Panorama : ICI MIEUX QUE LA-BAS
C’est plus comme avant !
Par Arezki Metref arezkimetref@yahoo.fr


Qu’est-ce qui doit — et peut rester —comme avant ? Rien, je crois. Pourtant, le “c’est plus comme avant”, qui sert � d�signer le pire qu’on aborde comme une �tape vers pire encore que le pire, est un classique. C’est un de ces tubes ind�modables que chaque g�n�ration accommode � ses sauces.
On a eu la version “muet”, puis “parlant”, “noir et blanc”, puis “couleur”, folk, rock, twist, pop, reggae, chaabi, andalou, yal, techno, rap… “La mode, c’est ce qui se d�mode”, disait Coco Chanel en une sentence injustement attribu�e � Cocteau. Le �c’est plus comme avant” n’est pas une mode parce qu’il ne se d�mode pas et n’entre, par cons�quent, pas dans la d�finition de la mode par Chanel. On l’entend comme un refrain � toutes les �tapes de la vie d’un homme. Les paroles ne changent pas, seule la musique est (parfois) nouvelle. Mais c’est surtout l’interpr�te qui diff�re. Quand on entonne cet air-l�, s�r qu’il y a des rides dans le r�troviseur. “C’est plus comme avant” me disait l’autre jour un camarade de classe perdu de vue depuis Nouh. Nous posions un regard nostalgique sur la fa�ade jaune de l’�cole dans laquelle nous allions apprendre � penser droit. Penser, et droit ? Tu parles. Des gamins plus ou moins loqueteux jet�s dans la fosse aux lions avec pour mission de partir � l’assaut de l’espoir interdit aux parents, c’�tait pour �a qu’on se levait le matin. Pour la revanche sur le destin. Rien que �a ! Et puis, les jours te passent sous le nez comme les alluvions sous le pont d’El-Harrach. L’eau ? Tu l’as vue, l’eau ? Et puis, et puis, voil�… ! Ces jours qui passent, qui d�filent le menton raide, les poings ferm�s comme des troufions � la parade du 1er Novembre, on les vit, on les subit, on les fait, on les d�fait mais, jamais, on imagine que ce sera le “avant” id�alis� d’un temps ult�rieur. On n’est pas des projecteurs, non. En fait, on ne voit pas l’enfance se faufiler par la porte d�rob�e puis, le reste de sa vie, on la cherche. Le “avant” du classique “ c’est plus comme avant”, c’est ce temps de l’enfance qui fa�onne et d�termine le “apr�s” � partir duquel ce ne sera plus comme avant. Evidences que tout cela. Banalit�s. Psy de bazar ? Et s’il en fallait, parfois ? Depuis Freud, la psychanalyse n’arr�te pas d’explorer ce qui, dans l’enfance, comporte d’in�puisables comme ressources pour pr�destiner le “apr�s” � une vision qui fera que “ce n’est plus comme avant”. Dans les trombes de litt�rature produite sur l’�nigme du temps qui passe, il y a de quoi �tre impressionn� par la mani�re dont Lou Andreas-Salom�, �g�rie et bourreau de Nietzsche et de Rilke, personnage-cl� de la psychanalyse dans la proximit� de Freud, rapporte cette histoire. Un serviteur de sa famille, qui gardait la maison de campagne, venait � Saint- P�tersbourg porter des œufs frais. Il raconta � la petite Lou qu’il avait vu un couple qui d�sirait entrer dans la maison. Le serviteur a d� �conduire les deux intrus. Bien plus tard, la petite Lou demande au serviteur des nouvelles de ce couple �conduit. L’homme et la femme, rest�s dehors au froid, se sont amenuis�s jusqu’� s’effondrer totalement, � dispara�tre. Un matin, le serviteur, balayant devant la porte, “n’avait plus trouv�, raconte Lou Andreas- Salom�, que les boutons noirs du manteau blanc de la femme, et, de l’homme, il ne restait plus qu’un chapeau tout bossel� ; mais le sol � cet endroit �tait encore couvert de larmes glac�es”. On peut convoquer les esprits les plus brillants, avec leurs �crits sous le bras, pour montrer que ce n’est plus comme avant. Certains, comme Andr� Gide, se souviennent mais admettent lucidement que ce qui est pass� est pass� : “Le souvenir de la joie n’est pas une nouvelle approche du bonheur”. Mais pour dire une chose si simple, pourquoi faut-il passer par