Panorama : LETTRE DE PROVINCE
R�f�rendum : le terrorisme, guest star de la paix
Par Boubakeur Hamidechi


Nous voil� donc invit�s, par le seul fait du prince, � nous prononcer sur une d�marche qui pr�tend assurer une paix juste et �quitable aux futures g�n�rations. Sans consultation approfondie des sph�res politique et morale aptes � donner des avis sur un projet lourd de cons�quences, le pouvoir vient une fois encore de faire le choix le plus commode : celui du r�f�rendum.

Sous couvert de l�artifice d�mocratique des urnes, il ne prend aucun risque intellectuel de se voir opposer une r�flexion d�favorable. La paix qui se joue � bulletin �lectoral autour d�un �oui� dop� et d�un improbable �non�, n�est-elle pas par avance une r�conciliation de dupes ? Sans illusion aucune sur les votes � l�alg�rienne o� les scores sont bricol�s � l�avance, il en sera du scrutin du 29 septembre comme il l�a �t� par le pass�. Ainsi le �grand soir� traduira, non pas les attentes de la soci�t�, mais bien la volont� unilat�rale du r�gime d�imposer son omniscience en la mati�re, avec tout ce que celle-ci suppose d�opacit� et de non-dits. Le document lui-m�me est un chef-d��uvre de rh�torique politicienne o� s�entrem�lent subtilement l�impr�cision dans les �nonc�s et les poncifs en guise d�habillage. Sa lecture est une immersion dans les territoires de la litote, l�euph�misme et la p�riphrase. Un exemple ? Les terroristes ne le sont d�j� plus m�me s�ils sont d�sign�s comme �individus� ayant eu une �activit� arm�e�. Mieux ou pire, un subtil distinguo est mis au sujet de la nature de leurs exactions. Ainsi l�on apprendra gr�ce au proc�d� s�lectif que les embuscades tendues aux militaires et policiers sont de facto �ligibles � �l�extinction des poursuites� (sic !). Par ailleurs, sur les huit points relatifs aux avantages qui leur sont accord�s pas moins de cinq sont frapp�s du sceau de cette charitable �extinction�. Or, les r�dacteurs qui ont soigneusement �vit� l�usage du vocable de l�amnistie n��taient pas sans ignorer que la p�riphrase ponctuant le chapitre est justement sa d�finition litt�rale. Le d�saccord central, qui depuis la loi sur la concorde de 1999 n�a cess� de diviser l�opinion, est celui justement de cette surench�re dans la r�habilitation sans garde-fous juridiques qu�� tort ou � raison l�on continue d�assimiler � une capitulation de l�Etat. Sur cette lancinante inqui�tude, les choix du chef de l�Etat n�ont pas �volu� en six ann�es. Pas une seule nuance n�est venue corriger le d�testable sentiment que ce fameux compromis, dont il assume l�enti�re paternit�, n�est rien moins qu�une validation id�ologique du r�le jou� par l�islamisme arm�. Quand bien m�me la promotion de la culture de la paix exigerait de d�chirantes concessions strat�giques, elle ne doit pas cependant �tre la chasse-gard�e des sorciers politiques, car elle est, avant toute consid�ration, une affaire d��thique de l�Etat. Et c�est peut-�tre sur ce plan-l� que la r�daction de ce projet est fonci�rement incoh�rente. D�un volet � un autre, il est facile de relever cette disparit� de l��thique, pourtant n�cessaire � une si grande entreprise de refondation. Autant l�amnistie, voil�e et honteuse, est d�clin�e � travers le prisme des mesures pratiques sans plus, autant le dossier des disparus est �tay� de convaincantes consid�rations morales. C�est assur�ment sur cet unique probl�me que la charte pr�sente quelques accents de grandeur Ces �folles qui battent le pav� en qu�te de deuil ne sont-elles pas depuis septembre 1999 l�insupportable mauvaise conscience de cette nation ? Plus que d�autres, l�Alg�rie est redevable de ce devoir qu�elle a re�u en legs d�un certain pass� colonial et qu�elle porte comme un stigmate. Ces m�res et ces �pouses dans l�attente de nouvelles de l�absent