Panorama : A FONDS PERDUS
“Coloniser exterminer”
Par Ammar Belhimer


Bachir Boumaza a trouv� la formule magique pour diff�rencier l’officier sup�rieur nazi du g�n�ral de colonie fran�ais : “Le premier cache ses crimes, les regrette et s’en repent ; le second s’en vante.” Olivier Le Cour Grandmaison confirme et �taie le propos dans une r�cente publication d’une exceptionnelle qualit� scientifique.
On connaissait L’Alg�rie des anthropologues et L’honneur de Saint-Arnaud, comme œuvres majeures � la connaissance de la guerre de l’Etat colonial, sign�es d’intellectuels fran�ais courageux qui auront ainsi fait davantage que toutes les lignes de cr�dit et les mouvements d’�changes de biens et de capitaux pour r�concilier durablement deux peuples des deux rives de la M�diterran�e. Il faudra, d�sormais, leur ajouter une troisi�me : Coloniser exterminer d’Olivier le Cour Grandmaison, paru r�cemment chez Fayard � Paris. Il faut arriver � la conclusion de l’ouvrage pour conna�tre les raisons de cet int�r�t scientifique � revenir sur des faits qu’on croyait pass�s � la trappe du trait� d’amiti� pr�vu pour la fin de l’ann�e en cours. Mercredi 5 mars 2003, la pr�sidence de l’Assembl�e nationale fran�aise enregistre la proposition de loi n� 667 d�pos�e par de nombreux d�put�s. Parmi eux se trouve Phillipe Douste Blazy, devenu aujourd’hui ministre des Affaires �trang�res. L’auteur est frapp� par la teneur des brefs attendus de la loi ; ils sont ainsi r�dig�s : “L’histoire de la pr�sence fran�aise se d�roule entre deux conflits : la conqu�te coloniale de 1840 � 1847, et la guerre d’ind�pendance qui s’est termin�e par les accords d’Evian en 1962. Pendant cette p�riode, la R�publique a cependant apport�, sur la terre d’Alg�rie, son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture et sa langue, et beaucoup d’hommes et de femmes, souvent de condition modeste, venus de toute l’Europe et de toutes confessions, ont fond� des familles sur ce qui �tait alors un d�partement fran�ais. C’est en grande partie gr�ce � leur courage et leur go�t d’entreprendre que le pays s’est d�velopp�. C’est pourquoi (...) il nous para�t souhaitable et juste que la repr�sentation nationale reconnaisse l’œuvre de la plupart de ces hommes et de ces femmes qui par leur travail et leurs efforts, et quelques fois au prix de leur vie, ont repr�sent� pendant plus d’un si�cle la France de l’autre c�t� de la M�diterran�e.” En r�action, au “mythe d’une colonisation g�n�reuse et civilisatrice”, � “l’aveuglement pris pour une preuve de courage et de lucidit�” et � un “stup�fiant n�gationnisme”, l’auteur replonge dans les t�n�bres de la guerre et de l’Etat colonial. La guerre d’abord. A l’origine, l’Alg�rie est une r�ponse coloniale � une impasse sociale et m�me carc�rale ; cette terre r�put�e si riche en ressources naturelles mal exploit�es par des “indig�nes” paresseux et barbares est destin�e � accueillir le “trop-plein” turbulent et dangereux de la m�tropole. Une vocation qui pr�vaudra jusqu’aux noces sanglantes de la R�publique et du colonialisme conclues par les constituants de 1848 en vertu d’une formule qui fera flor�s : “L’Alg�rie, c’est la France.” Dans l’intervalle, l’intention et le fait convergent pour des projets destin�s � bouleverser la carte raciale de la colonie par “l’extermination de tout ou partie des “Arabes” au motif que, appartenant � une race inf�rieure et r�tive � la civilisation, ils devaient �tre an�antis — le sort r�serv� aux Indiens d’Am�rique ou aux Aborig�nes d’Australie �tant un pr�c�dent abondamment sollicit� pour soutenir cette perspective”. Montagnac, qui a servi sous les ordres de Lamorci�re, avant de tomber avec ses hommes lors de la bataille de Sidi-Brahim en septembre 1845 traduit bien