Kabylie Story : 6. KABYLIE STORY II
Beni Mendes, l�ombre de l�oliveraie
Par Arezki Metref


R�veil � l�aube. Nous quittons Aokas, o� je loge depuis deux jours, vers 7 heures du matin. Il y a de la route � faire. Dans ce p�riple consacr� � la Kabylie des Babors et des Bibans, cette �tape est une exception. On doit retourner dans le Djurdjura. L�embouteillage de Tichy n�a pas commenc�. On traverse B�ja�a sans anicroche. Pas un de ces bouchons habituels qui se forment pour des raisons myst�rieuses. Peu avant Boulimat, on s�arr�te pour prendre un caf�. L��tablissement, � peu pr�s propre, offre sur la mer une des ces vues ! Le soleil caresse de rayons encore doux une mer indolente au saut du lit. La chape de chaleur est insoutenable. Le ciel est d�une puret� tyrannique. Pas une tache n�alt�re sa virginit�. Pas la moindre vapeur pour menacer sa monochromie.
A cette heure, calme, �tale comme une nappe � peine frissonnante, la mer est blanche. D�un blanc que les reflets du soleil agr�mentent d�une teinte argent�e. Trop calme, trop blanche, c'est un linceul. On �pouse les virages en jouant � cache-cache avec la ligne de fuite de l�horizon. Un coup, elle est entre les yeux, juste l�. Le versant d�apr�s, c�est une for�t de ch�nes qui envahit ton champ visuel. En traversant Cap Sigli, on ne peut s�emp�cher d��voquer ce non-�v�nement qui a fait conna�tre le petit village du littoral kabyle de toute l�Alg�rie. Une sombre affaire de parachutages d�armes, mont� de toutes pi�ces, pour que le peuple ne se tape pas dessus apr�s la mort de Boumediene. Les villages s��gr�nent au fil de la c�te d�chiquet�e. Avec ses dentelures rocheuses zigzagant dans la mer, cette c�te poss�de encore des endroits �d�niques. Azzefoun se frotte les paupi�res face � son port inachev�. La ville se l�ve. D�j�, les camionnettes charg�es de marchandises s�alignent sur la route d�Alger. On l��vite. On prend la bifurcation pour l�int�rieur des terres. On laisse derri�re nous les Aghribs et on s�engage dans une petite route qui n�en finit pas de tracer des lacets dans la montagne. On prend le barrage de Taksbet par la gauche et � At Iraten, on se gourre. Jamais je n�ai connu de route aussi longue et aussi tortueuse que celle qui descend vers Takhoukht. Apr�s le pont, c�est tout droit. Arr�t � Boghni. La ville a pouss�, l� aussi. Elle ressemble � toutes les autres villes de Kabylie et d�ailleurs, avec ses commerces anarchiques, la d�sertion du sens esth�tique �l�mentaire, la n�gligence d�hygi�ne publique, la pr�sence massive dans la rue de jeunes ch�meurs. Pour rallier Beni Mendes, il faut prendre la route de Tala Guilef. Au d�but des ann�es 1980, je venais rendre visite � Sa�d Yahiat�ne � Beni Mendes et nous en profitions presque syst�matiquement pour grimper jusqu�� la for�t de c�dres de Tala Guilef. L�h�tel a subi une attaque islamiste durant les ann�es 1990 et l�endroit est devenu p�rilleux. Sa�d Yahiat�ne est rest� dans le coin. Dans les ann�es les plus noires, en octobre 1997, il est �lu maire (FFS) de Boghni. Un probl�me de sant� abr�ge son mandat fin 2001. Lorsque je l�ai rencontr� de nouveau apr�s plus de quinze ans sans qu�on ait des nouvelles l�un de l�autre, il me racontait, dans un caf� de Tizi- Ouzou, comment il s�est trouv� confront� � la double pression de la mont�e de l�aile la plus intransigeante du mouvement citoyen � Boghni et � la c�cit� des autorit�s. Nous longeons � pr�sent la for�t de Tineri, la grande plantation