Actualit�s : Nouvelle
�Une carte d�identit� pour Lakhdar s�il vous pla�t !�
Par Le�la Aslaoui


Juin 2005
La da�ra(1) n�a pas encore ouvert ses portes. Normal, il est � peine sept heures trente. Je suis venu t�t pour ne pas entendre le pr�pos� au guichet me dire : �Il est quinze heures trente. Nous avons termin� de travailler. Revenez demain.� Je l�ai suppli� d�accepter mon dossier, il n�a rien voulu savoir : �Quinze heures trente-cinq minutes, ce n�est pas quinze heures trente. Nous avons pourtant pris le soin d�afficher les horaires. Ne savez-vous donc pas lire ?�, a-t-il hurl�.

Pour quelles raisons aurait-il chang� d�avis ? Qui donc aurait envie d�aider un �citoyen� affubl� du pr�nom de Lakhdar et avantdernier dans la file d�attente ? Le fonctionnaire s�appelle Salim. C�est beau, raffin�, �l�gant et distingu�. Mais Lakhdar franchement, �a ne trompe personne. L�on n��prouve aucune difficult� � d�busquer le villageois qui se cache derri�re �l�Alg�rois� fra�chement d�barqu� dans la capitale. Dans ma commune natale � A..., ma famille est connue sous le nom de Ouled Amar. Je porte moi aussi ce patronyme, mais dans la grande cit�-dortoir o� j�occupe un F3 au septi�me �tage, situ�e � l�ouest d�Alger, tout le monde dit �Lakhdar l��boueur�. Le jour o� mon p�re est mort, tous les voisins ont assist� au d�c�s du �p�re de Lakhdar l��boueur�. Ils ignorent jusqu�� ce jour que le d�funt avait un nom comme eux. Ouvrier agricole comme mon grand-p�re paternel, comme ses fr�res, ses cousins Kouider Ouled Amar, mon paternel, d�cida un matin de 1962 de s�installer � Alger. �Je percevrai un bon salaire et nous vivrons mieux. La terre ne rapporte plus rien�, dit-il � sa femme. Celle-ci a r�pondu comme d�habitude : �C�est toi qui sais. C�est toi qui vois ce qui sera bon pour nous.� Le premier �migr� de notre commune, �tait Mohamed, notre voisin. On le disait heureux et riche. Il n��tait ni l�un ni l�autre, mais il �tait devenu le symbole de la r�ussite. J��tais fou de joie de quitter mon trou natal pour la capitale, j�avais douze ans et j�allais � la rencontre du bonheur. Soulag�e d��tre d�charg�e des t�ches ext�nuantes de la ferme, ma m�re m�expliqua que l�-bas je deviendrai un homme instruit ; que mes deux oncles maternels avaient �t� de valeureux combattants pour que mes trois s�urs, mes deux fr�res et moi-m�me ne soyons plus des indig�nes mais des citoyens fiers de leur drapeau, de leur Ind�pendance et de leur souverainet�. Mon statut d�a�n� m�octroyait quelques privil�ges et avantages, mais tr�s t�t, j��tais devenu l�homme responsable de la famille apr�s Kouider. A mon arriv�e � Alger, je me souviens avoir �t� subjugu� par la mer M�diterran�e. C��tait la premi�re fois que je voyais la mer. Belle, majestueuse, drap�e de sa robe bleue, limpide, elle m�envo�ta et me persuada que mon p�re avait fait le bon choix. Du moins le croyais-je. Nous avons pu nous loger dans cette immense cit� o� nous serions, para�t-il, deux mille occupants aujourd'hui. Kouider fut recrut� comme agent d�entretien dans un parc automobiles d�un minist�re, gr�ce � Mohamed. Sans l�aide de ce dernier, il n�aurait jamais pu obtenir cet emploi. En v�rit�, c�est surtout une faveur qu�accorda le chef de parc � mon p�re parce qu�il venait d�une commune proche de la n�tre et qu�il connaissait tous les Ouled Amar. �La loi du douar, mon fr�re, il n�y a que cela qui compte ! Les hauts responsables en usent et abusent, il n�y a aucune raison pour que nous n�en fassions pas autant�, avait-il dit. Pourtant mon p�re semblait