cet �tat d’esprit lorsqu’il �voque les moyens idoines pour venir � bout de “l’indig�ne” : il s’agit ni plus ni moins que de “tuer tous les hommes jusqu’� l’�ge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des b�timents, les envoyer aux �les Marquises ou ailleurs ; en un mot, an�antir tout ce qui ne rampera pas � nos pieds comme des chiens”. Longuement cit�s, L. Moll et E. Bodichon semblent �tre les deux principaux pionniers ou “pr�dicateurs scientifiques” de l’extermination, l’an�antissement ou la dissolution de l’�l�ment “indig�ne”. Bodichon a notamment le m�rite d’�laborer le concept de vie sans valeur pour fonder th�oriquement la destruction des races inf�rieures, inutiles et nuisibles des colonies. La guerre coloniale en Alg�rie est conforme � la taxinomie des colonies arr�t�es par A. Girault (1865-1931) : � c�t� des colonies de commerce, d’exploitation et de plantations, il �voque les colonies de peuplement comme les Etats- Unis, l’Australie, la Nouvelle- Z�lande et l’Alg�rie. Extermination et g�nocide assurent l’espace vital � l’�l�ment colonisateur qui “au lieu de se superposer simplement � l’�l�ment indig�ne, se substitue � lui en le refoulant ou en le d�truisant”. C’est pourquoi, le concept d’espace vital a une histoire qui ne se confond pas avec celle du nazisme, quand bien m�me elle la rejoint. Il tient � une histoire, distincte et plus ancienne, qui date de la conqu�te de l’Alg�rie. Enti�rement orient�e sur l’extermination de l’�l�ment “indig�ne”, la guerre coloniale que m�ne l’arm�e d’Afrique va consacrer des techniques d’une particuli�re cruaut� : “massacrer les populations civiles et les prisonniers d�sarm�s dont le corps sont couramment mutil�s par les soldats fran�ais qui exhibent t�tes ou oreilles comme autant de troph�es souvent r�mun�r�s par leurs sup�rieurs, ruiner les villages et les villes, s’emparer des troupeaux et des vivres, d�truire les cultures et les plantations, enfin terroriser les survivants”. Les enfumades spectaculaires et meurtri�res d’un ennemi sans d�fense par le colonel P�lissier dans la r�gion du Dahra en 1845 sont relativement connues. Elles s’ajoutent � celles de Cavaignac, puis de Canrobert en juin 1845. Enfin, quelques mois plus tard, poursuivant la tribu des Ouled- Riah qui s’est retranch�e dans une grotte, Saint-Arnaud opta pour la m�me solution : “M�thodique, il prend son temps, reconna�t le terrain afin de d�terminer les moyens dont il a besoin pour contr�ler la zone qui s’�tend sur deux cents m�tres et comprend cinq entr�es. Lui aussi se conforme aux r�gles de l’art qu’il expose en d�tail. Le 9 ao�t 1845, il fait effectuer des travaux de si�ge, organise le blocus, mine le sol et place des p�tards aux entr�es pour ne laisser aucune chance aux assi�g�s qui, compl�tement cern�s, ne peuvent plus fuir d�sormais.” Dans une lettre adress�e � son fr�re, Saint-Arnaud �crira : “Je fais herm�tiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimeti�re. La terre couvrira � jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne que moi ne sait qu’il y a l�-dessous cinq cents brigands qui n’�gorgeront plus les Fran�ais.” En r�alit�, plus de mille personnes avaient p�ri. Plus syst�matiques sur une longue p�riode sont les razzias. Elles consistent � vider les silos, raser les demeures, d�truire les cultures et les r�coltes. En fait, de quoi ruiner et �loigner de leurs terres les tribus insoumises. Elles ont pour corollaire la famine pour les survivants. Le plan Challe aura �t�, en 1959, sous la Ve R�publique, c’est-�-dire l’actuelle, la derni�re illustration. Il reste les tortures, les mutilations et les profanations sur lesquelles l’auteur revient longuement. Ici, il s’agit de mettre en pi�ce de cadavre pour redoubler la mort