d�oliviers qui s��tale depuis Amlumin, pr�s de Dra-el-Mizan jusqu�en surplomb de Boghni, au pied du mont de l�Ha�zer. Propri�t� collective des archs, l�oliveraie est s�questr�e apr�s la r�volte de 1871 d�El-Mokrani � laquelle lgouchdalen, conf�d�ration de huit archs habitant le bassin creus� par une d�pression au pied du Djurdjura, sur la rive de Sebaou serpentant de Boghni � Draa-el-Mizan, ont pris part. Sa�d m�apprend qu�un lieutenant de SAS, dont il n�a pas retenu le nom, explique dans La vie d�un peuple mort qu�un patriarche eut, un jour, sept enfants. Chacun de ces enfants aurait fond� une des tribus des Igouchdalen qui sont, en fait, huit. L�un de ces enfants s�appelait, selon cette l�gende, Mendes et il serait l�anc�tre �ponyme de la tribu �parpill�e � travers les bourgs et villages de Beni-Mendes, Ighil Tigerfiouin, la colline des corbeaux, Ighil en Bil et Mehaban. A l�entr�e du village, une plaque nous renseigne : Beni Mendes. Dans le temps, pour rejoindre la maison de Sa�d, on tournait � gauche apr�s kahoua oufella, le caf� qui tr�nait sur un tertre. Tout �tant construit, j�ai perdu tous les rep�res. Je bipe Sa�d. �Tu verras plein de bagnoles, c�est l��, me dit-il. Dans le fourmillement des nouvelles constructions, je finis par rep�rer le caf� o�, autrefois, j�aimais � venir boire un th� � la menthe dans l�obscurit� d�un �tablissement nu, simple. Le chemin de terre qui conduit au quartier des fr�res Yahiat�ne est encombr� de voitures. Sa�d nous attend � l�entr�e de la maison. Nous entrons cinq minutes pour tracer le programme : �Nous faisons une visite dans la for�t d�oliviers, c�est moi qui t�y m�ne. Au d�ner de mariage de ce soir, il y aura Akli. Tu t�entendras avec lui pour qu�il te guide�. Je voulais visiter Beni Mendes � travers le regard d�un de ses enfants les plus c�l�bres, le chanteur Akli Yahiat�ne. Sa�d, son cousin, m�a pr�venu de sa pr�sence au village dans le m�me temps qu�il m�invitait au mariage de son neveu. D�j�, la cour de la maison r�sonne des pr�paratifs de la f�te. Des femmes traversent fugacement la cour, de grands plats en bois sous le bras. Les hommes arrivent. Ils sont assis aux balcons. Des jeunes sont affair�s � tirer les fils pour �tendre des lampions et � r�gler des sonos. Nous allons faire un tour � Tineri avant la tomb�e de la nuit. On p�n�tre avec la voiture loin dans la for�t. D�autres voitures sont stationn�es sous les oliviers. Un serveur, que tout le monde appelle par son pr�nom, s�en vient et prend la commande. Il revient et vous livre les rafra�chissements que vous avez le loisir de consommer soit dans le salon de votre voiture, soit en vous appuyant au capot. On peut aussi se saisir d�un de ces tabourets d�appoint et s�asseoir entre les oliviers centenaires. On peut, enfin, utiliser les racines de l�arbre comme si�ge. Dans toutes les postures, on ressent comme une sensation d�irr�alit� � avoir une oliveraie comme terrasse. C�est le rendez-vous des copains. On prend des nouvelles, on �change des informations. On partage les ficelles pour concilier des invitations � des noces qui ont lieu aux m�mes moments dans des villages aux antipodes. Lorsqu�on revient � la maison Yahiat�ne, il fait nuit et les invit�s sont d�j� l� cuiller � la main. Deux longues tables parall�les sont dress�es sur la cour sup�rieure, sous une treille. Sa�d me prend � part et m�informe que Akli Yahiat�ne ne sera finalement pas des n�tres. Un d�c�s dans la famille. Sa�d me pr�cise