Kabylie Story : Ouadhias, conversation entre amis
Par Arezki Metref


En face de la polyclinique des Ouadhias, il y a cette caf�t�ria dite de la Sant� o� le th� est servi en infusion et Matoub plein pot. Ali et Mohammed m’y pr�c�dent. Ali est chirurgien-dentiste. Il habite � Agouni Guaghrane et travaille aux Ouadhias. Mohammed, lui, fait tous les jours le chemin inverse. Il occupe un appartement aux Ouadhias et enseigne � l’�cole primaire d’Agouni Guaghrane, celle qu’a fr�quent�e, il y a une soixantaine d’ann�es, Slimane Azem.
Ali et Mohamed se connaissent depuis la fac � Tizi-Ouzou, au milieu des ann�es 1980, � la belle �poque du militantisme berb�re. Dans le temps, ils avaient les m�mes r�ves et ils essayaient de les concr�tiser ensemble, avec d’autres amis, aujourd’hui dispers�s aux quatre vents, parfois contraires. Ils faisaient partie de la m�me troupe de th��tre, Imsavridhen, � Hasnaoua. Ali tient le r�le de Jadi Vrahim dans Takhvaylith, l’adaptation par Mohya de La Jarre de Pirandello. Il se produit la toute premi�re fois � l’occasion de Yenayer 1989. Il a gagn�, depuis lors, ce surnom ind�collable de Jadi Vrahim. Puis, il tient un r�le dans une autre pi�ce, Les sinistr�s, adapt�e par Mohya d’un texte anonyme du Moyen-Age fran�ais. Azzedine Meddour lui confie un r�le dans La montagne de Baya. L’av�nement du multipartisme fait comme une l�zarde dans les r�ves communs d’Ali et Mohamed. �Mohammed �tait plut�t FFS et moi plut�t RCD�, dit Ali. Les raisons qui les s�parent finissent par les rapprocher de nouveau. Leur amiti� est fond�e sur un socle que ne peuvent �branler les variations de la m�t�o partisane. Ali est n� � Chlef o� son p�re, originaire des Ouacifs, s’est install� comme commer�ant. S’il baigne dans la colonie des commer�ants kabyles majoritairement originaires du m�me village au point de parler kabyle comme un natif du bled, il est immerg� tout autant dans la culture locale. �Je ne subissais pas d’ostracisme du fait de ma kabylit�, contrairement � d’autres. Sauf quand la JSK venait jouer � Chlef. Je n’avais alors plus aucun copain. Pendant les 90 minutes que durait le match, je ne reconnaissais plus les amis�. A la maison, tout le monde parle kabyle. Les femmes ne parlent que kabyle, du reste. �Fervent militant�, le grand fr�re donne le tempo et l’exemple. Il se lance dans le militantisme culturaliste et identitaire. Ali, le futur Jadi Vrahim, sait d�j� que ce combat-l�, �je l’ai dans le sang�. Il est berc� par Slimane Azem, El Hasnaoui, A�t Menguellat. Chaque fois que possible, la famille venait se ressourcer au village. Le petit Ali y passe les vacances scolaires. �Ce cordon ombilical n’a jamais �t� coup�, dit-il. Le Printemps berb�re de 1980 le surprend dans le grand �cart : la t�te � Tizi et le corps � Chlef. Dans cette derni�re ville, il vit de �fa�on assez dure� les �chos qui viennent de l’autre galaxie, la Kabylie protestataire. �On a �t� assez maltrait�s. Les gens n’avaient pas compris ce qui se passait. Ils s’informaient par la t�l�vision et El Moudjahid �. Apr�s le bac, il s’inscrit � la fac d’Alger puis � celle de Tizi. �L’institut de “chir-dent” venait d’ouvrir�. Il aurait pu rester � Alger mais il pr�f�re Tizi car �apr�s le Printemps berb�re, je voulais �tre dans le bain�. En janvier 2003, Ali fait un saut en France pour terminer un dipl�me universitaire. Il en profite pour monter un one man show en kabyle. Puis, pris par le vertige, il patine, ne sachant plus quoi faire, tent� de rester en France un coup, et de rentrer le coup d’apr�s. Il rentre. Et le voil� dans son milieu naturel, dans cette Kabylie r�elle et encore id�alis�e. Mohammed, lui, a un parcours plus lin�aire mais tout aussi passionn�. Il descend d’A�t-Zekki, ce village frontalier