Actualit�s : Contribution
LA PROBL�MATIQUE DES RAPPORTS DE L'INTELLECTUEL ORGANIQUE A LA GUERRE DE LIB�RATION NATIONALE EN ALG�RIE
Illustration � travers l’itin�raire du colonel Lotfi -1re partie-


Par Mohamed Chafik MESBAH, officier sup�rieur de l’ANP en retraite, docteur d’Etat en sciences politiques, dipl�m� du Royal College of Defence Studies.
Actualit� de la probl�matique des rapports de l’intellectuel alg�rien � la guerre de Lib�ration nationale
Lorsque refermant les pages du livre autobiographique de mon ami, Si Mohamed Lemkami, je m’�tais d�cid� � m’int�resser, de mani�re plus attentive, � l’itin�raire atypique de Boudghene Benali, le futur colonel Lotfi, je n’imaginais pas que j’allais devoir, de sit�t, soumettre la trajectoire fulgurante de cet attachant chef militaire aux crit�res de l’analyse sociologique la plus ardue.
Le colonel Lotfi a-t-il offert, par sa vie furtive mais tr�pidante, un mod�le achev� de l’intellectuel organique, mobilis�, de mani�re m�thodique et exaltante, au profit d’une cause d�termin�e, qui plus est, une cause �minemment morale ? Naturellement, la question m�rite d’�tre pos�e puisque sa substance renvoie, en filigrane, � ces rapports, tant�t sereins, tant�t tendus, souvent ambigus �tablis, tout le long de la guerre de Lib�ration nationale, entre intelligentsia nationale et dirigeants politico-militaires de la R�volution. Me r�clamant, � l’instar de nombre de mes compagnons, de l’exemple du colonel Lotfi — et ce n’eut �t� l’humilit�, � l’instar de toute la g�n�ration d’intellectuels qui a succ�d� � Lotfi voulant reprendre son flambeau —, c’est avec �motion que j’aborde cette probl�matique, prenant la peine de souligner, cependant, que la communication qui vous est propos�e n’est pas encore un produit parfaitement �labor� car je n’en suis qu’aux pr�liminaires dans cette reconstitution laborieuse de la biographie exhaustive du d�funt Boudghene Benali, r�colte d’informations et de mat�riaux qui conduit, d’ailleurs, par intermittence, � un d�passement des termes de la probl�matique conceptuelle initiale. Quels m�canismes occultes, quels ressorts psychologiques masqu�s expliquent le divorce plus ou moins av�r� entre intelligentsia nationale et direction politico-militaire de la R�volution ? Quels mobiles id�ologiques ont pr�sid� � cette vocation contrari�e des intellectuels � diriger les processus de transformation historique en Alg�rie, car ils n’ont pu, de mani�re significative, acc�der au cœur du pouvoir, c'est-�-dire au sommet du commandement politico- militaire pour exercer le r�le qu’ils auraient d�, l�gitimement, assumer dans la conception de la strat�gie de guerre et les modalit�s de sa mise en œuvre ? C’est fort � propos que cette interrogation nous renvoie au destin tragique de Abane Ramdane, destin suffisamment connu pour qu’il soit n�cessaire d’y revenir, celui du colonel Lotfi auquel je consacre mes efforts, pr�sentement, sera �voqu�, �videmment, mais comment oublier, d�sormais, tout aussi tragique que celui de Abane Ramdane, la fin du colonel Mohamed Lamouri, cet officier de la Wilaya 1, qui, apr�s avoir suivi les enseignements de l’institut Ben-Badis, puis des universit�s de la Zitouna et des Quarawiyines, se plongea dans le militantisme au sein du PPA-MTLD, en M�tropole, avant de rejoindre la wilaya des Aur�s o� il gravit, � l’�preuve du combat, la hi�rarchie du commandement et des grades, �tape qui le conduisit � Tunis pour assurer un meilleur approvisionnement de guerre de ses compagnons de maquis. Tunis o� il per�ut, rapidement, les anomalies du fonctionnement du CCE dont il contesta les principes et la m�thode, ce qui lui valut d’�tre emprisonn� puis