de plus en plus soucieux. Il �tait d�une humeur massacrante et se plaignait de ne plus arriver � joindre les deux bouts. Entre les frais de transport, le loyer, l�eau, l��lectricit�, notre scolarisation, il avait peine � terminer le mois avec son maigre salaire. C��tait l�ann�e o� je pr�parais mon examen d�entr�e en sixi�me, je ne savais pas encore lire et �crire. On m�autorisa � refaire une autre ann�e. �Ta derni�re chance�, m�avait dit le directeur. A quatorze ans, on me renvoya � la maison puisque inapte au savoir et aux �tudes. C�est alors qu�inflexible, Kouider me somma de trouver un emploi au plus vite. �A ton �ge, je rapportais une paie � la maison, fain�ant, propre-�rien, tire-au-flanc, cancre.� Que pouvais-je faire � quatorze ans ? Impossible d�en discuter avec mon paternel. Il avait pris go�t � l�alcool, cela l�avait rendu irascible et col�reux. Il battait sa femme et ses enfants sans raison. Ce qu�il n�avait jamais fait auparavant. Nous ne le reconnaissions plus. Un cordonnier du quartier accepta de m�employer. Je recollais des semelles de chaussures toute la journ�e. En guise de r�tribution, j�avais droit � un morceau de pain et un verre de limonade � midi. �Je t�apprends le m�tier, n�est-ce pas suffisant ?� Je le quittais au bout de quatre mois sur ordre de mon p�re. J�ai alors install� une petite table � la sortie du march�, proche de notre domicile. J�ai vendu quelque temps de la coriandre, du persil, du thym, du laurier, de la menthe. C��tait propre, �a sentait bon et je parvenais � �couler ma marchandise. Ce n��tait pas la grande �affaire� ou l�affaire de ma vie, mais au moins j�avais quelques billets en poche qui me permettaient d�affronter Kouider la t�te haute. Ma stabilit� a dur� deux ans. Un jour, deux policiers donn�rent un grand coup de pied � la caisse en bois minuscule sur laquelle je pla�ais mes herbes culinaires. Ils saisirent la marchandise et me conduisirent au commissariat. Je fus lib�r�, apr�s avoir �t� photographi� de face, de profil, de dos et appos� mon index barbouill� � l�encre noire au bas d�une feuille. Puis ils m�ont demand� de signer mon proc�s-verbal. Je n�ai jamais su ce qu�ils avaient �crit. J�ai dessin� au stylo � bille un gribouillis illisible au bas de la page et promis que je ne recommencerai plus. Sachant que mon paternel serait f�ch� de me savoir oisif � nouveau, j�ai pr�f�r� garder pour moi ma m�saventure et la gifle retentissante que m�ass�na un des policiers. Habitu� aux palais de justice et � la prison, Rachid mon seul copain et mon confident, me dit que mon p�re aurait d� �tre convoqu� puisque j��tais mineur. Qu�allait-il encore chercher celuil� ? Je m�en �tais fort bien sorti, alors au diable mes seize ans ! Apr�s cela, je ne comptais plus les d�marches, les petits boulots, les jours avec et les jours sans. J�aspirais � apprendre un m�tier, un vrai, mais on ne me proposait rien. Une fois, je me suis pr�sent� � un cabinet m�dical. J�ai expliqu� que je pouvais �tre coursier, portier, homme de m�nage. �Pour faire des commissions, il faut savoir compter�, me r�pondit la secr�taire sans m�me me regarder. Une jeune fille s�exprimant aussi bien en arabe qu�en fran�ais sollicita un poste de secr�taire m�dicale, ajoutant qu�elle n��tait pas parvenue � d�crocher un poste de dentiste et �tait au ch�mage depuis sa sortie de l�universit�. �Avez-vous des r�f�rences, une exp�rience dans le domaine du secr�tariat ?� demanda l�autre. - Non, mais j�apprendrai vite... Elle fut interrompue sans m�nagement : �Ici, c�est un cabinet m�dical et non un service d�assistance sociale ou humanitaire. Exp�rience ou rien.