entre les deux Kabylie, grande et petite, haute et basse. A Tizi, o� il �tudie la biologie � Hasnaoua, il milite avec ce punch qui est encore intact. Puis, il int�gre l’enseignement, dans un village qui est le cœur battant de ce � quoi il a d�cid� de vouer ses efforts : la culture kabyle. Ces croisements d’itin�raires, ces fragments de vie d�bit�s par � coups dans cette caf�t�ria des Ouadhias convergent vers cette question : comment est v�cue la singularit� kabyle au quotidien ? Mohammed, qui vit aux Ouadhias depuis dix ans, me dit avec cette passion qui nourrit en lui comme un feu sacr�, qu’ici, nous sommes � �quidistance de Taguemount-El-Djedid, le village natal de Mohand-Arab Bessaoud, fondateur de l’Acad�mie berb�re, et d’Ighil- Imoula, le hameau o� Ali Zamoum a fait ron�oter la proclamation du 1er Novembre 1954. Synth�se f�conde de r�f�rences. Agouni-Gueghrane, le village natal de Slimane Azem, devenu un lieu de p�lerinage pour une tombe vide puisque le po�tefabuliste est enterr� � Moissac, en France, c’est ce village balan�ant comme un hamac entre deux rochers. �Hassan Hir�che est d’ici, dit Mohammed. Redjala aussi�. Ce sont des intellectuels qui continuent � inscrire la singularit� kabyle dans les autres singularit�s. Mohammed a v�cu la trag�die du Printemps noir, ici, aux Ouadhias. Il raconte : �J’ai assist� � une sc�ne terrible, �loquente �. Les gendarmes tirent sur un jeune. Il est emmen� � la polyclinique, en face. �Sa m�re arrive, affol�e. Ses copains, impavides, la rassurent. Ils �taient admirables de courage et de lucidit�. Le jeune succombe � ses blessures.� Ils s’en retournent � leur cause. �Mais le drame dans tout cela, ce que les jeunes �taient, seuls, abandonn�s, non encadr�s. C’est cela notre faillite, finalement.� Mohammed m’a pr�venu qu’il d�veloppait une analyse iconoclaste du Printemps noir. Comme s’il y avait une analyse standard � l’aune de laquelle toutes les autres s’�valuaient. �Nos chers d�put�s ont laiss� tomber les jeunes. Pas un d’entre eux n’est venu � Tizi pendant les remous. L’�lite intellectuelle et la bourgeoisie, ici, ont laiss� les jeunes tout seuls. Les parents rigolaient de l’insolite de certaines situations pendant que leurs enfants essuyaient une v�ritable guerre�. Dans la caf�t�ria, peu de monde en ce d�but d’apr�s-midi. Deux jeunes, emmitoufl�s dans la takachavith brune des montagnards, sirotent en silence un jus de fruit Ifri. Le poste joue un autre morceau, mais c’est toujours du Matoub. Mohammed m’explique cette singularit� kabyle qui consiste � �tre sensible aux libert�s. En d�pit du conservatisme, ciment de la soci�t� kabyle, la tol�rance est une r�alit�. �Je connais un p�re qui n’a jamais �t� � l’�cole, qui vit dans la tradition comme il y a des d�cennies. mais qui accompagne quand m�me sa fille � la fac�. Je demande � Ali ce qu’il pense des propos de son ami Mohammed. Il se contente de zapper ma question. �En g�n�ral, dit-il, j’ai un regard n�gatif sur la soci�t� kabyle. J’exprime des critiques � tout bout de champ. On y est devenu trop mat�rialiste �. Mohammed : �Mon enfance, c’est un gourbi dans lequel se bousculaient trois g�n�rations, et m�me des animaux. Il est clair que le niveau de vie s’est �lev� en Kabylie depuis le temps o� Feraoun d�crivait Le fils du pauvre. Je m’en r�jouis.� La Kabylie sauvage, ces grappes de villages coup�s de tout, insulaires � force d’isolement, c’est fini, selon Mohammed. Pendant son s�jour en France, Ali a interpr�t� Muh Terri, adaptation de Lu Xun, une pi�ce chinoise du d�but du XXe si�cle par Mohya. C’est une critique indirecte du Printemps berb�re de 1980. C’est cela aussi la singularit� : aimer bien et chantier bien.
A. M.

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