Panorama : KIOSQUE ARABE
Les �tats du “trou noir”


Le court dialogue qui suit n'a pas �t� tir� des colonnes d'un journal arabe. Ce n'est pas le d�but d'un nouveau talk-show consacr� � l'�tude de la "g�ographie" faciale de notre Biyouna nationale. C'est une br�ve histoire vraie, tellement vraie qu'elle en est path�tique et qu'elle pourrait constituer un pr�-g�n�rique lugubre du prochain film sur le d�clin national.

Cela se passe dans le salon de coiffure, carrefour d'�changes culturels par excellence, d'un quartier d'Alger. L'�change a lieu entre l'un des deux coiffeurs d�sœuvr� et un ami de passage mais c'est l'ami qui tient le crachoir, contrairement � la tradition. L'ami de passage est habill� fa�on "quinze b�tons". C'est-�-dire quinze millions de centimes, la somme qu'a d� co�ter, � vue de nez, l'accoutrement de notre personnage, entre bijoux en or, v�tements et chaussures de prix. Comme l'uniforme d�cline souvent la fonction, voici ce que le "patient" du premier coiffeur peut entendre en jargon local : "Donc, j'avais rendez-vous avec lui apr�s la pri�re du "dhor" mais ce n'est qu'apr�s la pri�re du "aasr" qu'il me "bipe". Je le rappelle et je lui dis "O� est-ce que tu es pass�?". Il me r�pond : "Je viens juste de terminer ma pri�re". "Bon, lui dis-je, et pour notre affaire? Moi je vais voir les fr�res � Barbes puis, avant la pri�re du "sobh", je d�barquerai du TGV en Belgique". "Oui, me dit-il, mais fais gaffe � Tahar. Oui, Tahar, sa marchandise, est "taiwan", alors fais gaffe !!! "Bon d'accord, que je me suis dit. J'arrive donc � Li�ges, je vais faire mes ablutions dans un h�tel de la place et je cherche la "kibla". J'ai du mal au d�but puis finalement je la trouve. J'accomplis mes trois "raquaate" et je lui t�l�phone � nouveau et je lui dis : "Alors, "lemsagher" (les jeunes), ils m'ont trouv� ma marchandise ou non? Oui, me r�pond-il, "ils" ont "travaill�" (1) un appartement � Neuilly et le gars, il ram�ne de la marchandise qu'on peut �couler au pays". "Bon, donc �vite de nous faire honte et donne lui son argent comme pr�vu, il habite en face de la mosqu�e de B…(2) dans les b�timents construits par la banque islamique". Vous avez remarqu� la r�f�rence constante � la pri�re et � la religion, y compris dans les indications d'adresses. Cette religiosit� qui ponctue le discours est un signe des temps. D�sormais, pour �tre, et surtout para�tre, un bon musulman, il faut organiser son agenda en fonction des pri�res du jour. Les trabendistes font peut-�tre œuvre de pionniers en la mati�re mais ce sont de larges pans de la soci�t� qui suivent la mode. La vie sociale s'organise autour des cinq pri�res et toute conversation qui n'inclut pas au moins une r�f�rence � l'une des cinq rel�ve d'un manque flagrant de savoir-vivre. Cet exemple illustre en tout cas l'�volution d'une soci�t� qui parle et s'habille d'islam mais dont les actes sont de plus en plus �loign�s de son esprit. Ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins. Et il n'est pas �tonnant de voir aujourd'hui des gouvernants arabes se r�clamer des valeurs de l'iIslam pour s'opposer aux r�formes d�mocratiques impos�es par l'histoire et l'environnement international. A ce sujet, le rapport du Programme des Nations unies pour le d�veloppement (PNUD) sur le d�veloppement humain dans le monde arabe en 2004 dresse encore un tableau sombre de la situation(3). En cela, il ne diff�re gu�re des deux rapports qui l'ont pr�c�d� en 2002 et en 2003. Les r�dacteurs reviennent encore sur ce qu'ils appellent le "mod�le arabe" de gouvernement qui f�d�re indiff�remment les r�gimes les plus divers. Ce mod�le se caract�rise essentiellement par les restrictions impos�es aux libert�s. Dans ce nouveau rapport, les hauts fonctionnaires et experts du PNUD s'enhardissent. Ils invoquent la notion de "l'Etat du trou noir" pour donner une image du mod�le arabe de gouvernance. Ils renvoient, en