condamn� � mort, � la faveur d’un proc�s qui n’a pas d�voil� tous ses secrets, puis ex�cut�. Il existe de grandes similitudes entre le parcours des uns et des autres parmi ces intellectuels organiques, des modalit�s de leur �veil � la conscience nationale, en passant par leur conduite personnelle, profond�ment �thique et exigeante, jusqu’� leurs attentes, parfois presque pu�riles, en mati�re de bonne gouvernance dans la conduite d’une guerre r�volutionnaire... Les analyses les plus autoris�es sur la crise qui affecte notre pays, surtout celles qui comportent une dimension historique et sociologique, ne peuvent manquer de mettre en �vidence l’impact irr�parable qui a r�sult� de la disqualification du potentiel intellectuel national dans la conception et la conduite du processus de d�veloppement de l’Alg�rie. C’est l’une des clefs qui rendent intelligible le processus de d�voiement de la guerre de Lib�ration nationale. C’est une banalit�, donc, que de souligner l’importance du d�bat que nos h�tes, les animateurs de l’association Ecolymet de Tlemcen se proposent d’inaugurer aujourd’hui, � travers l’examen du r�le des intellectuels dans la soci�t�, en me confiant, � cet �gard, la mission d�licate de d�fricher le terrain par une r�flexion scientifique � propos de l’influence de ces m�mes intellectuels sur le cours de la guerre de Lib�ration nationale.
La probl�matique des rapports de l’intellectuel � la soci�t�
Entamons la r�flexion, si vous le permettez, par une interrogation centrale, d’ordre doctrinal, qui a trait � la probl�matique des rapports de l’intellectuel � la soci�t�. Il est clair, en effet, que c’est le r�le social de l’intellectuel qui appelle notre attention. De ce point de vue, nul autre penseur, y compris parmi les th�oriciens marxistes les plus en vue, n’a d�pass� les termes de la r�flexion men�e, en son temps, par le philosophe italien Antonio Gramsci qui a le plus rigoureusement diss�qu� les rapports de l’intellectuel � la soci�t�. C’est Antonio Gramsci qui a �tabli cette loi, non encore d�mentie, qui dispose que �chaque groupe social, naissant sur le terrain originel d’une fonction essentielle, dans le monde de la production �conomique, cr�e en m�me temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent son homog�n�it� et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine �conomique, mais aussi dans le domaine politique et social…�. S’attardant, justement, sur le r�le social de l’intellectuel organique, Antonio Gramsci pr�cise que celui-ci consiste � �susciter, chez les membres de la classe � laquelle il est reli� organiquement, une prise de conscience de leur communaut� d’int�r�ts, de provoquer au sein de cette classe une conception du monde homog�ne et autonome �.C’est en ce sens, pr�cise- t-il que �l’intellectuel a pour fonction d’homog�n�iser la conception du monde de la classe � laquelle il est organiquement reli�, c'est-�-dire, positivement, de faire correspondre cette conception � la fonction objective de cette classe dans une situation historique d�termin�e ou, n�gativement, de la rendre autonome en expurgeant de cette conception tout ce qui lui est �tranger�. Revenons un moment sur cette notion d’intellectuel organique pour r�cuser l’id�e d’une classification m�canique des intellectuels, selon les dipl�mes ou le statut universitaire. Antonio Gramsci entrevoit, parfaitement, les limites m�thodologiques de cette d�marche puisqu’il souligne bien que sa conception de l’intellectuel �pouse un champ beaucoup plus large : �J’�largis beaucoup, dit-il, la notion d’intellectuel et je ne me limite pas � la notion courante qui ne tient compte que des grands intellectuels �.
