
Panorama : A FONDS PERDUS Fluidité et inflation constitutionnelles Par Ammar Belhimer
La direction du RND manifeste une hostilité particulière au FLN dans son
appel à une révision constitutionnelle qui assure un troisième mandat au
président de la République. Ainsi, jeudi dernier, Miloud Chorfi
s'étonnait-il de voir "des leaders de parti se substituer au président de la
République en appelant à une révision constitutionnelle". "Le RND qui avait
été le premier à apporter son soutien à Bouteflika en 1995 saura être dans
les premières loges pour apporter son soutien à un troisième mandat si telle
était sa volonté, encore faut-il d'abord que le premier magistrat du pays,
seul habilité à parrainer une entreprise de cette dimension, exprime la
nécessité pour le pays de recourir à une révision constitutionnelle",
poursuit le porte-parole du RND.
Au fond, FLN et RND disent la même chose
même si le premier marque plus d'empressement à le dire que le second. Or,
qu'en pensent les spécialistes ? Dans une thèse de doctorat d'Etat soutenue
la semaine dernière à Ben-Aknoun*, Mme Fatiha Benabbou caractérise le
système constitutionnel algérien par l'existence d'organes complexes au
niveau des trois domaines d'exercice de la souveraineté que sont la révision
constitutionnelle, l'élaboration des traités et l'énonciation des normes
législatives. En matière de révision constitutionnelle — une question qui
restera d'actualité jusqu'à la fin du mandat en cours —, la composition de
ces organes peut être formée soit du président de la République, du
Parlement et du peuple, dans la procédure de révision solennelle, soit
seulement du président- initiateur et du peuple-approbateur, dans la
procédure abrégée du référendum populaire. Dans les deux cas, il s'exprime
une volonté quasi souveraine du président illustrée par sa liberté de choix
(option pour la voie institutionnalisée, longue et solennelle ou pour
l'éclipse du Parlement) et entraînant une usurpation de souveraineté. En
pratique, les choses sont d'une plate banalité; elles se présentent comme
suit : le président est parfaitement libre dans le choix du mode de révision
et surtout dans celui de son partenaire.
- D'abord, le président a en face de lui un Parlement docile et une majorité
parlementaire acquise à ses vues, même lorsqu'elles ne sont pas dites.
- Ensuite, même en l'absence d'opposition parlementaire, il peut
court-circuiter le Parlement par le recours direct au peuple, sans la
médiation de la représentation. Dans ce cas, le référendum devient un
"démultiplicateur" de sa puissance. Le "magistrat suprême" associé au peuple
par le référendum devient alors un "mélange explosif" dont la volonté prime
sur la norme constitutionnelle elle-même. Comme pour la concorde civile, le
16 septembre 1999, il est fort probable que c'est la procédure abrégée qui
aura au dernier moment les faveurs du président de la République. Dans ce
cas précis, la révision n'est limitée, encadrée dirons-nous, que par la
sanction des urnes. En 1999, le recours au peuple devait assurer une
légitimité incontestable à un projet par ailleurs rejeté aussi bien par une
partie de la classe politique dite "éradicatrice" que par les victimes des
affres du terrorisme; de même que cette arme aurait permis au président
"d'éviter toute transaction avec les "clans" du pouvoir et, surtout, de
déjouer quelque "conflit" né dans les coulisses", tout en lui permettant de
compenser le déficit de légitimité occasionné par le retrait des six autres
candidats de la compétition électorale. "Arme du césarisme", comme le dit
Mme Benabbou, la révision constitutionnelle lui permet de passer outre tant
la rigidité du Titre quatrième de la Constitution que la "malléabilité" de
l'opinion publique : "Le président de la République peut alors facilement
faire dire au peuple une chose et son contraire. Pour preuve : en février
1989, le peuple rejette le projet socialiste qu'il venait de sceller
solennellement une décennie auparavant et vote pour un projet de société
libérale totalement opposée. Deux ans après, ce même peuple s'apprêtait à
renier ces mêmes principes (liberté et démocratie) et à opter pour un projet
totalitaire (l'islamisme). Quatre ans après, le 28 novembre 1996, il accepte
néanmoins une autre Constitution certes libérale mais qui va dans le sens
d'un plus grand autoritarisme. Comment expliquer cette situation ? Estce par
