Panorama : CHRONIQUE DES TEMPS SORDIDES
Sabrina et les membres du CICI
Par Ma�mar FARAH Chroniquetemps@yahoo.fr


Les absents ont toujours tort. En ce jour de r�union inaugurale du CICI (Comit� inter associatif de conseils et d’initiative), Sabrina, la belle secr�taire de s�ance, avait pr�par� un gros et croustillant g�teau qu’elle comptait servir avec un succulent jus de fraises.

Les membres appr�ciaient g�n�ralement les talents culinaires de Sabrina mais ils voudraient en dire autant de ses qualit�s professionnelles, elle qui passait le plus clair de son temps au t�l�phone. Et quand elle quittait le standard, c’�tait pour r�pondre au mobile… Enfin, on n’allait pas changer le monde et il serait malheureux de faire le proc�s de la pauvre Sabrina au moment o� la majorit� des membres se payaient du luxe sur le dos de l’�tat. L’ordre du jour de cette r�union inaugurale �tait d’une importance capitale. D’abord, il intervenait dans une conjoncture particuli�re. Les conjonctures sont toujours particuli�res chez nous. Nous �tions � la crois�e des chemins, comme d’habitude, et bien malin celui qui pr�dira quand nous quitterons ce foutu carrefour o� nous stationnons depuis quarante ans ! Le nouveau code de la route n’�tait d’aucune utilit� car, � force de stagner dans cet embranchement, nous avions cr�� un terrible bouchon qui paralysait la circulation ! L’heure �tant grave, il y allait de l’avenir des g�n�rations futures. Il fallait mobiliser toutes les forces vives de la nation pour relever ces d�fis et, comme dirait l’autre, l’Alg�rie sortira encore une fois victorieuse de la grave crise qu’elle traverse ! Sauf, qu’elle n’est plus capable de se qualifier au Mondial de football, qu’elle ne gagne plus de m�dailles aux Jeux olympiques et qu’elle supplie les terroristes de quitter leurs fiefs montagneux pour venir d�guster le couscous de l’amnistie ! Enfin, passons ! Ce n’�tait pas les probl�mes les plus graves. Il y en avait d’autres, autrement plus s�rieux, qui turlupinaient l’esprit de la pauvre Sabrina ainsi que ceux des membres du CICI r�unis pour �tudier un volumineux dossier qui leur �tait soumis par l’APDES (Association des Parlementaires D�pit�s par l’Etat G�n�ral de la Soci�t�). Lorsque A.L., dit aussi Lembaza�, -eu �gard � sa forte corpulence-, pr�sident de s�ance, entama la lecture du rapport de pr�sentation, un silence imposant s’installa dans la salle, � peine perturb� par le bruit d’un robinet mal ferm� qui coulait dans la salle d’eau, mitoyenne de la tribune de presse. Le Doctour Lembaza� sautait points et virgules et fon�ait sur le texte comme un �l�ve ayant appris par cœur sa le�on et qui avait peur de perdre le fil de la r�citation s’il s’arr�tait au milieu. Apr�s les premi�res phrases protocolaires, le pr�sident de s�ance entama le vif du sujet : � Nous sommes r�unis aujourd’hui pour �tudier un dossier volumineux qui aura des r�percussions positives sur la vie de nos concitoyens. Le texte qui nous est soumis aujourd’hui �mane de la volont� populaire puisqu’il est propos� par l’Association des Parlementaires D�pit�s par l’Etat G�n�ral de la Soci�t�. En clair, cette haute structure de la pens�e multiple r�unifi�e tout d’un coup, nous propose de r�fl�chir sur les sujets qui conditionnent l’avenir de la soci�t�. Nous devons trouver des r�ponses claires aux probl�mes qui nous sont pos�s. Et, surtout, nous devons �viter la d�magogie. Je les vois d’ici ceux qui ne sont pas d’accord avec nous ! Ils vont faire dans le populisme, la critique n�gative, l’insulte m�me ! Puisque nous voulons le bien du pays, nous avons automatiquement raison ! Et puisque nous avons raison, ces opposants de pacotille ont forc�ment tort ! Nous leur disons qu’ils ne m�neront pas l’Alg�rie � la ruine et � la d�solation ! Nous serons l� pour nous opposer � leurs funestes desseins ! �. La salle applaudissait � se rompre les doigts. Certains, bien malins, avaient choisi de taper sur les pupitres. Cela faisait beaucoup de bruit et pas mal du tout aux mains. Lembaza� continuait sur la lanc�e : � Chaque pouce de ce territoire vaste comme cinq fois la France a �t� irrigu� par le sang des martyrs et il n’est pas question aujourd’hui de laisser la r�action et la bourgeoisie �craser les classes ouvri�res… � Une lampe rouge s’alluma sous le pupitre. La salle, interloqu�e, n’applaudissait plus ! Visiblement, Lembaza� s’emm�lait les pattes et confondait les �poques. Cette phrase figurait dans l’un de ses anciens discours prononc� devant le Cercle des Paysans Progressistes, � l’�poque o� il dirigeait l’Amicale des Boulangeries Socialistes. Faute grave qui sera certainement sanctionn�e par une mise � pied, � cheval et m�me � dos d’�ne, mais on n’en �tait pas l� encore et le pr�sident de s�ance s’empressa de rectifier : � Et il n’est pas question de laisser les nostalgiques et les rentiers s’opposer aux r�formes et � l’�conomie de march� �. L�, il fallait applaudir et fort ! Certains se lev�rent m�me, mais, r�alisant que le reste de l’assistance s’en foutait royalement et continuait de reluquer le buste g�n�reux de Sabrina, ils se rassirent avec une mine vraiment d�pit�e. Lembaza� arriva enfin au vif du sujet : � Aujourd’hui, deux probl�mes pr�occupent ceux qui nous ont fait confiance et qui attendent de nous des conseils :