Pour lever, totalement, l’ambigu�t� sur la question, il pr�cise que �dans n’importe quel travail physique, m�me le plus m�canique et le plus d�grad�, il existe un minimum de qualification technique, c'est-�-dire un minimum d’activit� intellectuelle cr�atrice … c’est pourquoi l’on pourrait dire que tous les hommes sont des intellectuels ; mais tous les hommes n’exercent pas dans la soci�t� la fonction d’intellectuel�. V�ritable pr�curseur dans la refondation du statut de l’intellectuel, Antonio Gramsci r�cuse le d�terminisme primaire de la doctrine marxiste. Il met en �vidence, plut�t, l’autonomie relative de l’intellectuel organique : �l’intellectuel n’est pas le reflet de la classe sociale : il joue un r�le positif pour rendre plus homog�ne la conception naturellement h�t�roclite de cette classe�. L’approche doctrinale esquiss�e par Antonio Gramsci s’av�re, toutefois, incompl�te. L’attention doit �tre port�e, en effet, sur la dichotomie mise en �vidence par le sociologue allemand Max Weber entre “�thique de la conviction” et “�thique de la responsabilit�”, � propos de la conduite de l’homme politique, par essence, un homme intellectuel. C’est, souvent, en effet, un �cueil moral qui obstrue le chemin abrupt du pouvoir lorsque c’est l’intellectuel qui l’arpente. De toutes les cat�gories sociales, c’est, incontestablement, l’intellectuel qui pr�sente la plus grande aptitude � ressentir la dimension �thique des situations et des responsabilit�s. L’intellectuel est partag�, en effet, entre ces deux �thiques comme le souligne Max Weber en �crivant que le �partisan de l’�thique de responsabilit� (qui) comptera avec les d�faillances communes de l’homme et estimera ne pas pouvoir se d�charger sur les autres des cons�quences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les pr�voir� tandis que �le partisan de l’�thique de conviction ne se sentira responsable que de la n�cessit� de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’�teigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale� . L’intellectuel organique est, souvent, impuls� par une fibre morale qui le conduit � privil�gier la seule ��thique de la conviction�. Max Weber souligne bien, � ce propos, l’imp�ratif de concilier ��thique de la responsabilit� et ��thique de la conviction� pour tout pr�tendant � �la vocation politique �. � L’�thique de la conviction et l’�thique de la responsabilit� ne sont pas contradictoires�, �crit Max Weber; au contraire, pr�cise-t- il �elles se compl�tent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c'est-�-dire un homme qui peut pr�tendre � “la vocation politique”�. Pour autant, cette harmonie possible n’efface pas, totalement, la part du paradoxe. Max Weber toujours rel�ve avec pertinence que �celui qui, en g�n�ral, veut faire de la politique et surtout celui qui veut en faire sa vocation doit prendre conscience de ces paradoxes �thiques et de responsabilit�s � l’�gard de ce qu’il peut lui-m�me devenir sous leur pression… il se compromet avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence�. Cette mise en garde solennelle renvoie au drame qui se noue dans la conscience de l’intellectuel chaque fois qu’il doit passer � l’action et que l’imp�ratif moral semble l’en emp�cher. Malgr� les contextes tout � fait dissemblables, comment ne pas se rem�morer, � cet endroit, le cri path�tique du po�te Almoutanabbi lequel avait, faut-il le rappeler, berc� les r�veries de jeunesse du colonel Lotfi :
�La vie est limpide pour l’ignorant, comme pour celui dont la conscience ne s’�veille � rien, ni aux �v�nements du pass�, ni � ceux que laisse surgir l’avenir proche ou lointain�.
Tout le drame o� se d�bat l’intellectuel en butte avec sa conscience est superbement �voqu� par notre fougueux et romantique po�te. Cette �vocation de la dimension �thique de l’engagement de l’intellectuel organique n’est pas fortuite dans le corps de notre probl�matique. Nous verrons comment le colonel Lotfi a su concilier entre l’imp�ratif d ��thique de la conviction�et celui �d’�thique de la responsabilit� �.