� V�ritable rem�de � l�amour, �l�assistante� du m�decin ne parlait pas. Elle aboyait. J�avoue avoir ri ce jour-l� m�me si la situation n�avait rien d�amusant, de plaisant. Si je n�avais pas �t� analphab�te on aurait exig� de moi cinq ans de pratique (exp�rience). Je n�avais donc pas � regretter mon exclusion de l��cole, mais plut�t d�avoir perdu mon petit job au march�. J�ai tent� de m�int�resser � la m�canique, mais cela fut de courte dur�e. J��tais employ� au noir et mon salaire � si tant est qu�on puisse l�appeler ainsi � �tait bien au-dessous des journ�es ext�nuantes qui �taient miennes. Revint alors la valse infernale des activit�s pr�caires et du ch�mage. A la maison, l�ambiance �tait devenue invivable et insupportable. Deux autres enfants (un gar�on et une fille) �taient venus agrandir la famille. Ils n��taient pas les bienvenus et � son dernier accouchement, ma m�re faillit y laisser sa vie. Le m�decin prit la d�cision de la st�riliser. J�ignore ce qu�il a fait, mais nous n�avions plus � craindre une nouvelle grossesse. Nous �tions d�sormais dix personnes dans notre trois-pi�ces exigu. Les filles dormaient dans ce qui nous servait de salon, les gar�ons occupaient l�autre pi�ce et nos parents, la troisi�me avec les derniers-n�s. Un jour le paternel supprima la salle de bains. �Ce sera la chambre de Lakhdar lorsqu�il se mariera.� Je n�avais aucun avis � donner. Aucun d�entre-nous ne disait quoi que ce soit � notre p�re. Il commandait, ordonnait et d�cidait seul. Un matin, il me dit que le responsable du service nettoiement de la wilaya d�Alger avait accept� de me recruter comme �boueur : �C�est la chance de ta vie qui ne se repr�sentera pas deux fois. Tu as vingt ans et il serait grand temps que tu te stabilises. Sais-tu au moins pourquoi il veut m�aider ? Parce qu�il est de la commune de S. � dix-sept kilom�tres de la n�tre et une de ses parentes a �pous� un Ouled Amar�. J�ai baiss� la t�te. Je n�avais pas pr�vu qu�un jour j�irai ramasser les ordures des autres et n�avais nullement envie d�exercer ce m�tier. Mais apr�s tout, pourquoi pas ? Ce sera la fin des petits boulots sans lendemain. Je suis �boueur depuis 1970 et je subviens aux besoins de mes deux familles : celle dont je suis issu et l�unique soutien, depuis la mort de Kouider. Mes quatre fr�res sont ch�meurs. Heureusement que les filles sont toutes mari�es. Lorsqu�elles se plaignent de leur vie conjugale nous refusons de les �couter. Nous ne voulons m�me pas savoir comment elles vivent. Et s�il leur prenait l�envie de revenir ? Des divorc�es � la maison ? et puis quoi encore ? Quatre �bombes� qui m�auraient oblig� � me raser les moustaches, car je serais devenu la ris�e du voisinage. De plus, il aurait fallu supporter leurs enfants, la prog�niture d��trangers. Et puis encore, il y a aussi ma famille puisque j�ai fond� un foyer apr�s avoir �pous� une ni�ce � mon p�re que lui-m�me m�avait choisie. Une Ouled Amar comme moi � j�ai sept enfants et mes filles dorment dans le salon comme leurs tantes nagu�re. Je suis un homme sans histoires, et nourrir treize personnes � ma charge est mon seul souci. Lorsqu�en 1991, les barbus de la cit� et celles avoisinantes ont r�quisitionn� �notre� camion pour d�filer dans les rues de la capitale en plasmodiant des versets coraniques ou au cri d�Allah Akbar(1), j�ai aussit�t ob�i � leurs injonctions. Je percevais mon salaire et consid�rais donc que je n�avais pas � me m�ler de ce qui