Kabylie Story : Aït-Zekki, hittisme en altitude
Par Arezki Metref


A dix heures vingt, le copain, originaire d’Aït-Zekki où il ne vit plus, n’est pas au rendez-vous dans ce parking face au campus de Hasnaoua. Avec Merzouk, nous décidons de nous y rendre quand même. Mais je n’ai pas l’esprit tranquille. Le téléphone ne répond pas. «Les intempéries», en conclut Merzouk. Il pleut, en effet, sans discontinuer. Le Sebaou bout de flots écumants qui en occupent tout le lit.

Nous partons sans savoir pourquoi notre ami n’est pas au rendez-vous. Compter sur le téléphone portable ? Capricieux… Trop… Merzouk roule prudemment. Il parle, en évitant les dangers divers parsemés sur la route, de cette Kabylie qu’il connaît si bien pour l’avoir tant aimée et si longtemps sillonnée. Pas une takhlidjt (hameau), dont il ne cite le nom et dont il ne dit, parfois, l’histoire. Le brouillard est à couper au couteau. La chaussée est glissante, les virages nombreux. Tous les ingrédients pour le dérapage programmé sont réunis. Des chauffeurs de fourgon jouent les kamikazes dans les virages en épingle à cheveux. Une heure et des poussières après que nous ayons quitté Hasnaoua, nous entrons dans Bouzeguène. La rue principale, qui traverse la route sur le flanc bas, est une greffe. On croirait une rue de Marseille ou de Tourcoing. Bouzeguène s’est construite, dit-on sans complexe, avec l’argent de l’émigration. Pas une famille d’ici qui n’ait quelqu'un de l’autre côté. A Marseille, le quartier Bougainvillées a gagné, par la forte présence des gens d’ici, le nom de Bouzeguene-ville. Après les lacets qui donnent le tournis depuis Chorfa Bahloul, l’arrivée à Bouzeguène ressemble à l’atterrissage d’un vaisseau spatial qui vient de traverser le vide sidéral. Une route déserte dominant des crevasses, puis cette ville qui apparaît soudain au dernier ressort d’une série de virages, c’est comme l’oasis qui surgit de l’aridité. Les maisons riveraines ont l’air de pavillons de banlieue. A vue d’œil, l’ensemble présente une certaine cohérence. A croire qu’il existe, ici, cette chose introuvable ailleurs, en tout cas sur le terrain : un plan d’urbanisme, des contraintes de cohésion… Bouzeguène tourne à dix mille volts. Le dynamisme de la ville, du moins de son commerce, est une évidence qui apparaît au premier contact. La grand-rue est une succession de boutiques. Un cybercafé est mitoyen d’un surplus américain. A l’entrée de l’un et de l’autre, des jeunes en goguette, des jeunes filles fashion, des femmes à l’aise dans l’habit traditionnel, la robe kabyle en son degré zéro et timahramt, pièce de tissu nouée autour de la taille, tout cela naturellement porté. A Bouzeguène, dernière grande agglomération si haut perchée dans la montagne avant le col qui dégringole l’autre versant vers la vallée de la Soummam, le sentiment kabyle est réputé puissant. Normal que ça ait chauffé pendant le Printemps noir ! Aussitôt que Bouzeguène passe dans le rétroviseur, le paysage lunaire envahit de nouveau le pare-brise. La neige que l’on voyait d’en-bas comme un mirage, quelque chose de lointain et d’évanescent, crisse à présent sous les roues de la voiture. Houra, un village étalé à n’en plus finir à travers les collines, est blotti sous la couverture blanche que la neige ne cesse d’épaissir. Les voitures sont rares. Sur les quelques-unes qu’on croise, beaucoup portent des plaques minéralogiques françaises. Confirmation, parmi d’autres, de la vocation migratoire de la région. Lorsque Aït-Zekki, notre destination, apparaît après un virage, on sent l’altitude. L’air est tellement pur qu’on a mal au crâne. A gauche, la carrière où on concassait la roche de la montagne pour en faire du sable, est à l’abandon. Le village est un dégradé de maisons étagées en fonction de la dénivellation du terrain. Elles s’offrent au regard dans un écrin de neige. Merzouk me fait remarquer que pas un panache de fumée ne s’élève d’une cheminée. La place du village, c’est l’intersection de deux routes, l’une au-dessus de l’autre. La plus importante continue, après des virages à n’en plus finir qui vous rapprochent de plus en plus du col, vers la vallée. Akbou, au bord de la Soummam, est à moins de trente kilomètres. Mais ce n’est pas notre but d’aujourd’hui et, quand bien même voudrions-nous nous y rendre, la route est coupée à cause de la neige. Un café sur la place, un kiosque où des journaux caillent