Kabylie Story : Tizi-Ouzou selon Si Moh
Par Arezki Metref


�C’est une cr�merie sur l’ancienne route d’Alger�. En d�pit de sa pudeur, de son effacement m�me, Si Moh est connu par ici. Dans le coin, il suffit de demander. On vous guide vers lui. Des enfilades de magasins se font face. La rue, grouillante, subit, � un moment, une douce torsion avant de se jeter, comme un affluent, dans la route d’Alger, tumultueuse d’un flot ininterrompu de voitures p�taradant � tout-va, d’une cavalcade m�canique surmont�e de nuages poisseux de gaz br�l�s, ponctu�e de coups de klaxons rageurs.
Nous sommes � deux pas de l’ancienne poste de Tizi. Un nouveau jet d’eau vient d’�tre inaugur�. Sortant de cruches en poterie, orn�es de motifs g�om�triques berb�res, des cerceaux d’eau se forment. Ils retombent, de guerre lasse, au fond d’une vasque. Les badauds en semblent subjugu�s. Ils sont agglutin�s sur le rebord, suivant pendant des heures les circonvolutions diaphanes comme si, n’�tant pas courue d’avance, leur trajectoire allait subir une inflexion surprenante dict�e par quelque dramaturgie malicieuse. C’est � croire, en fait, que ce jet d’eau rec�le du suspense qu’il faut avoir la patience d’attendre. L’ex-cin�ma Studio, un peu plus bas, est un trou macul� de cendres. Des jeunes du quartier, qui le convoitaient pour le transformer en commerces, y ont mis le feu. Maintenant, c’est un amas de gravats et de fers enchev�tr�s dont la d�solation inspire cette moralit� banale : les faux combats sont souvent en germe dans les vrais. La gare nat’machint, de l’autre c�t� de la route, n’existe plus. On peut en deviner l’emplacement dans les fatras de b�ton qui ont pouss� en bordure de la voie ferr�e. Quelques arbres, sauv�s de l’an�antissement par un miracle, sont debout comme la derni�re survivance du caract�re bucolique du quartier. �Quand j’�tais petit, nous �tions l’avant-derni�re maison avant les champs. Juste l�, il passait des b�tes�, dit Si Moh en d�signant un mamelon encombr� de constructions fusant comme autant de d�fis aux lois de la pesanteur. Aujourd’hui, la maison est prise en sandwich entre deux b�tisses embo�t�es l’une � l’autre comme des Legos mal �quarris et la route champ�tre de jadis est m�tormorphos�e en une art�re tr�pidante du centre-ville. Cette m�tamorphose est celle de Tizi-Ouzou en entier. La petite ville coquette du d�but des ann�es 1970, avec ses maisons basses � tuiles rouges et ses rues tir�es au cordeau dans le vallonnement d’une cuvette jalonn�e de platanes, est monstrueusement d�figur�e. Ce chaos, on le croirait sorti du cr�ne d’un d�corateur pour une version encore plus trash de Mad Max. �J’ai du mal � me retrouver dans ce quartier�, dit Si Moh en parlant de la nouvelle ville. Le jaillissement g�om�trique d’immeubles gris�tres et de carcasses faites d’une b�ance combl�e de marchandises et surmont�e de ceintures qui promettent de l’�l�vation, c’est un pur chef-d’œuvre de mauvais go�t. Pour autant, Si Moh ne d�lite pas sa nostalgie de natif de Tizi- Ouzou comme une fixation. Chaque �poque a sa beaut� et ses turpitudes, celle d’aujourd’hui pas moins que les autres. J’ai demand� � Si Moh de me faire visiter �sa� ou �son� Tizi- Ouzou. Il s’y pr�te de bonne gr�ce. Il ne m’a m�me pas demand� pourquoi je l’ai sollicit�, lui. La gr�ve des commer�ants, d�cid�e conjointement avec la coordination des a’rchs, me fait arriver, la veille, dans une ville morte. C’�tait d’ores et d�j� fichu pour cette r�gle que j’ai essay� de me fixer : capter l’air du temps plut�t que les