ne me concernait pas. Je n�ai jamais rien compris � la politique et ne suis pas un querelleur ou un rebelle. Kouider avait pour habitude de dire lorsqu�un pr�sident de la R�publique succ�dait � un autre : �Celui qu��pouse notre m�re sera notre p�re�(2). Comme tous mes voisins, j�ai pris l�habitude de fr�quenter la mosqu�e et de laisser pousser ma barbe. L�imam, un jeune imberbe, la trentaine � peine, hyst�rique, nous invitait � combattre les impies, les voleurs, les femmes d�nud�es et d�vergond�es. J�aurais voulu qu�il m�aide � trouver un logement spacieux et du travail pour mes fr�res, mais il parlait de �djihad� et seulement de cela. Lorsque les choses se sont s�rieusement g�t�es, j�ai assist� au d�part de plusieurs jeunes du quartier pour le maquis, convaincus que leur imam leur avait enseign� la bonne parole. Lui s�envola pour d�autres cieux plus cl�ments. Certains ne sont pas revenus, d�autres ont �t� pardonn�es par le pouvoir et se prom�nent dans notre quartier en toute libert�. On les appelle les repentis. Durant toutes ces ann�es, j�ai continu� mon petit bonhomme de chemin sans me poser de questions. Lorsqu�un attentat �tait commis, je n�avais rien entendu, rien vu, quand bien m�me j�avais vu et entendu. Lorsque les policiers ou les gendarmes repartaient, je reprenais mon travail sans faire le moindre commentaire. J�avais la chance d�avoir un salaire. C��tait v�ritablement ce qui m�importait. Mais pourquoi donc vous ai-je racont� tout cela ? J�attends que la da�ra ouvre ses portes parce que je veux renouveler ma carte d�identit�. Non pas seulement parce que l�autre est p�rim�e, mais aussi parce que je veux voter et j�ai peu de temps devant moi puisque la date des �lections a �t� fix�e. Je ne veux pas savoir qui a tort, qui a raison. Pourquoi ? Comment ? Je vous l�ai d�j� dit : Lakhdar ne comprend rien � la politique. Je veux voter parce que je sais que pour la moindre d�marche administrative ou pour retirer un document d��tat-civil on me r�clamera ma carte de vote. Et qu�adviendra-t-il de moi, de ma famille si un fonctionnaire constatait que je n�ai pas accompli mon devoir de �patriote�. Ils sont rares ceux qui affirment que c�est une rumeur, une simple rumeur. Tous mes voisins me l�ont dit : ne pas voter occasionne de gros ennuis. Mes voisins seraient-ils tous des menteurs ? L�un d�eux m�a racont� qu�� d�faut de pouvoir pr�senter un certificat de r�sidence pour un dossier de carte grise, l�employ� de la wilaya lui avait sugg�r� de pr�senter sa carte d��lecteur. �Je ne l�ai pas fait parce qu�il aurait pu se rendre compte que depuis 1995 je ne me suis plus d�plac� aux urnes et il m�aurait refus� mon document.� Le grand portail vert bronze de la da�ra s�ouvre et le public a le droit de p�n�trer. Dieu que ces lieux sont sales ! Il est vrai que je suis �boueur, mais je suis tr�s propre et m�me maniaque. Comment se peut-il que le chef de cette administration, situ�e dans un lieu verdoyant et au bord de la mer n�ait jamais remarqu� les portes vitr�es crasseuses, les mauvaises herbes du jardin laiss� � l�abandon, les murs d�une salet� repoussante ? Un seul banc en bois pouvant accueillir quatre personnes. Il existe les fils �lectriques, qui pendouillent de partout. Il r�gne une odeur naus�abonde, insupportable de moisi et de rance. Je suis le premier de la file et il ne manque aucune pi�ce � mon dossier. Moustachu, les yeux globuleux et exorbit�s, l�homme ne r�pond pas � mon � salam alaykoum�. Pourquoi le ferait-il d�ailleurs ? Ce n�est que le salut de Lakhdar.
