Panorama : ICI MIEUX QUE L�-BAS
Gar�ons de caf�
Par Arezki Metref arezkimetref@yahoo.fr


Le gar�on de la brasserie Les 2 Gar�ons, � Aix-en-Provence, a une coupe brosse des h�ros romantiques du XIXe si�cle. Il s’en vient vers vous, l’œil mi-clos, le pas pr�cautionneux, l’esprit ailleurs, sans doute en ce si�cle pass� dans lequel son imagination le fige. Chaque fois que je m’attable � la terrasse de la brasserie aixoise, jadis fr�quent�e par C�zanne et Zola, c’est lui, ce m�me gar�on, qui me sert, comme si notre rencontre �tait pr�destin�e. Une rencontre entre �gar�s du m�me si�cle. Chaque fois que je vois le gar�on des 2 Gar�ons, je ressens cette impression de d�j�-vu. J’ai le sentiment qu’il est le protagoniste d’une rencontre dans un autre monde, une autre vie.

Chemise blanche, gilet noir, nœud papillon h�tivement nou�, tablier blanc pendant � la taille, on le croirait costum� pour un r�le qu’il tient comme une posture factice, dans un �cart criant d’avec le r�el, comme noy� dans les effets tardifs d’une ivresse d’un si�cle de vertiges et de passions. Il n’y a pas que cette sensation d’�tre les fr�res ut�rins des m�mes attardements que m’inspire le gar�on des 2 Gar�ons. Il me r�v�le, incidemment, que j’ai toujours observ� les gar�ons de caf�. Quelquesuns m’ont marqu� pr�cis�ment � cause de l’uniforme conventionnel et l’air d�suet que conf�re cette appartenance secr�te au pass�. A la fin des ann�es 1970, il m’arrivait de prendre un pot dans un caf� de Bab-el-Oued. Vaste et ouvert au soleil alg�rois par de grandes baies vitr�es, ce caf� �tait l’�tablissement colonial type. Le comptoir et le mobilier �taient en acajou. A l’�poque, cependant, il n’avait d�j� plus rien de sa superbe. Les grandes baies vitr�es �taient condamn�es par des volets, ce qui plongeait la salle dans la prohibition. Les tables et les chaises �taient frapp�es de v�tust�. Les latrines d�gageaient des odeurs pestilentielles. Et dans ce v�ritable bourbier, le gar�on, un homme entre deux �ges, restait sangl� dans un costume impeccable, gilet noir lustr�, nœud papillon soigneusement nou� sur la glotte. Apparition surr�aliste venue d’avant pour illustrer l’implacable parcours de d�composition du temps. On ne servait, dans ce caf�, que des boissons chaudes, et parcimonieusement, � des clients abattus et mal fagot�s, noyant leur bile dans un breuvage au go�t d’urine de canid�. Mais lui, le gar�on surgi des fastes d’antan, vivait encore nagu�re, se souvenant de son d�but en 1942, lorsque les Am�ricains d�barqu�rent � Alger, lest�s de bourbon et des trompettes de J�richo. Les sons de ces instruments � vent ont fait tomber le mur de la rigidit� coloniale, du moins l’espace d’un spasme de l’histoire. Une joie de vivre in�dite survient, qui transforme le quotidien encha�n� en kermesse color�e o� tout se m�lange � tout dans une dialectique de la jubilation anticip�e. Lui, le serveur, alors jeune gar�on transgressant l’apartheid colonial en quittant le caf� maure pour un bar forc�ment universel, commen�ait le chemin qui le m�nera plus de trois d�cennies plus tard � vivre la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mont�e du nationalisme alg�rien, la guerre de Lib�ration nationale, l’ind�pendance chaotique de Ben Bella, la poigne socialoarabo- islamique de Boumediene r�glementant la consommation aux limites de la prohibition. Pendant tout ce temps, tous ces temps-l�, insensible aux cahots de l’Histoire dont l’onde de choc ravageait tout sans parvenir � franchir les baies vitr�es puis les volets de l’�tablissement, le gar�on n’avait gu�re qu’un souci, celui d’am�liorer sa tenue, mieux nouer son nœud papillon, amidonner un peu mieux que la veille le col cass� de sa chemise blanche, lustrer ses chaussures � bout carr�, gominer � qui mieux mieux les trois cheveux plant�s sur son caillou, tout cela avec une distance de majordome, toujours impeccable, sto�que et silencieux, le port droit et inflexible, rutilance incorruptible au milieu des d�combres d’un empire, qui n’�tait pas le sien, mais dont il est un r�sidu malgr� lui. La boisson est chaude et rationn�e. Elle est servie dans la canette m�me. Pas besoin de verre. Nonchalance. Laisser-aller. Le seul indice de solennit� dans ce bateau � vau-l’eau, c’est la silhouette blanche et noire du gar�on infroissable dans cet univers mit� et incapable de revenir en arri�re, � cette s�quence ind�finie au cours de laquelle l’harmonie entre les d�cors et les costumes se construit. Autre gar�on, un vrai personnage celui-l�, reconnu comme tel, celui des Mages � Marseille. Petit, veste crois�e bordeaux, nœud papillon : il est la premi�re personne que l’on remarque lorsqu’on p�n�tre dans cette gargote kabyle o� les rations sont g�n�reuses et le couscous presque bon. On a l’impression qu’il surgit, ce gar�on, d’une com�die musicale am�ricaine des ann�es 1930. On croirait voir sortir de derri�re le comptoir Fred Astaire. Normal que ce personnage de film ait �t� remarqu� par le cin�ma. Robert Guediguian l’a fait jouer dans un de ses films. Cette distribution fait la gloire de la gargote. Il a consenti de la figuration intelligente dans d’autres films et il semble avoir pris go�t au m�tier de star. Ce personnage de l’utilitarisme quotidien, qui vient vous r�citer le menu comme un imam la Fatiha, prend oralement votre commande et vous sert avec un d�tachement qui t�moigne qu’il a du mal � descendre de ce nuage auquel le commun des mortels n’a pas acc�s ou dont il ne soup�onne pas l’existence. Il vous dit le minimum dans un accent arabo-marseillais fluide comme le savon de la cit� phoc�ene. A l’occasion, il est capable de rire avec vous cinq minutes, mais il s’en retourne vite fait dans ses appartements mentaux, en l’occurrence des palais de fastes et de dorures ou des music-halls o� tout ce qui brille est or. Nostalgie de temps fantasm�s en eldorado nickel o� toute tension se d�noue au simple contact de l’air du temps. Nostalgie — le nostos grec — du voyage d’Ulysse, Odysseus, et de ce que ce voyage transpos� � tous les autres laisse en plan par la marche du temps, vestiges intacts, reliques flamboyantes, fossiles piteux, r�sidus, d�combres, reliefs et bas-reliefs. Nostalgie : patine, gravures rupestres, sable comme souvenir de l’oc�an pr�historique dans les d�serts nucl�aires de la modernit�. Nostalgie aussi dans ce costume qui, aujourd’hui et l�, tient plus du d�guisement que de l’uniforme ou du bleu de travail. A. M.

P.S. de l�-bas : Les fun�railles du pape Jean-Paul II ont �t� aussi un grand show de la nostalgie. J’ai �t� impressionn� par les costumes des cardinaux. Aucun costumier d’aucun th��tre n’est capable de cette perfection dans la finition.
P.S.
d’ici : Peut-�tre, me sugg�re ma voisine, que le gar�on de Bab-el-Oued incarne, � sa mani�re, la dignit� de l’Alg�rien au milieu des d�combres. Peut-�tre. Mais o� vois-tu des d�combres, toi ?…

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