physique par une mort symbolique emp�chant “l’h�ro�sation du guerrier et sa glorification comme martyr du djihad men� contre les Fran�ais”. Pour couronner le tout, sur 166 mosqu�es que comptait Alger avant l’occupation, 21 seulement restent affect�es au culte musulman, les autres sont d�truites ou transform�es en �glises. L’association des crimes coloniaux � ceux des nazis trouve une autre illustration : les cimeti�res sont fouill�s et les ossements humains vendus au commerce. L’utilisation des squelettes � des fins industrielles pour la fabrication du charbon animal est un fait av�r� en 1833 et 1834. Le 19 mars 1833, en guise de repentir, le responsable de la Chambre de commerce des colonies reprocha au docteur S�gaud qui avait �bruit� l’affaire d’avoir “d�voil� ce trafic et risqu� ainsi de nuire � la prosp�rit� des raffineries fran�aises”. La guerre coloniale a ceci de particulier qu’elle est, notamment apr�s la nomination de Bugeaud, totale, sans fin et sans bornes d’aucune sorte, avec une militarisation compl�te et d’une extr�me violence de l’espace et des populations qui s’y trouvent. En l’espace de quarante-deux ans, de 1830 � 1872, la population globale passe de 3 millions � 2 125 000, soit une perte de 875 000 personnes. Une �volution que confortaient les chantres de la disparition des races inf�rieures. “Au termes de ce processus, �crit l’auteur, la vie, le corps et la mort m�me sont susceptibles de perdre toute valeur ; la premi�re peut �tre d�truite en masse, le deuxi�me martyris� et la troisi�me outrag�e sans que ces comportements heurtent particuli�rement les contemporains. La seconde partie de l’ouvrage traite de l’Etat colonial, un �tat d’exception permanent domin� par un gouverneur g�n�ral disposant de pouvoirs exorbitants et qualifi� de “tyrannie militaire.” La France recouvre une “m�moire paradoxale”. Le ministre des Affaires �trang�res, M. Michel Barnier, a de la peine � expliquer que “la loi n’est pas � lire autrement” que par son “principal objet de prendre d’importantes mesures � caract�re fiscal et social qui r�pondent � des revendications anciennes et l�gitimes des Fran�ais rapatri�s d’Alg�rie et anciens harkis”. Il a laborieusement esquiv� la question de savoir comment le l�gislateur fran�ais entend prescrire � des enseignants d’�tablissements scolaires, p�tris dans la libert� de pens�e qui est au cœur de la la�cit�, de dicter � leur prog�niture les bienfaits et l’œuvre civilisatrice de la colonisation. L’article 4, l�gitimement incrimin�, ne laisse planer aucun doute sur les intentions affich�es du l�gislateur et que r�cusent nombre d’autres universitaires et intellectuels fran�ais : “Les programmes de recherche universitaire accordent � l’histoire de la pr�sence fran�aise outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle m�rite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le r�le positif de la pr�sence fran�aise outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent, � l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’arm�e fran�aise issus de ces territoires, la place �minente � laquelle ils ont droit.” Il est de toute premi�re importance de relever ici que soixante ans apr�s son effondrement, le syst�me colonial est qualifi� de simple “pr�sence”, comme si une colonisation de peuplement, massive et durable, exterminatrice et prolong�e, pouvait �tre assimil�e � des comptoirs commerciaux bien circonscrits ou � des missions culturelles ponctuelles. Le temps se chargera certainement de rattraper cet �cart comme ce fut le cas pour “la guerre d’Alg�rie” longtemps qualifi�e d’“�v�nements”, mission de “maintien de l’ordre” ou “pacification” jusqu’� la loi d’avril 1999.
A. B.

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