La cha�ne dans laquelle je me trouve est longue, semblable � celle de gauche �cartes grises� ou de droite �passeports�. Peu me chante qu�il ne daigne pas me voir. Dans quelques instants, je prendrai ma revanche puisque � l�int�rieur de la chemise figurent tous les documents. Ce matin, encore, j�ai tout v�rifi� : acte de naissance, certificat de r�sidence, l�imprim�, les six photos, le timbre fiscal, l�ancienne carte. Tout y est. J�ai m�me ajout� la derni�re facture d��lectricit�, deux re�us de loyer, les extraits de naissance de mes enfants. Si Salim a un regard fixe, inexpressif, dur. Soudain, son visage s�illumine, sa large bouche se fend d�un sourire carnassier. Il jubile, il saute de joie heureux d�avoir trouv� la faille. Il n�y a pas le cachet du maire au bas de votre acte de naissance. Il me restitue ma chemise ou plut�t les pi�ces �parpill�es. Ce n�est pas grave. J�ai appris � ramasser les objets jet�s n�importe o�, n�importe comment. Je re�ois souvent sur la t�te les sachets noirs en plastique que des m�nag�res balancent de leurs balcons. Une fois, cela m�a m�me valu six points de suture au niveau de l�arcade sourcili�re. Je ne comprends pas ce que me dit M. �cartes d�identit�. Comment est-ce possible ? Je me suis moi-m�me d�plac� dans ma commune. On m�a rapidement remis mon acte de naissance. Comment le maire aurait-il pu commettre cette erreur ?
J�insiste :
- Mais, enfin, monsieur, s�il y erreur, ce n�est pas de ma faute, vous ne pouvez pas me sanctionner en refusant mon dossier.
- Si Mohamed, lorsque vous m�apporterez un acte de naissance authentifi�, je discuterai avec vous.
- Mais ce n�est pas de ma faute vous dis-je ! La derni�re fois vous m�avez reproch� d��tre au guichet apr�s quinze heures trente. Aujourd�hui, c�est � cause du cachet. La prochaine fois ce sera quoi ? Savez-vous au moins combien me co�tent tous ces d�placements ? N�avez-vous donc pas de c�ur ? Je ne parviens plus � ma�triser ma col�re.
- Si Mohamed dans quelle langue dois-je vous parler ? Veuillez sortir de la file, d�autres citoyens attendent. Je m�ex�cute et constate qu�il appelle tous les messieurs : �Si Mohamed et les dames �makhlouka� (cr�ature). Je remarque aussi qu�il n�existe pas d�ordinateur. Tout se fait � la main. Apr�s tout quelle importance Lakhdar ne comprend rien � l�informatique et puis � la poste o� il y en a un pour chaque employ�, c�est tr�s souvent que les fins de mois tournent presque � l��meute parce que les appareils sont �bloqu�s�. Manuscrits ou informatis�s, les fonctionnaires se ressemblent. Cela, je l�ai compris depuis longtemps. Je suis plus calme et prends soudain conscience qu�il pourrait m��conduire la prochaine fois. Je m�approche :
- Si Salim, oubliez, je vous prie ma col�re et acceptez mes excuses. Quand pourrai-je revenir ?
- Lorsque votre dossier sera complet, le ton est sec et il ne m�a pas dit qu�il pardonnait. Avant de quitter la da�ra, je m�adresse au gardien :
- S�il vous pla�t monsieur, pourrais-je voir le chef de da�ra ?
- Etes-vous s�rieux ? avant de le rencontrer on sollicite d�abord une audience.
