Panorama : LES MOTS DU JEUDI
Et pourtant, ils existent…


Depuis un certain temps, j’ai un s�rieux probl�me. Rien de grave, en fait, rassurez-vous ! Il s’agit, � la limite, d’une complication m�taphysique, sauf que cela me d�range beaucoup et s�me le trouble au niveau de mes connaissances et de ma famille. Suis-je en train de d�railler ? C’est possible. Tout est possible en ces temps de m�diocrit� o� nous assistons, impuissants, au bradage des richesses nationales, tous ces biens acquis par le peuple au prix du sang, des larmes et de la sueur ! Ces entreprises publiques, et principalement celles qui se portent bien gr�ce au sacrifice et � l’effort collectif des travailleurs, vont passer au statut priv�, c'est-�-dire qu’elles vont appartenir d�sormais � un groupe de personnes ou � des familles, propuls�es au rang de milliardaires ; elles qui, parfois, n’avaient pas un rond � l’ind�pendance du pays. Elle a raison Louiza Hanoune de dire tout haut que nul ne peut disposer � sa guise des biens du peuple ! Oui, mais qui va l’�couter dans cette Alg�rie de l’unanimisme o� personne ne pense plus par lui-m�me.

Il y a comme une course des partis, associations (et du reste) pour �tre les premiers � apporter leur soutien aux th�ses en vogue, c'est-�-dire les positions officielles d�cr�t�es par le sommet. La base ? Elle ne propose plus rien, ne discute plus rien ; elle ne fait que soutenir ce qui vient d’en haut. Aujourd’hui, elle salue les privatisations et l’amnistie, non pas parce qu’elle est convaincue de leurs bienfaits sur les plans �conomique, politique et social, mais parce qu’il faut faire plaisir au sommet ! Raisonnons par l’absurde pour prouver qu’une telle situation est tout ce qu’il y a de grotesque : si, demain, le pouvoir d�cide d’interrompre la r�conciliation avec les terroristes et de lancer une vaste campagne contre la terreur islamiste, on assisterait � une formidable mobilisation des partis —les m�mes ! — qui trouveraient soudainement des arguments pour fustiger les partisans de… l’amnistie ! Et si, demain, on nous annonce subitement que “la vente des unit�s publiques est une trahison au serment fait aux martyrs” et “un reniement vis-�-vis des masses laborieuses”, tout le monde se mettrait � tenir meeting sur meeting pour chanter des louanges aux bienfaits des renationalisations ! Ces �garements m’�loignent du probl�me dont je vous parlais au d�but de cet article. Mais, que voulez- vous ! C’est toujours comme �a chez nous, on s’�gare facilement dans les tangentes ! La question qui m’angoisse est celle-ci : y a-t-il deux peuples en Alg�rie ? Je suis en train de me poser la question parce que les gens que je rencontre quotidiennement ne me semblent plus appartenir � ce pays. Ils ont cette particularit� d’�tre � l’oppos� de ceux que nous montre la t�l�vision. Tenez, Amar, par exemple, existe-t-il r�ellement ? Lui qui ne trouve pas de mots assez justes pour fustiger le pouvoir auquel il reproche d’ignorer les probl�mes dans lesquels se d�bat le peuple, et notamment les couches d�favoris�es, ne colle pas du tout au prototype qui hante les �crans de notre t�l�vision. L’autre jour, il y avait un d�bat sur les derni�res temp�tes. Comme par hasard, tous les citoyens qui ont appel� l’�mission �taient contents, applaudissant des deux mains les efforts colossaux de l’Etat. Personne n’a soulev� la question du chauffage. Des familles enti�res sont en train de mourir � petit feu (sans humour noir) par des temp�ratures de moins dix degr�s et nul ne s’en pr�occupe ! Je les ai pourtant rencontr�es ! Est-elle bien en chair et en os, la vieille S., cette septuag�naire qui n’a plus que les larmes pour g�mir? Vivant dans une modeste demeure mal prot�g�e contre les rigueurs du froid, elle n’avait presque plus rien � manger. Comment fait-elle pour r�sister aux assauts r�p�t�s de la temp�te, elle qui ne survivait que gr�ce aux dons des bienfaiteurs. Un sac de semoule fait son bonheur. Mais existe-t-elle r�ellement ? J’en doute � voir ces gens heureux � la t�l�vision qui soutiennent, soutiennent, soutiennent et ne sont jamais fatigu�s d'acclamer ! Ils doivent avoir des mains de rechange ! Pas possible ! Cela fait trois d�cennies qu’ils applaudissent ! Des champions auxquels nous ne rendons pas toujours l’hommage m�rit�. Vous les verrez encore ce 24 f�vrier, dans la m�me salle o� Boumediene annon�ait glorieusement la nationalisation des hydrocarbures ; vous les verrez ovationner � se meurtrir les paumes. Mais ovationner quoi ? Les privatisations, pardi !
L’UGTA est en passe de devenir la seule organisation syndicale au monde qui ne s’oppose pas aux d�nationalisations !