à en jaunir des pages, et des jeunes debout, comme adossés à un mur imaginaire, les mains enfoncées dans les poches et les bonnets dans la tête : le hittisme en altitude, c’est ça, cette posture au bord du vide. J’ai tenu à venir à Aït-Zekki parce que, lors d’une discussion quelques jours plus tôt avec un ami à Azazga, nous sommes convenus qu’étant une sorte de frontière entre la grande et la petite Kabylie, Aït- Zekki devait en être une synthèse. Quelques heures plus tard, je pose cette question : «Vous sentez-vous appartenir en même temps aux deux Kabylie ?». Un jeune me répond : «Nous nous sentons si enclavés que nous n’appartenons à aucune». Des corbeaux piquent sur une décharge et leur plumage d’ébène dessine les lettres d’un alphabet étrange sur la page blanche de la neige. A un moment, la voiture patine. «On peut passer», s’enquiert Merzouk auprès de jeunes en faction au milieu de nulle part. «Non», dit simplement un adolescent. Pour une fois, la discussion sur le temps me paraît avoir un sens. «Il fait bien froid», dit Merzouk. «C’est la saison, et nous sommes habitués», répond l’adolescent. «Comment se chauffe-t-on dans les maisons ?» «Nous brûlons du bois», fait l’adolescent. Je m’insinue dans l’échange. « Tu vas à l’école ?». «Je fréquente le lycée à Bouzeguène mais nous sommes en vacances», dit l’adolescent. La phrase a mis une éternité à sortir de sa bouche. L’altitude et le silence vont ensemble. Que voudrais-tu faire plus tard ?» Je lance la question à tout hasard. L’adolescent consulte ses copains des yeux et me regarde en guise de réponse. Je sens qu’il ne dira rien. Il n’en sait rien, peut-être. Je récidive : «Tu voudrais partir ?» Silence plus long que ceux qui ont ponctué jusque-là cette discussion. Puis il lâche : «Ici, chaque famille a son émigré». Il tourne les talons, suivi de ses copains. Nous redescendons vers le cœur du village. F., le frère de Mohammed qui n’était pas au rendez- vous ce matin à Hasnaoua, serait au café. Mais à l’autre café, un peu plus bas. Un homme, couvert de laine, lance des boulettes de mie de pain à des pigeons qui les picorent en rase-mottes. Le café ressemble à tous ceux que nous avons vus dans les villages. Des jeunes derrière le comptoir. Des jeunes qui servent. Des jeunes, enfin, qui donnent la réplique aux dominos à des retraités, souvent de France. Sauf que, eux, les jeunes, ils n’ont pas encore eu le temps d’être retraités. La télé, juchée sur des tréteaux, est bloquée sur M6. Matoub supplante de sa voix chaude le vacarme des joueurs de dominos. Une photo de la JSK est scotchée à la glace, derrière le comptoir. Sur un pilier, la photo d’une jeune femme en hidjab a l’air de souffrir d’un sacré dépaysement. F. était en train d’abattre un double-six sur le tapis lorsque le serveur lui tape sur l’épaule. Il quitte la partie et nous rejoint au comptoir. F. s’étonne que les jeunes soient si récalcitrants à toute forme d’organisation. «Nous avons essayé de monter des associations, rien à faire», déplore-t-il. Ils ne veulent pas venir. Le chômage est le lot naturel de quiconque reste sur place. Ceux qui s’en vont, ils tentent le destin. Les autres ont le choix entre prendre son tour de garde sur la place ou taper les dominos au café. Pas de salle de ciné. De jeu. Des fêtes. Rien. Ils veulent bien faire une virée à Bouzeguène, la ville, mais il faut avoir de l’argent de poche. 25 DA aller et 25 retour pour le fourgon, plus le prix du café, et voilà qu’ils laissent un Smig dans des futilités. On comprend pourquoi les jeunes rêvent de partir. Le surplace à voir les corbeaux tournoyer au-dessus des décharges à moitié ensevelies sous la neige, ça fait planer comment ? F. lui, a tiré son épingle du jeu. Il a monté une petite entreprise de travaux publics. Aide-toi, le ciel… Comme il n’y a pas de gendarmerie, les jeunes descendaient à Bouzeguène pour en découdre pendant le Printemps noir. Ils étaient tellement révoltés du comportement des représentants de l’autorité qu’ils ne pouvaient pas rester cloîtrés dans cette sorte d’insularité, entourés d’air pur de toutes parts mais seulement d’air pur. On laisse le café dans les volutes des fumeurs. Derrière le rideau, les visages de l’impatience des jeunes prennent les traits de la dureté. Dehors, il neige encore…

A. M.

Dans notre prochaine édition,
Ath-Yenni, pause-nostalgie




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