C�est un homme tr�s occup�. Qui �tes-vous ?
- Je m�appelle Lakhdar Ouled Amar.
- Quelle est votre fonction ?
- Eboueur � la ville d�Alger.
Il esquisse un sourire et ajoute : �Le chef de da�ra est absent pour toute la semaine.� Dans le bus qui me ram�ne � la maison, je me sens an�anti et n�e�t �t� ma �redjla�(4) j�aurais �clat� en sanglots. Ma carte d�identit� est l�unique chose qui donne un sens � ma vie d��Alg�rois�. Je n�ai aucun autre rep�re, aucun lien avec les autres, je n�ai jamais eu de passeport. Je n�ai jamais eu de passeport. Pourquoi faire ? Mes �promenades� nocturnes � travers les rues d�Alger ne sont-elles pas des voyages ? Je n�ai pas compris d�ailleurs que l�un de mes fils ait confi� � sa m�re qu�il r�vait d�avoir un visa pour partir et ne plus revenir. Il a dix-sept ans et ne fait rien de ses journ�es et de ses dix doigts tout comme son fr�re. �M. cartes d�identit� ne me d�couragera pas. Je la veux ma carte d�identit� et je l�obtiendrai. Je me dis qu�il aurait pu m��viter d�aller � A... je ne suis pas aussi savant que si Salim, pourtant si j�avais �t� � sa place j�aurais joint le maire de A... par t�l�phone. Ce dernier aurait confirm� que je suis bien n� le 3 mai 1950, fils de Kouider et de Gamra bent Ahmed Ouled Amar. Mais enfin pour quelles raisons l�aurait-il fait ? Lorsqu�on sollicite une carte d�identit�, on se doit de fournir toutes les pi�ces exig�es. La loi est la loi et elle est applicable � Lakhdar et tous ceux qui lui ressemblent. Il para�t que tout le monde doit conna�tre la loi. J�ai appris cela � seize ans dans un commissariat de police. �On ne vend pas de la coriandre sans autorisation de la mairie�, m�avait r�p�t� le gentil policier. Celui qui ne frappait pas. Je dois me rendre � A... mais je n�ai pas �t� encore pay�. Mon voisin de palier est propri�taire d�une sup�rette bien situ�e dans un quartier d�Alger. Il a accompli une vingtaine de p�lerinages, porte barbe longue rousse et robe afghane marron. Personne ne sait comment il s�est soudainement enrichi en 1995. Mais ce ne sont pas mes affaires. C�est � lui que je vais emprunter l�argent du voyage. Il ne m��conduira pas et acceptera comme les fois pr�c�dentes de se faire rembourser en plusieurs fois. Ce qu�il fait ou pense m�indiff�re. Lorsque je raconte ma m�saventure � la maison, un de mes fr�res prend plaisir � enfoncer le couteau dans la plaie.
- R�veille-toi grand Dieu ! Tout se r�gle avec � el ma�rifa�(4) et � techipa�(5).
- Mais c�est tout de m�me mon droit d�avoir une carte d�identit� !
- Mes deux fils et leur oncle rient aux �clats. Qu�ai-je donc dit de si amusant ? Ils m�exasp�rent, surtout ma prog�niture.