-Probl�me n�1 : Comment g�rer le cas d’un prisonnier qui ne veut pas c�der ?
-Probl�me n�2 : Quelle est l’utilit� politique de l’�levage de l’autruche en Alg�rie ? � Apr�s le discours inaugural de M. A.L., un d�bat s’engagea entre les membres. Un gars au corps monumental, coiff� d’une ch�chia proposa de mettre une cam�ra dans la cellule du prisonnier qui refusait de dire pardon ! Un autre, dont les yeux �taient braqu�s en permanence sur Sabrina eut la lumineuse id�e de demander simplement que l’on lib�re le prisonnier. Offre qui fut conspu�e par l’aile droite des membres dont le chef, un ancien terroriste amnisti� avant l’amnistie, portait en permanence un brassard noir avec une t�te de mort et l’inscription : � Mort aux journalistes ! Pas de prison, pas de potence, le couteau ! �. Et m�me si elle retint l’attention de quelques sages, install�s au balcon, cette proposition fut rejet�e par l’assistance car �elle manquait de r�alisme et pouvait encourager d’autres journalistes, bien calmes ces derniers temps, � vouloir dire la v�rit� et cela n’est pas compatible avec les int�r�ts sup�rieurs du pays. En effet, cela risque de donner une mauvaise image de l’Alg�rie. � N’y tenant plus et bien qu’elle n’avait aucun droit � la parole, la secr�taire se leva brusquement et lan�a en hurlant : � C’est quoi, les int�r�ts sup�rieurs de l’Alg�rie ? � Lembaza� invita Sabrina � plus de retenue et deux malabars la plant�rent sur son si�ge sans m�nagement. La s�ance put se poursuivre et, pour �clairer l’assistance, on invita un sp�cialiste � lire son rapport. Ce dernier expliqua que le prisonnier �tait d’une race � part. Il pouvait obtenir une lib�ration imm�diate s’il voulait coop�rer, mais toutes les tentatives men�es pour l’amadouer ont �chou� ! Apr�s une �tude minutieuse men�e par plusieurs experts, il s’est av�r� que ce prisonnier avait r�ussi � inverser, par on ne sait quel miracle, le cycle naturel du sommeil. Toute la journ�e, il semblait dormir debout. Parfois, il disait � ses compagnons de cellule : � je suis en train de faire un cauchemar, parlez lentement ! � �videmment, ces derniers le traitaient de fou. Mais, la nuit venue, il se mettait � r�ver et l� il nageait dans le bonheur. Cette capacit� de vivre dans la f�licit�, la moiti� du temps qu’il passait en prison, l’avait totalement transform�. Certains trouvaient m�me qu’il �tait mieux, psychologiquement et moralement, que lorsqu’il se trouvait dehors ! A la question de savoir quels �taient donc ces r�ves qui le rendaient si heureux, le sp�cialiste r�pondit : � Oui, c’est une question qui m�ritait d’�tre pos�e. Avec des appareils sophistiqu�s, nous avons pu d�couvrir que le prisonnier r�vait de bonheur familial. Il se voyait entour� par sa femme et ses enfants et cela le rendait heureux. Il se voyait � la t�te d’une r�daction qui n’avait pas peur et cela ajoutait � son bonheur… � �videmment, une partie des membres demanda illico presto que l’on censure ces r�ves. Mais l�, le sp�cialiste n’avait plus qu’� avouer : � Vous pouvez tout censurer, sauf le r�ve ! � Alors, le chef de l’aile droite proposa de mettre les r�ves en prison. La r�solution fut vot�e � l’unanimit�. Heureux d’avoir vot� oui, oui, oui (ils adorent �a !), les membres pass�rent au second point inscrit � l’ordre du jour : l’�levage des autruches. Leur production est certes au stade de l’exp�rimentation, mais le plein r�gime sera effectif � compter de 2006. Et � ceux qui ne comprenaient pas l’int�r�t politique de ce sujet, Lembaza� expliqua : � Idiots ! Que fait une autruche le plus clair de son temps ? Elle se terre la t�te dans le sable, pour ne pas voir ce qui se passe autour d’elle ! � Lorsqu’il cl�tura la s�ance, Lembaza� n’avait devant lui que des corps courb�s. Mais cela n’�tait pas nouveau. Ce qui l’�tait par contre, est le fait que tous les membres avaient enfoui leurs t�tes sous les pupitres et il n’y avait plus que la belle frimousse de Sabrina, sem�e de deux yeux interrogateurs sous une chevelure outrageusement blonde, qui continuait de s’agiter dans tous les sens. Elle �tait impatiente de servir son cake. M.F.

P.S. : �videmment, ce texte est une pure fiction et tout rapprochement avec des faits r�els ayant exist� ou existant, rel�verait d’un pur hasard. Quant � Mohammed Bechicou, j’aurai tant aim� qu’il soit r�compens� par le prix d’El Khabar, sans renier le choix qui s’est port� sur la courageuse journaliste italienne Guliana Sgrena. J’ai connu Omar Ouartilene quelques semaines avant le lancement d’El Khabar. Il venait chaque matin � la fen�tre de mon bureau – qui donnait sur cette belle all�e de la Maison de la presse- pour prendre des nouvelles du Soir d’Alg�rie, premier quotidien ind�pendant. C’est ce que j’ai retenu de cet homme, simple, courtois, authentique, profond�ment passionn� de journalisme, qui m’autorise � dire aujourd’hui qu’il aurait �t� vraiment heureux de voir le prix qui porte son nom honorer le combat d’un des n�tres : le c�l�bre prisonnier d’El Harrach. Sans rancune.

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