation psychologique de l’opinion publique qui a profit� � M. Bouteflika. Il s’agit-l� d’un ph�nom�ne subjectif li� � un mode de comportement psychologique plut�t qu’� des projections de dimension strat�gique. Mais le fait est que cet aspect a eu son importance.

L. S. : Finalement, o� se situent vos erreurs de m�thode, comme vous le dites ?

MCM : La premi�re erreur se rapporte � une �valuation incorrecte de la position de la haute hi�rarchie militaire. Habitu� � la coh�sion traditionnelle qui caract�risait la d�marche de toute l’institution, je n’ai pas per�u les variations qui, de mani�re imperceptible, avaient affect� les positions respectives des services de renseignements et de l’�tatmajor de l’ANP. J’ai manqu�, � l’�vidence, de vigilance �pist�mologique. C’est, sans doute, la proximit� affective avec mon ancienne corporation qui a alt�r� mon jugement. Dans mon appr�ciation, en effet, les services de renseignements et leur hi�rarchie �taient cr�dit�s d’une capacit� d’anticipation strat�gique et d’une facult� d’adaptation au sens de l’histoire universelle qui devaient, logiquement, les conduire � favoriser l’approfondissement du processus d�mocratique. Le contexte s’y pr�tait d’autant plus que l’image de l’institution militaire commen�ait � se r�tablir, s�rieusement, au sein de la soci�t�. Je reste persuad� que cette option a pr�valu m�me si elle n’a pas �t�, unanimement, partag�e.

L. S. : Vous insistez, tellement, sur cette notion de �vigilance �pist�mologique � que vous attribuez au sociologue Pierre Bourdieu. C’est un comble que vous ayez pu commettre une telle m�prise dans l’introspection de votre propre soci�t�…

MCM : Ces pr�notions qui favorisent l’amalgame entre des appr�hensions empiriques fond�es sur le sens commun et des v�rit�s scientifiques m�thodiquement construites sont � la base de graves m�prises dans le raisonnement intellectuel. J’avais ordonn�, pour ma part, mon raisonnement autour d’un pr�suppos� fond� sur une confusion conceptuelle entre mon appr�ciation personnelle de la candidature de M. Abdelaziz Bouteflika et celle du reste de la population. C’est, probablement cette confusion qui a chloroform� mon esprit critique et provoqu� cette �coute biais�e de l’opinion publique. Pourtant, les signaux d’alerte �manant de la soci�t� r�elle n’ont pas manqu�. A commencer par le positionnement favorable � M. Bouteflika de la part de cette multitude de jeunes d�sœuvr�s et de femmes au foyer que je percevais jusque dans mon environnement familial. Pour l’anecdote, d’ailleurs, je fus, totalement, d�sar�onn� par cette d�claration favorable � M. Bouteflika que le cher Abderazzak Belhaffaf publia, en pleine campagne �lectorale, dans la presse nationale. Issu d’une honorable famille alg�roise, ce brillant intellectuel qui, au plus fort de la Bataille d’Alger, fut sous le pseudonyme de Houd, le compagnon de Larbi Ben M’hidi est un condamn� � mort, miraculeusement sauv� de la guillotine. D�sabus� par les luttes fratricides postind�pendance, il avait, d�finitivement, pris ses distances avec la politique et ses acteurs restant � l’�coute de la soci�t� � partir d’un modeste local familial de la rue Bouzrina. Ce r�sistant de la premi�re heure, compar�, volontiers, � Saint-Just par ses compagnons, est, �videmment, inaccessible � la compromission. Il ne pouvait avoir exprim� qu’une conviction. Cette conviction a-t-elle �t� forg�e par l’analyse et la d�duction ou bien a-t-elle �t� forc�e par le compagnonnage des modestes gens qui d�ambulent, sans fin, dans l’ex-rue de La Lyre ? Allez savoir, mais comment, Dieu, ne pas avoir per�u ce signal singulier ? La simple vigilance vis-�-vis de ces signes que d�livre, parfois, le syst�me, aurait d� m’inciter � accorder l’importance qu’il se devait au rejet du dossier de candidature � l’�lection pr�sidentielle du Dr Ahmed Taleb El Ibrahimi. L’�limination de la course du seul candidat capable d’affronter M. Bouteflika sur le th�me de la r�conciliation nationale – leitmotiv de la campagne – indiquait que, quelque part, les jeux �taient d�j� faits. Sur un autre registre, maintenant, il est anormal que certains facteurs de mobilisation de la population li�s, malheureusement, � une r�gression dans le comportement social, � travers la substitution d’un islam de confr�ries, scolastique et f�tichiste, � l’islam moderne des ul�mas, n’aient pas, suffisamment, frapp� mon attention. Vous avez bien raison de tancer l’adepte de Bourdieu qui a laiss� �chapper � son observation vigilante cette nouvelle forme de r�surrection de l’islam populiste. D’autant que, sous cette forme, cet islam avait d�j� s�vi durant la colonisation. Il faut, � pr�sent, s’attarder sur cet �pisode pour en tirer les enseignements pratiques et th�oriques.

L. S. : En somme, vous d�gagez votre responsabilit� morale, c’est une d�faillance de m�thode, purement intellectuelle, qui serait � l’origine de vos analyses erron�es…

MCM : Levons toute �quivoque sur l’aspect politique de la question. L’engagement en faveur de M. Ali Benflis, candidat du FLN, ne m’a �t� ni sugg�r�, ni impos�. Je l’assume m�me si le candidat n’a pas recueilli les suffrages populaires. C’est au plan m�thodologique qu’il faut s’int�resser pour �tablir ma part de responsabilit� en tant qu’analyste. J’ai, incontestablement, commis des erreurs d’appr�ciation provoqu�es par ces pr�notions qui, tel un avatar de la connaissance scientifique, ont perturb� la rigueur du raisonnement. Un Artefact, cette alt�ration des ph�nom�nes �tudi�s provoqu�e par la m�thode d’observation utilis�e - � l’insu m�me de l’observateur qui n’en a pas conscience - a d�, probablement, contrarier, � son tour, la puret� de la d�marche m�thodologique. J’assume ces erreurs de m�thode.

M.C.M.

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