Kabylie Story : Azzazga, m�moire du sang
Par Arezki Metref


Combinaison bleue de m�cano, casquette de golfeur enfonc�e dans les yeux, fine moustache sans un rai blanc, Boudjem�a Chellal n’est pas seulement le r�parateur de cycles de la ville. Soci�taire de la JSA (Jeunesse sportive d’Azazga) depuis 1946, il en est encore aujourd’hui, � 74 ans, pr�sident d’honneur de la section foot.

�Je tiens gr�ce au sport�, confie-t-il. La ville, reconnaissante, lui a octroy� ce commerce pour services rendus au sport. Du coup, le septuag�naire � la vie bien pleine, qui aurait d� jouir d’une retraite m�rit�e, plonge encore les mains dans le cambouis. Les cycles, il n’en vit pas seulement. Ils ont �t� la grande passion de sa vie. Cycliste professionnel, il commet une infid�lit� � sa ville de naissance et de cœur, Azazga, pour caracoler, sous les couleurs du MCA (Mouloudia Club d’Alger), en peloton de t�te. C’�tait en 1954 et ses camarades s’appellent alors Zaaf, les fr�res Chibane et d’autres, imp�rissables locataires du gotha alg�rien de la petite reine. Boudjem�a Chellal est aussi une m�moire d’Azazga. “Je me souviens de ce temps o� Slimane Azem est venu chanter � Azazga. Il y avait aussi Hanifa”. Cette �vocation suffit � planter le d�cor de la d�solation. Slimane Azem est mort dans la peau d’un paria, priv� de sa Kabylie. Hanifa, aussi. Les hasards de l’histoire familiale m’ont conduit, enfant, � s�journer � Azazga. Un jour, je me suis gliss� dans un cin�ma pour me laisser envo�ter par L’inconnu du nord express, ce chef-d’œuvre noir tir� par Hitchcock du roman homonyme de la romanci�re am�ricaine Patricia Highsmith. Depuis lors, je n’ai jamais vu un film de Hitchcock, lu un roman de Highsmith, vu ou lu un polar, sans que ma m�moire exhume Azazga. Chacun porte son cin� Paradisio. Mais la m�moire joue des tours, c’est l’�vidence. Je soutiens mordicus devant Rabah, ce natif d’Azazga qui a bien voulu me piloter, que le cin�ma �tait situ� face � l’�glise, dans la rue du tribunal. Si c’est bien le cas, il y aurait donc deux cin�mas � Azazga. C’est pourquoi nous sommes all�s trouver Boudjem�a Chellal. Il tranche en faveur de Rabah, contre mon souvenir. Radio-Cin�, l’unique cin�ma d’Azazga, n’a jamais �t� dans la rue o� un souvenir d’enfant l’a rang�. Il jouxte pr�cis�ment l’atelier de Boudjem�a Chellal. La fa�ade grise donne sur la rue Tamgout, du nom de la for�t dont les premiers arbres, sur les pentes, surplombent la ville. En d�pit des effets de la fi�vre de la construction minute, pand�mie qui touche tout le pays sans distinction de singularit�s, Azazga est pr�serv�e de la d�figuration. Le centre-ville, un croisement d’avenues larges, est �gal � lui-m�me, avec ses trottoirs vastes et ses belv�d�res qui mettent les cimes du Djurdjura � port�e de main. On pourrait presque les toucher. Le cin�, malmen� par le cycle infernal de la nationalisation et de la d�nationalisation, est aujourd’hui une salle de sport. J’y p�n�tre, pr�c�d� de Rabah. Sur un mur du hall, les traces du guichet, arrach�, sont encore visibles. Tout cela para�t bien petit, � pr�sent. Dans la salle, des adolescents tapent dans des sacs de sable avec des gants de boxe. L’entra�neur, un jeune homme en surv�tement, les encourage � cogner plus fort. Dans la cabine, le projecteur 35 mm est intact. On remonte la rue. On tombe sur les quatre chemins, le centre d’Azazga. A main droite, derri�re la mairie, la place sur laquelle Arezki Nal Bachir, un bandit d’honneur d’At Bouhni, a �t� guillotin� en public par les bourreaux du colonat, ne comporte aucun signe comm�moratif. Pas la moindre plaque pour rappeler, au bon souvenir des jeunes d’aujourd’hui, que l’ind�pendance du pays est le fruit d’une longue cha�ne d’actes de libert�. Ce bandit d’honneur �tait, comme tous ceux qui ont pris le