que, selon le v�u d�Akli lui-m�me, il ne veut pas le faire savoir pour ne pas perturber la f�te. Les convives le sauront demain matin. Apr�s le repas, la f�te commence. Assises dans un coin de la cour sur des tapis, les femmes sont v�tues de robes kabyles. Elles portent souvent des bijoux en argent. Elles commencent d�j� ourar, quelques-unes faisant virevolter avandaiar qui rythme un ch�ur de chants traditionnels. Puis arrivent les musiciens. Idhabalen, conduits par l�increvable Hamatache, remplissent alors la nuit du heurt sourd des tambourins stri� de la plainte d�chirante des hautbois. C�est l�heure nal hana. Les femmes allument des bougies et c�est comme autant de reflets terrestres des �toiles qui scintillent au-dessus de la cour. Accompagn� de ses amis, le fianc� se fraye un chemin et se glisse � c�t� de la promise v�tue dont les cheveux sont ceints d�un diad�me en argent serti de corail rouge. Par-dessus son costume noir, le fianc� porte un burnous blanc. Des bouquets de fleurs d�corent la table basse d�j� orn�e de poteries d�At Sma�l. On donne le micro � Ouardia. Elle versifie un hommage rendu aux familles qui viennent de s�allier. Plus tard, on laisse les manettes au DJ Mahmoud. Il fait danser sur les airs � la mode. Hamatache et sa bande font l�interlude et c�est, chaque fois, le passage violent d�un monde � l�autre. Au petit matin, la cour est jonch�e des signes de la f�te. Des hommes chargent sur une remorque de tracteur des pupitres d��coliers. Des marmites en fer blanc attendent d��tre rang�es. Avec Sa�d, nous sortons dans le village encore endormi. Kahoua ouffella, mon caf� de pr�dilection, vient juste d�ouvrir. Il ne peut nous servir de caf� avant un bon moment. J�en profite pour jeter un �il. Il est aussi sombre que jadis. A c�t� du nouveau percolateur, une affiche annonce le jubil� de Rezki Meghrici de la JSK. Une bougie est fich�e dans le goulot d�une bouteille verte. Un carnet et un stylo tra�nent n�gligemment sur le comptoir. Dans le silence de l�aube, nous montons vers Assi Youcef, un village haut perch�. Sa�d me raconte que sa famille est descendue d�un village que l�on voit chevaucher une colline pour s�installer dans le bassin de l�actuel Beni Mendes. On voit bien les limites territoriales d�adhroum, le quartier, des A�t Ali et des Iouhyanane dont les Yahiat�ne font partie. Il me parle aussi du culte des saints, cette pratique kabyle ant�rieure � l�islam, et qui lui a surv�cu. Ici, les femmes invoquent A�t Sidi M�hamed Oussa�d et la propre m�re de Sa�d, Na Ouardia, faisait venir � son chevet, quand elle �tait malade, Si Ammar ou Si Cherif, ses descendants. Ils se parlaient et elle se sentait tout de suite mieux. Nous redescendons vers le village pour prendre la route d�ighallene, les collines qui se succ�dent jusqu�� Tala Guilef, la source du sanglier. On traverse Mahden. Sa�d me montre la direction de la maison de Yadar Ali, d�mobilis� de l�arm�e fran�aise apr�s en 1945. Revenu au village, il prend le maquis en r�action � l�injustice coloniale. Quand il se fait prendre, il est ex�cut� en public. Au pied du mont, avec vue plongeante sur une partie de l�oliveraie, Sa�d me raconte comment, � mi-chemin entre la montagne et la rivi�re, ils ralliaient avec ses copains, enfants, l�une et l�autre. Ils montaient jusqu�� Tala Guilef et, en �t�, lorsque la chaleur exigeait une trempette, ils d�gringolaient jusqu�� l�oued Boghni o� ils se baignaient dans des petits bassins, tamdha, qu�ils