- Si vous aviez �t� de bons �l�ves, s�rieux vous seriez aujourd'hui au lyc�e et � l�universit� et demain fonctionnaires. A cause de vous, j�ai retir� vos cinq s�urs de l��cole pour pouvoir vous payer les fournitures scolaires et les manuels. R�sultats des courses : je continue � vous nourrir bande de fain�ants et vous osez vous moquer de moi. Qui �tes-vous pour me donner des le�ons ? Exc�d�, je me l�ve et sonne � la porte de si El Hadj. Il m�accueille, souriant et m�invite � rentrer. Mes narines hument une excellente odeur de viande grill�e qui me fait r�ver. J�attendrais l�A�d El Kebir, l�unique occasion o� les voisins qui sacrifient le mouton permettent � ma famille de se r�galer. Mon voisin me remet l�argent et en profite pour me parler de solidarit�, des r�gles de bon voisinage, tous ces pr�ceptes qu�un bon musulman se doit de respecter. Je l��coute d�une oreille tr�s distraite. J�ai besoin de finances et non de pr�che. Je partirai � A... apr�s-demain. Je m�arrangerai avec Brahim mon �co�quipier� de toutes les nuits. Notre entente est parfaite. Je lui reproche seulement d��tre plus rapide que moi lorsqu�il s�agit d�op�rer tri de tout ce que l�on peut trouver dans les sachets noirs. Je ne lui ai jamais dit. Lakhdar n�est pas un chicaneur et il n�aime pas les conflits, et puis Brahim est souvent g�n�reux avec moi. Je suis arriv� dans mon village � seize heures trente. Le chauffeur de taxi m�a propos� un prix raisonnable. Dieu que je suis heureux de revoir les montagnes bois�es et les vergers de mon enfance ! Que de souvenirs, que de promenades avec mes camarades et mes cousins ! Quel bonheur de les retrouver ! Les Ouled Amar vivent toujours sur les terres de leurs anc�tres. Je regarde notre ancienne ferme occup�e depuis notre d�part par un arri�re cousin. J�ai la gorge nou�e. Ici, je suis chez moi. Je n�ai pas besoin de carte d�identit�. Tous connaissent Lakhdar, fils de Kouider. Je choisis d�aller chez Seddik, l�un de mes parents pr�f�r�s car enfants et adolescents nous avons tout partag�. Je ne pourrai me rendre � l�APC(6) que dimanche. En attendant, je tenterai de faire plaisir � tous les Ouled Amar en leur rendant visite. Tous sont heureux de me revoir. Les plus jeunes me questionnent sur ma vie alg�roise et lorsque le les dissuade de quitter leur commune ils croient que je veux les emp�cher de r�ussir. Je suis sensible � l�hospitalit� de tous et tente d�en profiter, mais je suis tout de m�me absorb� par le but de ma visite. Et il me tarde de voir le dimanche arriver. Seddik propose de m�accompagner chez le pr�sident de l�APC. Je jure en mon for int�rieur que je ne serai pas tendre avec lui. Enfin dimanche ! Si El Bachir, le maire, est � son bureau. C�est un jour de r�ception. Dans la salle d�attente, il y a dix personnes avant nous. Cela me contrarie. Et s �il lui prenait l�envie de quitter l�APC sous le pr�texte fallacieux d�une urgence ? Seddik me rassure, mais impossible de ne pas �tre angoiss�. Faudra-t-il revenir demain ? Le chauffeur de taxi m�a dit hier qu�il appr�ciait la mani�re dont il �tait choy� par mes parents, mais il d�sirait rentrer � Alger et ne restait pas un jour de plus. Et puis qui sait ? Demain, le planton charg� de s�lectionner les admis � rentrer et d��conduire les ind�sirables, nous dira que M. le pr�sident est sur le terrain, en r�union, � la da�ra... Je suis tellement stress� que j�ai peine � croire que mon tour est arriv�. Le maire va nous recevoir dans quelques instants. Il se l�ve de son si�ge et nous accueille chaleureusement. Il nous embrasse et demande des nouvelles de tous ou presque tous. Il sait que ce sont les Ouled Amar qui l�ont plac� l� o� il est. Son adversaire avait l�appui des Ouled Douda. Une tribu qui n�a jamais pu se mesurer � la n�tre. Hier Seddik m�a confi� qu�il n�avait pas revu Si El Bachir depuis son installation : �Il reviendra lors des prochaines �lections. Tous les m�mes. Ils te courtisent, promettent monts et merveilles alors qu�on ne leur demande rien parce que l�on sait qu�ils ne feront rien. Une fois �lus, plus personne ne les revoit.� Si El Bachir se montre patient et me dit comprendre ma col�re. Je lui remets l�acte de naissance. Il l�examine avec attention. Je le vois hocher la t�te, froncer les sourcils, r�p�ter � haute voix plusieurs fois : �Comment est-ce possible ?� - Approchez ! me dit-il. Que voyez-vous l� ?