manque de discernement (ou de maturité politique) que le peuple suit
l'usurpateur ?", s'interroge encore Mme Benabbou. Les questions les plus
pertinentes qui entourent une consultation par voie référendaire sont celles
de savoir qui décide de l'organiser, à quel moment et pour quel motif il
compte le faire, avec quel objet et sous quelle formulation ? En réalité,
indétermination quant à la forme et illimitation quant à la matière
caractérisent le référendum dans la Constitution algérienne. Du point de vue
de la forme, nous ne sommes pas dans le cas des initiatives populaires qui
existent dans certains cantons suisses. Ici, l'hypothèse démocratique est
subvertie, écartée au profit de l'hypothèse autocratique qui place
l'initiative, c'est-à-dire le premier des pouvoirs, du ressort exclusif du
président. C'est alors une compétence indélégable, facultative et
personnelle du président. De même que la question posée et le choix du
moment pour convoquer le corps électoral restent à sa seule discrétion. Il
s'agit là d'un vote global qui s'assimile à un vote bloqué surtout lorsqu'il
n'est pas précédé d'un débat démocratique qui indique à la fois une liberté
d'opinion, d'information et de réunion (pluralisme de la presse) et une
libre compétition des partis politiques (pluralisme partisan) assise sur une
répartition équitable des temps d'antenne. Or, si l'état d'urgence est
proclamé et maintenu depuis plus d'une décennie et que les libertés
publiques sont, de ce fait, suspendues et que, de surcroît, nous vivons dans
un contexte de restrictions tellement évidentes au droit à l'information
qu'elles en font un "délit de masse" (directeur, journaliste et
caricaturiste écopant la même peine pour le même délit) qui bat en brèche la
personnalité des délits et des peines, peut-il y avoir libre consultation
référendaire ? Du point de vue du fond, le référendum est illimité ratione
materiae, au sens où il peut toucher tous les domaines ("toute question
d'importance nationale", dit l'article 77, alinéa 8 de la Constitution) En
définitive, le président dispose entre ses mains d'une arme léonine, censée
être l'expression souveraine, inaliénable et imprescriptible d'un peuple
transformé en artefact juridique abstrait et incapable de contrôler celui
qui agit en son nom. Il se produit un glissement sémantique (quant au
titulaire de la souveraineté) qui dépossède le peuple de ses droits pour les
transférer ailleurs et que Mme Benabbou localise en trois paliers :
- primo, un hymne au peuple citoyen, électeur ou éligible qui finit par être
réduit au corps électoral et devient par conséquent une simple catégorie
juridique balisée par le droit, soumise et régie par la Constitution;
- secundo, la formule du compromis entre la souveraineté du peuple et celle
de la nation;
- tertio, la souveraineté de l'Etat comme personnification juridique de la
nation. Or, comme le disait François Perroux, économiste français
inclassable, mort en 1987 sans avoir eu le prix Nobel que beaucoup lui
prédisaient,"un compromis où tous les partenaires ont des droits limités
d'expression et d'action vaut mieux qu'un régime où, par définition, l'Etat
a sur les citoyens des pouvoirs de disposition illimités"**. D'une révision
à l'autre (3 novembre 1988, 23 février 1989, 28 novembre 1996), le
sacro-saint principe et mécanisme de rigidité s'est transformé en fluidité
et inflation constitutionnelles. Autant de signes qui trahissent la
difficulté à poser des normes capables de régir durablement le
fonctionnement de l'Etat. Les révisions antérieures expriment un appel
abusif au peuple pour vider des querelles de pouvoir auxquelles il est par
ailleurs totalement étranger.
A. B.
* Les développements de cette chronique sont tirés pour l'essentiel de la
thèse de doctorat d'Etat de Mme Fatiha Benabbou, "Les rapports entre le
président de la République et l'Assemblée populaire nationale dans la
Constitution du 28 novembre 1996", soutenue avec succès il y a juste une
semaine, sous la direction du professeur Bousoumah, à la faculté de droit de
Ben-Aknoun. Hommage est rendu ici à une longue et précieuse recherche qui
mérite d'être portée à la connaissance du public.
** François Perroux, Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, éd. Puf, 1948, p.
91.
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