cela, � l'approche astronomique du "trou noir". Il se d�finit comme r�gion de l'espace dot�e d'un champ gravitationnel si intense qu'aucun rayonnement ne peut s'en �chapper. "L'Etat arabe moderne, dit le rapport, est l'incarnation politique de ce ph�nom�ne cosmique. Le pouvoir ex�cutif est "trou noir" qui transforme le champ social qui l'environne en un espace o� rien ne bouge, o� rien n'�chappe � son emprise." Et comme pour les �toiles �teintes � l'origine du trou noir, cet appareil (du pouvoir) "se replie sur lui-m�me, se r�tr�cit et r�duit d'autant l'espace autour de lui jusqu'au point de se d�liter". Sont cibl�s ici concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme ou d'un seul groupe et la centralisation des appareils. Cette centralisation est perceptible � travers l'inflation de la machine bureaucratique et une plus forte intervention de l'Etat dans l'�conomie. On note aussi un accroissement des d�penses consacr�es aux services de s�curit� et � l'arm�e au d�triment du produit national. Il est aussi question des droits de la femme toujours �voqu�s parce que toujours ignor�s. Les femmes, souligne le rapport, sont g�n�ralement confront�es � l'in�galit� et � la discrimination, dans les faits et dans les textes. En d�pit des progr�s r�alis�s, les efforts en faveur de l'�mancipation de la femme se heurtent encore � de nombreux obstacles. Ceci est manifeste dans le domaine de l'action politique ou l'�volution des statuts personnels. On peut relever encore l'incapacit� des institutions l�gislatives en place � prot�ger les femmes contre la violence. Que cette violence soit le fait du milieu familial ou qu'elle provienne de l'Etat ou de la soci�t�. Le rapport insiste sur le fait que la violence contre les femmes atteint son paroxysme dans les pays en proie � des conflits arm�s, en particulier au Soudan, en Somalie ou en Irak. Le rapport consacre enfin une place importante aux violations de la libert� d'expression. Il constate ainsi une forte augmentation des poursuites et des actes d'intimidation contre la presse. Quant � la production litt�raire, vous ne serez pas surpris que des chefs-d'œuvre comme les Mille et une Nuitsou Le Proph�te de Khalil Djibrane sont interdits dans de nombreux pays arabes. C'est un regard moins pessimiste que jette Khaled Chawkat sur l'Alg�rie de 2005. Khaled Chawkat dirige le "Centre d'appui � la d�mocratie dans le monde arabe", bas� bien s�r � La Haye. Il dresse dans le magazine Elaphun bilan assez positif de l'�re Bouteflika en insistant sur le retour de la s�curit� et sur l'embellie �conomique. Toutefois, il manifeste une certaine appr�hension devant ce qu'il appelle des tendances au pouvoir personnel. Se basant sur ce qu'il a vu et entendu lors de son s�jour en Alg�rie, Khaled Chawkat cite en exemple la t�l�vision. Parlant des journaux t�l�vis�s qu'il a suivis, il observe une r�gression par rapport � ce qu'il a vu il y a cinq ans. "Cela se passe comme ailleurs dans le monde arabe. Les journaux t�l�vis�s consacrent l'essentiel de leur temps aux activit�s, aux discours et aux audiences et aux r�alisations du pr�sident". Citant le "redressement" du FLN et sa pr�sidence offerte � Bouteflika et l'absence d'opposition r�elle, l'auteur craint le retour d'une "Alg�rie arabe" mais dans ses aspects n�gatifs du monde arabe comme le pouvoir personnel � vie, l'opportunisme et le client�lisme. "Nous voulons que l'Alg�rie soit arabe, mais qu'elle soit aussi d�mocratique. Et sans d�mocratie, on ne peut envisager un arabisme porteur d'espoir", conclut Khaled Chawkat. A.H.

(1) On ne sait pas si "travailler" signifie ici cambrioler un appartement et revendre le butin � Barb�s ou bien le remettre � neuf et acheter des marchandises avec le salaire per�u.
(2) J'ai volontairement omis de donner la bonne adresse.
(3) Disponible en arabe et en anglais sur : www.undp.org

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