remous politiques. Mais est-il possible, � Tizi, de faire comme si la ville n’�tait pas un centre nerveux du mouvement des a’rchs ? Est-il possible, quand les graffitis sur les murs comme la m�moire des interlocuteurs du quotidien vous le rappellent � chaque coin de destin, de mettre la sourdine sur ce tumulte – souvent cacophonique, du reste – ininterrompu depuis 1980 dans lequel fusionnent tous les cris de protestation jet�s � la face du pouvoir ? Comment ne pas voir, entendre, percevoir, la haute teneur politique de Tizi-Ouzou qui fut, d�s l’ind�pendance en abritant les r�unions des militants du FLN oppos�s au despotisme de l’arm�e de fronti�res, le si�ge d’une contestation permanente ? Tizi-Ouzou ne peut �tre la capitale de la Kabylie impun�ment. Dans la voiture qui nous m�ne sur les hauteurs de Tizi, Si Moh raconte sa ville. Revenant de France dans les ann�es 1940, son grand-p�re s’installe dans la ville europ�enne, sur la rive nord du Boulevard du Nord, cette fronti�re entre la cit� coloniale et ce qui s’appelait les quartiers indig�nes. Si Moh na�t donc l�. Son p�re, employ� chez Vaucelles, le propri�taire des cars Chausson verts, qui assuraient la ligne Azazga- Alger et Michelet-Alger, s’installe dans la maison o� Si Moh habite encore aujourd’hui, qui jouxtait la demeure de Josette, la sœur du transporteur. Dans la rue, on voit encore un h�tel � la fa�ade jaune r�cemment rafra�chie. C’est � l’h�tel de Grande Kabylie que descendaient, � la fin des ann�es 1960 et au d�but des ann�es 1970, les artistes en goguette. Enfant, Si Moh s’y aventurait. Personne, se souvient-il aujourd’hui, ne pr�tait attention � ce gamin taciturne qui tenait son coin et sa langue, magn�tis� par le monde de po�sie et de musique charri� par ces gens fantasques que sont les artistes. Il revoit Karima – qui chantait encore en arabe – d�gringolant d’un baudet. Il entend encore A�t Meslayen en train de composer un air dans le hall. De l’autre c�t� de la rue, � la maison, Si Moh a de quoi faire. Il ouvre les yeux sur une biblioth�que et les oreilles sur des tas de musiques. Le plateau du tourne- disque n’arr�te pas de tourner. Les vinyls se succ�dent : Adamo, Oukil Amar, Moustaki, Ferr�, Slimane Azem. Il �coute sans distinction de race, de religion, de langue. Il �crit d�j� dans sa t�te. �J’�cris en kabyle parce que des gens comme Slimane Azem et Oukil Amar m’ont fait aimer la langue�. A l’adolescence, un oncle lui offre une guitare achet�e en URSS. Si Moh chante mais seulement quand on le lui demande. A l’�cole Gambetta, sa voix est sel�ctionn�e, parmi celles de tous les �l�ves de l’�tablissement, pour chanter �Petit Capitaine�. Chez les scouts, les airs patriotiques le pr�parent � ces vocalises qui font aujourd’hui de ses chants d’amour teint�s de mystique une singularit� dans la chanson kabyle format�e dans la standardisation militante. Si Moh, c’est de la m�ditation amoureuse soufie soulign�e par les boucles �lectriques d’un son � la Mark Knoppfler. Un cas unique. Une audace dans la cr�ation rarement vue dans ces parages o�, h�las !, l’art, c’est souvent du mime, une reproduction p�lie par la multiplicit� des copies de �tubes� popularis�s par des pointures qui peuvent se permettre d’�tre dans le commun. Si Moh court le risque de la marginalit� parce que sa libert� de cr�ation le tient loin des combats dont l’enjeu n’est pas l’art. Et cela pardonne rarement. Du haut de la zaou�a Sidi Baloua, Tizi est lov�e dans une cuvette. C’est un h�rissement de b�ton, ponctu� par des vides