Du statut complexe de l’intellectuel organique

Ce qui peut sembler, ainsi, clart� doctrinale ne doit pas faire illusion. Le statut de l’intellectuel organique n’est pas aussi �vident qu’il ne se donne � lire. Toute sa complexit� appara�t lorsque l’analyse prend une allure concr�te, � travers l’examen de ce statut de l’intellectuel dans ses rapports aux d�terminants psychologiques, sociologiques et politiques o� se d�ploie le monde r�el. Le statut de l’intellectuel organique pr�sente, en effet, une certaine complexit� au plan de l’analyse. Il s’agit d’examiner ce statut � la lumi�re des rapports � la conscience propre, � l’environnement familial, � l’environnement social, � l’environnement politique mais aussi aux r�alit�s universelles, tant l’intellectuel se pr�te, parfois, � vouloir �tre ‘’la conscience du monde‘’. Ce sont ces param�tres qui peuvent permettre d’identifier, de mani�re plus fiable, les caract�ristiques de ce statut et faciliter, le cas �ch�ant, la d�finition du profil id�al de l’intellectuel organique.
Les param�tres d’analyse

Examinons, donc, ces param�tres que nous �voquions tant�t.
- Rapports � la conscience propre : En r�gle g�n�rale l’intellectuel organique, t�t ins�r� dans des rapports sociaux tr�s r�els, se distingue par un �veil brutal � la r�alit� du monde, une intuition psychologique des ph�nom�nes plus intense et un engagement pr�coce dans la sph�re de la responsabilit�.
- Rapports � l’environnement familial
Selon qu’il se r�clame ou se d�marque de son appartenance familiale, l’intellectuel organique adopte une attitude d’identification ou de n�gation. Dans l’un ou l’autre cas, il se distingue par une assimilation pertinente de l’environnement qui lui permet d’acc�der � une r�flexion plus sereine, confort�e par une distanciation conceptuelle qui favorise � la vigilance �pist�mologique� dont fait �tat le sociologue fran�ais Pierre Bourdieu. Il est permis d’imaginer que le positionnement de l’intellectuel organique vis-�-vis de son environnement familial constitue une mise � l’�preuve pratique avant qu’il n’acc�de, v�ritablement, au statut d’intellectuel artisan de l’histoire.
- Rapports � l’environnement social

C’est un processus presque identique qui r�git les rapports de l’intellectuel organique � son environnement social. L’intellectuel organique se distingue, en effet, par sa capacit� � ins�rer les ph�nom�nes sociaux, dans leur globalit�, sous la forme d’un processus de transformation historique. Il reste que cette agilit� conceptuelle doit se prolonger dans une volont� d’agir sur les �v�nements. Souvent, toutefois, la d�marche de l’intellectuel organique ne peut �tre circonscrite � cette seule sph�re sociale. Les rapports de l’intellectuel organique � son environnement social pr�figurent, fatalement, un engagement politique dont ils constituent le pr�-positionnement.
- Rapports � l’environnement politique

L’intellectuel organique, nous l’avons compris, finit toujours par investir le champ politique. C’est au niveau de la sph�re politique, en effet, qu’il donne � son engagement toute sa signification et qu’il lui procure toute sa force d’impact. Ce qui distingue, fondamentalement, l’intellectuel organique, c’est sa capacit� � ins�rer les ph�nom�nes observ�s dans une probl�matique historique de transformation de la r�alit� sociale. Une mission qui implique, forc�ment, un engagement politique. C’est en ce sens que les intellectuels organiques sont, in�luctablement, confront�s � une �tape d�termin�e de leur trajectoire, au d�fi de l’engagement politique. Ce n’est point le hasard qui place, � la t�te des mouvements sociaux de dimension historique, des �lites, au sens d’intellectuels organiques, directement ins�r�s dans le processus en cours. Capables, � la fois, de donner � ce mouvement une homog�n�it� substantielle et une efficacit� optimale dans le d�roulement. M. C. M. � suivre…

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