Et ce gars aper�u dans un caf� de Aomar-Gare, en Kabylie, existe-t- il dans la r�alit� ? Fait-il partie de ce peuple que je rencontre chaque matin et qui n’a rien � voir avec l’autre peuple, celui de la t�l�vision ? Et ces jeunes de Birkhadem ? Et ce pompiste de la RN 5 ? Et ces filles de La Madrague ? Et ces paysans de Bordj-Bou-Arr�ridj ? Et ce restaurateur de Maillot ? Et ces campagnards de Tiffech ? Et ce brave montagnard de Thala-Ghilef ? Tous maudissent ces temps o� la tuberculose tue � nouveau ; o� les maladies de toutes sortes refluent ; o� les h�pitaux, jadis gratuits, sont devenus payants ! Tous ne comprennent pas pourquoi les autorit�s ont d�cid� d’augmenter le prix du butane et du mazout ? Mais qui les entendra puisqu’ils n’existent pas ? Et ceux qui n’existent pas n’ont pas de voix ! Ils sont muets comme ce pays profond qui meurt dans l’indiff�rence des nouveaux riches… L’autre peuple, le cathodique, est heureux de vivre dans une Alg�rie plus prosp�re que jamais, d�barrass�e de la violence islamiste (54 morts en janvier !), riche de ses milliards de dollars, d�velopp�e industriellement, florissante sur le plan agricole, moderne et technologiquement avanc�e. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Quant au peuple que j’ai la malchance de rencontrer tous les jours ; ce chauffeur de taxi qui grogne, le boucher pas content, le cafetier � la gueule de bois d’avoir trop bu d’images t�l� “positiv�es”, le postier qui r�le, tous ceux-l� sont certainement des tra�tres � la nation, des gens manipul�s, des apprentis sorciers de la politique, des ren�gats, des espions � la solde des forces du mal, des marginaux qui ne sauraient repr�senter les masses populaires engag�es pour le succ�s de la r�volution (en fait, laquelle ?). J’ai honte d’appartenir � ce faux peuple et je devrais me recycler au cours d’un s�jour � Alger, dans les cercles proches de la t�l�vision. Car, je l’avoue humblement, j’ai le tort de vivre � 600 kilom�tres de ces studios feutr�s o� vit le vrai peuple ! Et cette distance d�forme la vue, fausse les jugements et installe une esp�ce de trouble mental que mon ami psychiatre a du mal � diagnostiquer ! Non ! Je ne suis pas fou ! Je vis au milieu du vrai, de l’unique peuple de ce pays ! Celui qui souffre et hurle sa douleur dans le silence blanc des r�gions sous-administr�es, sous-�quip�es, sous le niveau z�ro de la vie d�cente ! Je le rencontre tous les jours, ce peuple, sur les marches des boulangeries et des mosqu�es, tendant sa main meurtrie, priant les passants de lui glisser quelques dinars. Combien sont-elles ces femmes qui tremblent de froid dans le courant d’air des rues et des boulevards peupl�s d’indiff�rence ? Combien sont-elles ces familles mal log�es qui vivent en marge du progr�s ? Combien sont-ils ces gens qui font la queue devant les mairies pour solliciter aide et soutien ? Combien sont-ils ces malades, us�s par le froid et la sous-alimentation, qui attendent devant les cabinets m�dicaux et les h�pitaux ? Combien sont-ils ces m�mes, � peine sortis de l’adolescence, qui ne r�vent que de visas et de bonheur… ailleurs ? Combien sont-ils ces cadres comp�tents et honn�tes qui doivent, au cr�puscule d’une vie professionnelle pleine et digne, supporter les insultes et les mani�res intempestives d’un obscur sous-directeur de minist�re barricad� derri�re les portes capitonn�es ou de ces nouveaux walis forts dans les outrages ? Combien, combien et combien ? Mais, peut-�tre que ce peuple n’existe pas. Peut-�tre qu’il est le fruit de mon imagination. Et quand vient le soir, je m’installe vite devant l’�cran magique qui va me rassurer sur mon pays et me pr�senter le vrai peuple, heureux et fier des r�alisations nouvelles, de la privatisation, des augmentations… de prix, des amnisties et de tout ce qui bouge et ne bouge pas dans les coulisses du pouvoir ! L�, je me repose enfin ! Ouf ! Ce n’�tait qu’une vision… Mais ce bonheur ne dure pas longtemps, parce que le lendemain, la mine ravag�e de la vieille S. va me replonger dans le cauchemar ! Allez, un sac de semoule, un ! Un sac de semoule pour faire le bonheur de toute une famille… Parce que, Monsieur, chez ces gens-l�, un bout de pain et un verre de lait sont un plaisir qui a tendance � devenir rare !
M. F.

P.S. : Mohamd Benchicou : lui, c’est un vrai journaliste ! Un patriote dont l’image restera vivace quand nous dispara�trons, nous et ceux qui nous gouvernent, emport�s par les vagues impitoyables d’un oc�an nomm� temps. Il restera comme le symbole de ceux qui r�sistent � l’absolutisme.

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