faisaient eux-m�mes en retenant l�eau gr�ce � un barrage de pierres et de branchages. On devine � peine, dans le filet d�eau ass�ch� par le soleil implacable, thamadha n�tirt, le bassin du moulin, ou tamdha nla kseur, le bassin du palais. Sur une cr�te h�riss�e de pins faisant comme une huppe vert sombre, Sa�d me montre le fameux village de Bouhouh. C�est le si�ge du mausol�e de Abderahmane bou qabrine, de son nom complet Mohamed ben Abdaraham al Gatchouli (de la tribu des igouchtalen) al djedjeri (le Djurdjurien) al Djaza�ri (l�Alg�rois), le fondateur de la Rahmanya. N� en 1715, il fait ses �tudes � la zaou�a du cheikh Seddik, � At Iraten, avant de partir pour Alger. Il entreprend un p�lerinage de La Mecque, d�o� il accompagne des cheikhs �gyptiens au Caire. Il est �l�ve � Al Azhar et s�affilie � l�ordre des Kh�louatya. Disciple pr�f�r� de Salem El Hafnaoui, le ma�tre de la confr�rie, il est charg� de missions de propagande religieuse au Soudan et m�me aux Indes. Apr�s 30 ans d�absence, il rentre vers 1763 aux A�t Sma�l o� il fonde la Rahmanya, qui s��tend rapidement � la Kabylie et � l�est de l�Alg�rie. Il enseigne aussi � la mosqu�e du Hamma � Alger. Les oul�mas et les marabouts d�Alger voient d�un mauvais �il son installation dans leur proximit�. Ils l�accusent de vouloir cr�er un schisme corrobor� par les extases, les r�v�lations, les songes et les apparitions dont le cheikh, comme � el khalouatya, fait part � ses ouailles pour expliquer ses gestes et paroles. Manipul�s par le gouvernement turc, les oul�mas tentent d�arracher une fetwa contre lui. Mais par crainte d�un soul�vement en Kabylie, les savants d�cernent au contraire une fetwa affirmant son orthodoxie. Il rentre en Kabylie. Un soir de 1794, il r�unit les khouans et leur annonce que sa derni�re heure arrive. Il d�signe son successeur et meurt le lendemain. Pour que son tombeau ne devienne pas le lieu de rassemblements contestataires qu�ils redoutent, les Turcs imaginent de s�emparer de son corps et de l�enterrer � Alger. Pay�es par l�Odjak, des bandes partent �voler� le corps. Ayant eu vent de cette violation, les habitants de Bounouh s�assurent que le corps est bien l�. Depuis, le cheikh a deux tombeaux, l�un � Bounouh et l�autre � Sidi-Mhamed, � Alger. On revient � Beni Mendes. Je montre � Sa�d les photos que j�ai pu faire. On les commente, notamment celles du mariage de la veille. J�ai assist� � des centaines de mariages en Kabylie � diff�rentes �poques depuis les ann�es 1960. Mais celui de la veille, je l�ai regard� � la fois comme quelque chose de nouveau, et de familier. La persistance des traditions dans un milieu o� tout est en train d��tre chamboul� donne cette touche inimitable du voisinage de Hamatache et de Mahmoud, d�idhabalen et du DJ, des robes kabyles port�es naturellement et de la sono. On s�arr�te une derni�res fois � Boghni. Du temps des Turcs, c��tait le si�ge du pouvoir d�un ca�d enferm� dans sa forteresse entour� de sa zmala. Les zmouls, corps de troupe, multipliaient les d�monstrations de force pour impressionner les Kabyles. Au XVIIIe si�cle, ces derniers prennent le bordj de Boghni et emp�chent les Turcs d�utiliser cette rive du Sebaou. J�ach�te une cassette pour l��couter dans la voiture. Mais el menfi d�Akli Yahiat�ne est � peine audible. Je devine � peine : �Dis � ma m�re de ne pas pleurer/ Ton fils est parti et ne reviendra pas.�
A. M.

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