Chanel, Cocteau, Freud, Lou-Andreas-Salom�, Gide, l’enfance ? De quoi il cause, celui-l� ? Ce n’est plus comme avant, donc ! Il suffit de regarder pour s’en convaincre, si quelque doute subsistait encore. D�j�, l’espace est plus petit. Au premier coup d’œil, tu le captes. Il s’est amenuis�, comme le couple de l’histoire de Lou. Non, l’endroit est plus peupl�, normal que l’espace paraisse moindre. Avant, il y avait, ici, un terrain vague avec, au bout, un platane dont le tronc servait de poteau de corner quand les gosses jouaient au foot. L’arbre a �t� d�racin� par une pelleteuse dont les coups de fourchette sont inscrits dans les annales. Maintenant, c’est � la norme. Une mosqu�e gigantesque lance un minaret conqu�rant vers le ciel. Elle occupe tout le terrain vague. Sur le trottoir, des tentes rapi�c�es sont improvis�es en �tals de l�gumiers. A croire que c’est la profession qui l’exige, ces derniers portent, pour la plupart, de longues barbes poivre et sel parfum�es aux fragrances de l’authenticit�. Avant, ils n’�taient pas l�. Maintenant, ils sont nombreux Avant, il n’y avait pas toutes ces barbes. Maintenant, il y en a. Avant n’est vraiment pas comme maintenant. Si c’est plus comme avant, c’est naturellement � cause des jours. Le copain qui affirme cette chose supr�mement originale raconte qu’il a quitt� le quartier pour aller habiter ailleurs, fonder une famille, voir si l’herbe est plus verte loin du nid. Mais il revient voir ses parents qui, eux, gardent la maison. Il me dit qu’il lisait, dans le temps, Le livre des jours de Taha Hussein, dans une co�dition Gallimard/Sned. Avant, il y avait la Sned. Maintenant, non. Avant, il n’y avait que la Sned et maintenant, il n’y a plus la Sned du tout. Ce livre, dont il lisait quelques pages chaque jour, avait disparu, volatilis�. Et, aujourd’hui, il vient de le retrouver. On dirait qu’une main invisible, celle-l� m�me qui l’avait subtilis� de la fruste biblioth�que familiale, l’avait remis en catimini. Il ne manquait aucune page au Livre des jours mais c’�tait un peu jauni ; il �tait, du reste, incapable de me dire, qui du livre ou des jours, �tait jauni par le d�p�t du temps, teint� de s�pia par la patine. Le fait est que le livre est miraculeusement r�apparu sur une �tag�re. Un ange sans doute, qui veut tisser le lien entre avant et maintenant, l’a d�pos� � l’endroit exact o� il �tait et d’o� il avait disparu pendant des ann�es et des ann�es. Avant, il avait du plaisir � lire ce livre. Maintenant, d�s qu’il l’ouvre, il le trouve quelque peu vieilli, vrai et pass� comme une photo d’�poque. Mais qu’est-ce qui n’est plus comme avant ? Le contenu du Livre des jours ? C’est le m�me, l’histoire de cet enfant aveugle qui voit avec les autres sens mieux que d’autres avec les yeux. Les caract�res d’imprimerie ? Non. La couverture alors ? Elle est un peu plus poussi�reuse, mais elle n’a pas fondamentalement chang�. Avant, tout �tait � sa place. Maintenant, il y a, en face, ce cyber dont les trois quarts des postes hurlent des appels au meurtre. Avant, dit-il, il n’y avait pas toutes ces voitures. Maintenant, la rue est bourr�e de clandestins qui t’arnaquent en te b�nissant en des circonlocutions standardis�es. Avant, tu ne voyais pas tous ces jeunes retenant le mur de peur qu’il s’envole. Maintenant, les murs s’envolent vraiment. Apr�s des heures d’exposition de preuves circonstanci�es que c’est plus comme avant, le d�but de la rencontre inopin�e avec cet ami d’enfance, c’�tait d�j� dans l’avant. Entre-temps, le Livre des jours a perdu quelques cheveux, les clandestins sont d�j� plus nombreux et plus prodigues en formules, les jeunes ch�meurs moins jeunes et plus ch�meurs et le fuselage des murs plus a�rodynamiquement propice � l’envol. D�sormais, j’�tais convaincu que c’est plus comme avant. Maintenant, il reste cet os : �a commence quand, avant ?
A. M.

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