maquis en Kabylie � la fin du 19e et au d�but du 20e si�cle, d’abord un r�sistant. Youcef Adli vient de lui consacrer un livre. Libert� Des manœuvres creusent � coups de pioche, face � Azemour-Bounsar, la prison d’Azazga, sur la route de Bouzegu�ne. La pioche bute sur des racines d’arbres centenaires. Qu’y a-t-il donc � construire sur ce fin ruban de chauss�e en face de la taule ? Ce sont, me dit Rabah, les fameux 100 commerces, panac�e pour r�sorber le ch�mage des jeunes. Symbolique de la d�rision. Avec son histoire �maill�e d’�lans vers la libert� souvent cher pay�e, Azazga ne se fait pas � la violence. Chaque fois, c’est comme si c’�tait la premi�re fois. Toutes les strates de la m�moire de la ville sont supplant�es par le drame du printemps 2001. La carcasse de la brigade de gendarmerie, rageusement incendi�e par les jeunes avant qu’ils entreprennent de la d�molir � mains nues comme les Berlinois l’ont fait pour le mur de leur ville, t�moigne de la trag�die. Ferhat Mehenni, porte-parole du MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie), chanteur connu et vieux routier du mouvement berb�re, raconte dans son livre Alg�rie : La question kabyle (Michalon, Paris) les circonstances de l’explosion � Azazga, o� il habite. La ville a �t� gagn�e par le coup de col�re du printemps 2001, comme toute la Kabylie. Rue de l’Ind�pendance, les jeunes ont commenc� � manifester. Les gendarmes avancent vers eux , sur les dents, comminatoires, bard�s d’armes de guerre. Ils tirent. �On pensait que c’�taient des bombes lacrymog�nes qui sortaient de la gueule de leurs armes�, se souvient ce jeune, qui �tait dans la masse. �Et puis, on a vu des jeunes s’�crouler, le sang se r�pandre. On a compris qu’ils tiraient � balles r�elles. Notre sang n’a fait qu’un tour�. Selon les t�moins, les gendarmes avaient la hargne de militaires qui combattaient d’�gal � �gal. En face, il n’y avait que des jeunes, d�sarm�s, innocents, mus par le trop-plein de col�re accumul�e devant tant d’injustice, tant d’arbitraire. Des jeunes d�poss�d�s de tout avenir, de tout espoir d’avenir. Le bilan hante encore Azazga. Neuf morts et un traumatisme qui fait �merger cette terrible r�v�lation : comment peut-on compter sur un pouvoir qui tire sur les enfants qu’il est cens� prot�ger ? C’est sans doute la r�ponse � cette question qui fera sortir de l’impasse la crise de l�gitimit� pos�e au seul pouvoir mais dont toute l’Alg�rie, � son corps d�fendant, p�tit. L’irr�parable se produit le 27 avril 2001. Les gendarmes tirent. Irchene Kamel s’effondre, ensanglant�, contre le mur du caf� Royal Libert�, rue de l’Ind�pendance. Un de ses camarades l’aide � plonger la main dans son propre sang et de la plaquer sur le mur. Puis, il consacre son dernier souffle � �crire ce mot : Libert�. La puissance du symbole, cet acte d�sesp�r� pour la vie au seuil imm�diat de la mort, donne la chair de poule. Une plaque est appos�e sur le mur du caf�. Le comportement f�roce des gendarmes a insuffl� la force de �Spartacus aux jeunes� lorsque ils ont commenc� � s’en prendre � la brigade, d�sert�e par ses occupants au milieu de la nuit. Que fait-on � Azazga quand on est jeune et encore sous le traumatisme de tout ce sang dont la m�moire est macul�e ? Accoud� au comptoir d’un caf�, ce b�n�vole de la Maison de jeunes me regarde comme si je posais des questions de Martien. Eh bien, lui, il ne travaille pas. Il a bricol� un peu � Alger, fait des photos dans les mariages et consacre ses journ�es au militantisme culturel. L’ennui, c’est qu’il n’a pas la moindre id�e sur ce que peut lui r�server l’avenir. L’avenir, c’est maintenant, dit-il. A. M.

Dans notre prochaine �dition, A�t Hichem, pure laine.

Nombre de lectures :

Format imprimable  Format imprimable

  Options

Format imprimable  Format imprimable