Panorama : CHRONIQUE DES TEMPS SORDIDES La banlieue Par Ma�mar FARAH [email protected]
Dans le matin apathique et froid qui enserre la ville et �clabousse de
boue et de m�lancolie sa longue et terne banlieue, le petit train avance
rapidement, filant entre les chemin�es des usines, les rang�es de b�timents
et les espaces nus des vagues terrains. De la vitre r�pugnante de salet�,
j�observe cette longue tra�n�e de mis�re qui ne veut pas se terminer.
Tous
les matins, c�est le m�me spectacle fade et incolore qui s�offre � mes yeux
fatigu�s ; un spectacle qui ne me donne pas envie du tout de me r�veiller�
Alors, � demi somnolent, je laisse mes pens�es vagabonder en esp�rant
qu�elles m�emm�neront loin de cette banlieue pitoyable o� j�ai pass� toute
ma vie entre deux trains, � errer sur les quais d�serts des petits matins
pluvieux, � somnoler dans des wagons repoussants, � lire un journal mal
imprim� qui me noircit les doigts, � esp�rer qu�un �v�nement quelconque
viendra me tirer de cette affligeante monotonie qui me bouffe � petit feu.
Cela fait un demi-si�cle que je fais le va-et-vient entre le d�go�t et le
d�sespoir, ballott� par le balancement d�une rame � grande vitesse qui
s�arr�te toujours aux m�mes gares, sous les m�mes insolentes horloges qui
n�ont jamais eu de piti� pour les pauvres ouvriers que nous sommes. Leurs
aiguilles, pareilles aux bolides de Formule 1, filent � des vitesses
affolantes, ajoutant � nos angoisses matinales la crainte d�arriver en
retard ! Cela fait un demi-si�cle que j�accomplis la navette entre la
d�ch�ance et l�amertume, tra�nant ma gueule blafarde de rat� cong�nital, de
vitre en vitre, cherchant � rep�rer le vol d�un oiseau dans ce paysage
fatigu� et mang� par la fum�e. Et quand, de temps � autre, le ciel se pare
de sa belle couleur bleue, il m�arrive de ne pas le remarquer, pris que je
suis par mes probl�mes insolubles. Pour moi, il est toujours gris. Cela fait
un demi-si�cle que j�attends le bonheur. Quelque chose me dit qu�il ne
saurait tarder et qu�il appara�tra, bient�t, peut-�tre au prochain arr�t du
train, ou derri�re la porti�re qui claque. Je le cherche dans chaque pas qui
r�sonne dans le couloir, � chaque bruit, � chaque mouvement. Cela fait un
si�cle que j�attends. Il pourrait surgir avec sa grosse frimousse riante au
bout d�une grille gagnante de loto, m�offrant la fortune qui me tirera
d�finitivement de la mis�re. Il pourrait s�asseoir � c�t� de moi sous la
forme d�une charmante pr�sence qui me sourirait pour gommer les nuages et
les chemin�es. Pour peindre le ciel avec les couleurs de l�amour. Il
pourrait prendre tant d�autres formes� Comme un bateau ivre qui retrouve
finalement la raison pour s�adosser tranquillement au d�barcad�re, le train
de banlieue, lourd de tant de d�sespoirs, de d�sillusions, d�amiti�s rat�es,
d�amours tromp�s, de mensonges et de paroles en l�air, s�arr�te enfin,
d�versant cette somme de destins enchev�tr�s sur les quais sans fin du
Terminus. Les gens pressent le pas comme s�ils allaient vivre la journ�e la
plus importante de leur vie� Comme eux, emport� par la foule qui coule,
imp�tueuse, sous les vo�tes de cette gare d�un autre �ge, j�avance
machinalement. Dans ma main, un journal sale. Je le jette � la premi�re
poubelle. Que de choses jetons-nous chaque matin, � l�heure o� nous croyons
entamer un autre cycle plus prometteur, lorsque, sous les rayons du doux
soleil hivernal, l�illusion d�une renaissance nous pousse � redevenir
optimistes ! Un caf� chaud � l�ar�me savoureux. Le parfum tout frais d�une
secr�taire se rendant au bureau. Le gosse qui arrange son cartable et ses
id�es avant la r�citation. Le flic qui tousse. La ville qui s��veille,
pousse et g�mit comme si elle allait enfanter un b�b�. La ville r�gurgite ce
qu�elle avait aval� la veille : une multitude d'impostures, de futilit�s et
de chim�res, r�veill�es comme des volcans pour jaillir dans le ciel p�le des