n�ont-elles pas eu des pr�d�cesseurs dans les pires moments de la guerre coloniale ? Entre 1957 et 1962, les disparitions s��taient alors multipli�es et des m�res ont hant� les abords des camps de concentration. Cet �pisode tragique avait, en son temps, �mu les intellectuels europ�ens et les forces politiques de progr�s, qui d�nonceront le caract�re inhumain du rapt et de la corv�e de bois. La notori�t� du fameux �cahier des disparus�, dans la nuit et le brouillard coloniaux, fait, depuis, partie de la m�moire collective. Il est en m�me temps le censeur moral qui nous interdit d�accomplir ou de laisser sans r�paration de tels forfaits. A l��poque d�j�, ces femmes usaient des m�mes mots que celles d�aujourd�hui et c�est une raison suppl�mentaire pour retourner sur ce pass� lointain afin de comprendre la d�tresse actuelle. Cette charte du 29 septembre qui ne manque pas de sc�l�ratesse peut-elle �tre rachet�e par le seul traitement clairvoyant de ces cas de veuves et d�orphelins en qu�te de s�pultures ? D�un �cahier vert� � un autre, les disparus ont droit au travail de deuil. Flash-back sur le �cahier� de la gen�se : Monsieur le Pr�sident �Nous avons l�honneur de vous soumettre dans ce premier envoi cent cinquante cas de disparitions � Alger.� �Elles sont d�une effrayante monotonie. Au milieu de la nuit, des soldats sont venus, ont enlev� l�homme, p�re, fils ou �poux et sont partis dans les rues d�sertes, vers une destination inconnue. �La femme a couru partout (..).On l�a �cout�e. On a not� ses d�clarations. Tout le monde est comp�tent et personne n�est responsable. Elle n�a obtenu aucune r�ponse � son angoisse. Elle a tourn� sans cesse autour de ces lieux dont le nom, hier, faisait horreur (�..). �Elle a vu son mari, le visage enfl�, passer devant une fen�tre. Elle a vu son fils debout, de loin, cachant son bras br�l�. Elle a vu son p�re monter un escalier en boitant. Elle lui a apport� du linge. Un jour, un soldat lui a transmis une lettre� et puis, tout d�un coup, il a disparu. Les soldats l�ont class�e (�) et, depuis, elle est dans l�angoisse. � (�) La justice aurait pu apporter une r�ponse � la douleur des plaignants. Mais � Alger, un colonel nous dit qu�il ignore ce que l�on fait dans sa propre caserne. Un autre �crit que l�on peut �tre d�tenu sans fiche et sans mandat. Le commandement ignore ou veut ignorer qui, sous tel uniforme, tel jour, � telle heure, se trouvait � tel endroit. (�) l�on affirme que quelqu�un �tait dans un camp et le directeur du camp peut affirmer le contraire. Le commandement peut pr�tendre que quelqu�un n�a pas �t� arr�t� et un officier certifier par deux fois le contraire �.� (Fin de citation)
Contrairement � ce qu�ils sugg�rent, ces extraits d�une correspondance au sujet des disparitions datent d�une autre �poque : celle de la guerre de Lib�ration. Deux avocats, dont le c�l�bre ma�tre Verges, �tablirent en ao�t 1959 un dossier accablant sur les errances des familles sans nouvelles d�un (ou plusieurs) de leurs proches parents. Ce document ne fut pas adress� au pr�sident de la R�publique fran�aise mais � celui de la �Croix-Rouge internationale �. Il est d�une lecture �longue et monotone�, car il d�crit l�effrayante similitude et concordance des proc�d�s d�crits par les parents en cet �t� 1959. La revue Les temps modernes dirig�e alors par Sartre le publiera in extenso dans sa livraison de septembre de la m�me ann�e. Il sera alors le point de d�part d�une vaste campagne d�opinion qui sera connue sous l�intitul� �Le cahier vert des disparitions en Alg�rie�. 