bleus, ceint par des vallonnements bois�s. Les villages, perch�s sur les pitons du mont Belloua, sont des nids d’aigles. La Dechra, surnomm�e la D�che, est un lacis de venelles qui se contorsionnent autour de demeures qui rentrent les toits dans les murs comme l’humble rentre la t�te dans les �paules. Tizi-Ouzou, le col des Gen�ts, c’est l�. C’est cette constellation de villages de montagnes �rig�es en cit� urbaine o� se sont agr�g�es des populations de montagnards citadinis�s et de kouloughlis. Ce mixage a produit le Zdi Moh, le citadin du cru. Pour �tre n� dans la ville coloniale, dans la vall�e, et pour avoir fr�quent� davantage les �montagnards� que les Tizi-Ouz�ens de souche, Si Moh n’est pas un Zdi Moh. �Ce n’est que maintenant que je commence � avoir des amis originaires de Tizi-Ouzou�, confie Si Moh. Au lyc�e Amirouche puis au lyc�e de A�n-el-Hammam, o� il refait une ann�e, il se lie plut�t avec des �l�ves qui viennent des villages de la montagne. �Dans ma famille, on est kabyle, marabout et m�me un peu kouloughli �, dit encore Si Moh. S’il croit aux racines, il ne perd pas de vue que la puret� identitaire est une vue de l’esprit. Tizi-Ouzou, creuset des apports des cahots de l’histoire de la r�gion, est faite de tout �a. Si Moh, dont le souci universaliste commence par celui du questionnement au d�triment de la certitude, revendique �cette culture hybride�. Il est rare cependant de rencontrer un orf�vre du kabyle comme lui, un orpailleur qui d�niche la p�pite au prix de l’effort et de la patience. �J’ai mis dix ans pour finir un po�me�, dit-il. Il lui manquait un mot, le mot juste, pour clore un cycle. On redescend pour la ville europ�enne et c’est comme un atterrissage d’avion. La route se d�cline en paliers avant de s’engouffrer dans les voies urbaines. Il y a des bouchons � chaque carrefour. Devant la Maison de la culture qui bouge depuis l’arriv�e de El Hadi Ould Ali, une activit� intense d�ploie des grappes de jeunes. On sent que �a vit. On atterrit dans un restaurant de station-service. Si Moh se livre. Il parle de sa formation musicale, de A�t Mouhoub, ce musicien �acad�mique� qui a d�cid� d’arr�ter de taquiner les di�ses et les b�mols et qu’il est all� trouver. A�t lui dit : �Pourquoi es-tu venu me voir ?�. �Parce que tu as arr�t� de faire de la musique�, r�torque Si Moh. Depuis, ils composent ensemble. Il raconte aussi comment il a enregistr� son premier �album�, si on peut appeler ainsi une cassette au son tr�s approximatif. Il ne voulait pas le faire. Un �diteur a insist�. Il a bien voulu commettre un essai. C’est parti. �Ce qui m’int�resse dans la chanson, c’est l’�criture�. On comprend mieux pourquoi Si Moh donne si peu de galas. Se produire en public est pour lui un �v�nement. Il pr�f�re cette partie du m�tier faite de solitude, de r�flexion, de sensations, tout cela faisant un long chemin � l’int�rieur de sa sensibilit� avant d’exploser en �clats de po�sie. Il pr�f�re le versant �nigmatique mais f�cond de la montagne qui se dresse devant ses yeux depuis sa naissance. Ce versant lui ressemble comme lui ressemble � la ville dans laquelle il me fait d�ambuler. Une Tizi de solitude et de profondeur, expurg�e le temps d’une scansion po�tique du vacarme. Du chaos urbain. Je n’ai jamais vu Tizi comme �a : une �m�gapole�, immerg�e dans l’informel se condenser, un temps fugace, dans un mot, un demi-mot. Mais quel demi-mot mettre sur Tizi ?
A. M.
Dans notre prochaine �dition, Azazga, m�moire du sang

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