pr�tentions humaines. Mais, la nuit reviendra in�vitablement pour faire le
silence dans le ventre de la m�galopole et �touffer toutes les ambitions. Le
jour est une illusion, une repr�sentation positive de la triste r�alit� de
la nuit. Je le sais mieux que tout le monde, moi qui trouve parfois un
certain plaisir � travailler, � m�amuser avec les coll�gues, � draguer les
filles et cela me donne une impression de bonheur. Mais, lorsque le soir
m�arrache de la cit� pour me catapulter dans le train crasseux, je reviens �
cette r�alit�. Le chemin du retour est encore plus triste, car, derri�re les
m�mes vitres affreuses, il n�y a que la nuit et le reflet de ma gueule bl�me
qui me regarde la d�visager comme un tableau de malheur. Alors, je baisse la
t�te et me met � pleurer. Voil� quarante ann�es que je pleure et mes larmes
ne se sont pas taries� Je sais que le parcours sera lassant, mais qu�il
n�est rien � c�t� de la solitude qui m�accueillera comme une m�g�re
d�moniaque � l�entr�e de mon deux-pi�ces minable. Je monterai l�escalier en
me reposant tous les deux �tages et, � chaque fois que j�entendrai le rire
d�un enfant, les �clats de voix, le bruit de la vaisselle, la toux d�une
vieille ou l��ternelle bagarre du cinqui�me, j�aurai l�impression d��tre
plus seul encore. Une cl� qui s�agite autour d�une serrure qu�elle n�arrive
pas � p�n�trer dans l�obscurit� d�un hall poussi�reux et quelconque. La
porte qui s�ouvre. La cuisine avec l�odeur f�tide des aliments cuits la
veille et du caf� refroidi. J�allume la t�l� et une chanson, plus triste que
ma vie, monte dans l�appartement. Je mange tranquillement mon casse-cro�te
puis je passe � la chambre. Je m�affale sur le lit et me met � r�ver � un
train bleu et calme traversant des jardins verdoyants. Alors, je deviens
heureux dans mon r�ve. Dans ce nouveau matin qui monte, tout aussi apathique
et froid que celui de la veille, le train argent� file vers la m�me gare
d�un autre �ge qui l�chera la foule panach�e des voyageurs vers leurs
destins. Et moi, je serai encore plus malheureux de savoir que la journ�e
sera aussi triste que la veille et que, le soir, dans la solitude et le
froid, je remonterai p�niblement les �tages qui me m�neront, � travers les
rires, les �clats de voix et la bagarre du cinqui�me, vers l�appartement
vide et gel� Alors, je m�affalerai sur le lit pour revivre quelques moments
du beau roman d�amour de la veille, quelques instants de ce bonheur fuyant
que je cherche partout sans le rencontrer nulle part. Un autre matin
d�hiver, sale et quelconque, �claire, sans l�illuminer, l�interminable
banlieue impersonnelle. Ma t�te balance au rythme du train. J�ai
l�impression de dormir �veill�. Soudain, la porti�re s�ouvre sur un courant
d�air et le jaune sale d�une gare pareille aux autres. Et sur cette
silhouette qui va changer ma vie. Elle monte d�un pas incertain, serrant son
sac comme si elle avait peur des voleurs. Elle regarde � gauche et � droite,
puis finit par choisir le si�ge qui me fait face. Elle doit avoir entre
vingt-cinq et trente ans. Ses yeux, que je trouve tr�s beaux, me sourient.
Je souris. Je suis heureux ce matin et la banlieue est magnifique. Le ciel
est bleu�
M. F.
P. S. 1 : Ce texte fait partie d�un recueil de nouvelles qui vient
de para�tre et qui sera bient�t disponible en librairie sous le titre de
Soleils d�hiver.
P. S. 2 : Bonne ann�e � tous. Que 2006 soit meilleure que 2005
pour les paysans, les ouvriers, les ch�meurs et ceux qui esp�rent. Qu�elle
fasse reculer l�injustice, l�oppression et l�arbitraire. Qu�elle soit
calamiteuse pour l�imp�rialisme et ses valets en Irak et en Palestine et
partout ailleurs et qu�elle soit lumineuse pour les patriotes et les hommes
libres. Qu�elle nous fasse retrouver Benchicou Mohamed libre et en bonne
sant� pour qu�il puisse t�moigner, aujourd�hui et demain, du combat pour la
dignit�. Bonne ann�e � tous.
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