45 ann�es apr�s, presque jour pour jour, face � des institutions d�une autre nature, un Etat souverain o� la citoyennet� est th�oriquement un acquis inalt�rable, mais dans un contexte de violence sociale qui a un autre nom : une nouvelle g�n�ration de m�res alg�riennes emprunte quasiment les m�mes rues et sollicitent les m�mes r�ponses � leur d�sespoir. Tout en prenant la pr�caution de ne pas faire dans l�amalgame et les parall�les de situation, force pour nous est d�admettre que nous avons souvent �t� rattrap�s par les d�mons d�un lointain pass�, dont nous f�mes pourtant collectivement les victimes. En nous pla�ant sur le strict plan de la compassion humaine, il n�est permis � personne d��talonner le d�sespoir d�une m�re, d�une �pouse ou d�une fille. Car d�un c�t� comme de l�autre, les grandes douleurs ne sont pas des monopoles, tout comme leurs origines ne sont des indicateurs d�infamie. Au c�ur d�une barbarie inqualifiable que nous continuons � subir, il y a l�innommable m�pris vis�- vis de celles qui sont doublement frapp�es. Cette r�clusion sociale n�ach�ve pas seulement des �tres mais risque d�affecter une certaine id�e de la morale de l�Etat. Si l�Etat a ses raisons qui sont justement les raisons d�Etat lui permettant d�agir en accord profond avec l�int�r�t sup�rieur de la soci�t�, il a aussi une morale, m�me dans les situations exceptionnelles. Ces qu�teuses de �nouvelles d�un absent� ne sont pas des militants d�une cause politique a priori, elles sont le d�sarroi incarn� qui n�aurait pas forc�ment besoin de fausses assurances, mais de la v�rit� la plus cinglante afin que le travail du deuil se fasse et que lui succ�de un apaisement moral, m�me sans s�pulture. C�est ce travail de deuil dans beaucoup de cas qui a �t� longtemps diff�r� dans l�histoire des disparitions de la r�volution qui avait fait que certaines familles avaient entretenus d�insens�s espoirs jusqu�en mars-avril-mai et juin 1962. Nous nous souvenons de ces intenables attentes et ces d�raisonnables m�res qui questionnaient tous les rescap�s des camps. Le colonialisme pour son ultime d�shonneur n�a pas eu le courage des grandes v�rit�s. Mais pour nous l�ind�pendance et la paix �taient dat�es. La cicatrisation pouvait commencer. Il est �vident que la mise en apposition de deux situations et deux violences pourrait induire certaines �lectures� politiques, voire de f�cheuses interpr�tations. Or la comparaison s�arr�te � hauteur de �m�res�. Celles d�ao�t 1959 et celles d�ao�t 2005 n�auront en commun que leur droit � l�indicible douleur. Cela ne rel�ve ni de la r�cup�ration politique ni de la manipulation administrative mais de la noblesse du sentiment. Et celui-ci n�est pas peu de chose. Car il faudrait peut-�tre commencer par organiser la nouvelle paix maintenant en g�rant avec la d�licatesse n�cessaire toutes les d�tresses de toutes nos �familles sociales� (aussi bien celle qui recule que celle qui avance �dixit Djaout�), tant il est vrai que notre pr�judice humain est d�j� trop lourd pour y ajouter de nouvelles exclusions et faire le lit � de cat�gories de parias. L�initiative des pouvoirs publics de prendre enfin � son compte le tr�s sensible dossier des disparitions constitue une excellente riposte � certain opportunisme partisan tr�s � l�aise dans l�usage scandaleux des �injustices� pour alimenter les discours du terrorisme. Alors qu�ils savent que la r�ponse adapt�e � la terreur, peut-�tre parfois horrible mais toujours de bonne foi. Elle est en quelque sorte �cette courbure de la loi� dont parle P. H. Simon dans son essai sur la torture, celle qui �indexe� l�acte moral � la n�cessit� exceptionnelle. Les moralistes de grande probit� savent se passer des anath�mes et ne cherchent qu�� comprendre. Les m�res des disparus ont le droit de savoir et les officines politiques ont le devoir de respecter les d�tresses et de n�en pas faire un fonds de commerce. La paix future passera par la �v�rit� dite� aux unes et par la r�serve respectable des autres.
B. H.

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