- Je...
- C�est un cachet. Mon cachet ! Il �tait surprenant et insens� que le service d��tat civil vous ait remis un acte de naissance sans qu�il soit authentifi�. Mon cachet est l� en haut � droite ! Il hurle et tapote fortement de ses doigts le document. �Il est l�... Il est l�. Comment ce fonctionnaire d�Alger ne l�a-t-il pas vu ?�. Il m�a affirm� qu�il devait figurer au bas. Sans m�me me r�pondre, le pr�sident de l�APC tamponne une nouvelle fois et ajoute furieux :
- Peut �tre lui en faut-il un autre au dos de l�acte ?� Je me sens penaud et me demande pour quelles raisons Lakhdar doit s�excuser tout le temps. En bas, en haut, je n�en ai cure ! Inventez messieurs une loi. Une loi qui stipulerait que le cachet du maire de A... appos� en haut est valable sur tout le territoire national. L�entretien est termin� et Si El Bachir ne m�en veut plus. Du moins, il feint d�oublier l�incident. Tout au long du trajet, je ne cesse de penser � la t�te que fera �M. cartes d�identit� lorsqu�il constatera que je n�ai pas tard� � faire r�parer �l�erreur�. Nous sommes mardi, je me sens d�tendu, gai m�me et je suis le premier arriv� � la da�ra. A huit heures trente-cinq minutes, je remets la m�me enveloppe � Si Salim. Je me garde bien de lui faire la moindre remarque. Il a le pouvoir de m��conduire, de me priver de ma carte d�identit�, de se moquer de moi et de se d�lecter de ma d�tresse.
- Votre dossier est complet. Vous reviendrez retirer votre carte d�identit� au mois de novembre 2005. En attendant, voici un r�c�piss� de d�p�t que vous conserverez pr�cieusement. En cas de perte, le retrait vous sera refus�.
- Novembre dites-vous ? Mais pourquoi une date aussi �loign�e ? Comment ferai-je pour voter ?
- Je m�en vais vous expliquer et vous prie de m��couter : nous sommes en juin n�est-ce pas ? Juillet, ao�t sont les mois des cong�s annuels. Mon int�rimaire ne pourra pas signer parce que je suis le seul � avoir cette pr�rogative. Ensuite, ce seront les �lections qui mobiliseront tous les employ�s de la da�ra. Puis ce sera le Ramadhan. Sans caf� et sans cigarettes ce n�est pas facile de travailler. Enfin il y aura l�A�d. A ce moment-l�, en novembre je vous remettrai votre carte. Pas avant. Son coll�gue des cartes grises, un jeune de trente ans, chemise rouge, cheveux liss�s au gel, portant cha�ne en or au cou, gourmette au poignet droit, s�adresse � moi � haute voix :
- Si Mohamed pourquoi �tes-vous si anxieux ? Sans vous d�placer, sans quitter votre domicile, vous voterez tout de m�me, et vous voterez �oui�. Cela s�appelle �le vote par correspondance�. Alors revenez en novembre et laissez-nous travailler. J�entends des �clats de rire parmi le public. Je me surprends � sourire. Apr�s tout j�ai obtenu un r�c�piss� de d�p�t. Pour Lakhdar, c�est mieux que rien. C�est m�me beaucoup.
L. A.

(1) - Dieu est grand.
(2) - Adage ou dicton populaire alg�rien qui signifie que l�on peut s�accommoder de n�importe quelle personne si l�on est de bonne composition et qu�on ne cherche pas � comprendre.
(3) - Virilit� (vient de radjal : homme).
(4) - Connaissances, relations influentes.
(5) - Terme cr�� par les jeunes pour dire commission, corruption, ristourne.
(6) - Assembl�e populaire communale.

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