Panorama : CHRONIQUE DES TEMPS SORDIDES
La tristesse
Par Ma�mar FARAH
farahmaamar@yahoo.fr


J�ai attrap� la tristesse un 18 f�vrier. Comme �a, b�tement, sans faire attention. En marchant comme d�habitude au bord de la mer, sous un beau soleil d�hiver qui gambade dans un ciel bleu et d�gag�. Toute ma vie durant, j�ai �t� un sacr� boute-en-train, un gars qui rigole de tout, s�me la bonne humeur et ne sait pas ce que veut dire grisaille. Certes, il m�arrive, comme tout le monde, d�avoir quelques moments d�angoisse et d�incertitude.

Mais, tr�s vite, le beau temps reprend sa place dans ma t�te et je retrouve mon vrai caract�re. C�est vraiment affligeant d�attraper la tristesse par une belle journ�e comme �a ! J�aurais accept� sans broncher si cela m��tait arriv� un jour de pluie, si ce cafard m�avait agress� par un matin maussade. Mais peut-�tre que la tristesse m�a d�j� rendu visite par un matin pluvieux et qu�elle a refus� de m�attaquer. Par sadisme ! Elle a patiemment attendu que le soleil s�installe, que le ciel prenne sa plus belle couleur et que la mer se calme pour se lancer � l�attaque. Pour m�emb�ter davantage, elle n�a pas voulu m�atteindre un jour de cafard. Cela aurait �t� trop facile. La tristesse aime la difficult�. Et vous allez me dire : mais comment as-tu attrap� cette tristesse et qu�as-tu ressenti au d�but ? Rien de particulier. Il n�y a aucun signe ext�rieur qui peut laisser pr�sager ce qui va arriver. Je suis sorti comme d�habitude � sept heures du matin. Je suis bien couvert pour ne pas avoir � souffrir du froid qui me g�ne habituellement aux articulations. J�ach�te un journal du matin et me dirige vers une guinguette aux pieds barbotant dans l�eau. L�endroit est domin� par un monticule bois� l�chant sur les lieux des tonnes d�oxyg�ne. Je commande un caf� express et un verre d�eau et attaque les nouvelles sportives. A ce moment pr�cis, un oiseau au beau plumage s�approche de moi. Il se pose et commence aussit�t � picorer les restes d�un croissant que le gar�on avait �parpill�s en nettoyant la table d�� c�t�. L�oiseau ne semble pas avoir peur de moi. Mais lorsque j�essaye de l�approcher, il s�envole et dispara�t rapidement dans les airs. Je m�en veux un peu de lui avoir fait rater son petit d�jeuner. Ou son d�jeuner tout court, car je ne sais pas combien de fois par jour les oiseaux mangent. Ils devraient �tre comme tous les autres animaux qui ne se nourrissent que lorsqu�ils ont faim. Quant � l�homme, il s�est invent� des rites, des calendriers, des horaires, des emplois du temps, des guides, des grilles ; autant de barreaux qui l�emprisonnent dans les carcans de la discipline. O� est l�oiseau au beau plumage ? Disparu. Je m�en veux tellement que cela me rend de mauvaise humeur. En me levant pour ma promenade quotidienne, j�ai presque les larmes aux yeux � la vision de ce qui reste du repas du volatile. A quelques m�tres de l�, je rencontre un vieil ami, Sidhoum, qui a d�cid�, lui aussi, de se d�barrasser des kilogrammes superflus. Mais lui a choisi de courir. Habill� d�un beau surv�tement bleu et chauss� d�espadrilles neuves, il sautille comme un acrobate tout pr�s de la mer. A ma vue, il s�arr�te un instant pour me saluer et prendre de mes nouvelles. J�apprends avec stupeur qu�il est gravement malade et qu�il n�a que quelques mois � vivre. Il m�a dit cela d�un air tr�s calme, tout en continuant � gigoter pr�s des vagues qui lui l�chent les pieds. Je n�en reviens pas. Ce gars qui p�tait la sant� il y a quelques mois � peine et qui avait pr�vu d�aller en Egypte l��t� prochain ; ce gars qui voulait faire un grand mariage pour son fils unique et achever sa belle villa ; ce gars n�a plus du tout le temps de faire tout cela. Peut-�tre qu�il partira en Egypte avant sa mort. Peut-�tre qu�il avancera la date du mariage� Je me retourne. Il continue de sauter comme si de rien n��tait. Sur la route toute proche, la circulation s�anime. Deux camions frigorifiques ont failli se t�lescoper. J�avance sans faire attention au monde qui m�entoure. La ville s��veille. Les employ�s courent vers leur boulot. Ils n�arriveront jamais � s�organiser pour �tre � l�heure. Les femmes de m�nage pressent le pas en papotant. Les filles du cabaret sortent � la queue-leu-leu. Elles ont l�air affreuses sans maquillage. Elles h�lent des taxis et disparaissent aussit�t. C�est alors que cette chose atroce dont je vous parlais tout � l�heure m'agresse. Une terrible tristesse s�abat sur moi. J�ai envie de pleurer. Pire, je veux m�me en finir, car rien, plus rien ne m�int�resse. Tout me para�t fade, sans int�r�t, d�suet, moche, inutile. Ces bougres qui courent derri�re la vie, lui accordant un int�r�t sup�rieur, ne savent pas, ou feignent de ne pas le savoir, qu�elle les quittera un jour comme une ma�tresse insatisfaite. Ils ne savent pas qu�ils finiront dans un trou o� il n�y a ni soleil, ni air pur. Sidhoum conna�t au moins son heure. Il est au courant de ce que la majorit� des gens ignorent et il peut organiser cette fin � la mani�re qu�il souhaite. S�il prend soin de lui pour ne pas pr�cipiter les �v�nements et finir plus t�t sous un autobus, il peut profiter de chaque moment, savourer chaque instant, donner plein d�amour aux siens, payer ses dettes, garder d�excellentes relations avec son entourage� Sidhoum sait. Les employ�s, les femmes de m�nage, les cyclistes et m�me l�oiseau au beau plumage ne savent pas. Le soleil monte dans le ciel. Et cela me rend plus malade encore. Et cette chose devient insupportable. C�est comme une mouche qui d�cide de saboter votre sieste. Rien n�a de l�attrait. D�habitude, j�aime regarder deux ou trois jeunes filles aux corps superbes qui font du jogging. Elles ne savent pas, elles non plus. Leur beaut� ne me para�t plus r�elle, vivante. Elles ressemblent � des mortes. Dans un si�cle, elles ne seront plus de ce monde et d�autres idiotes, emport�es par la vaniteuse impression de vivre, feront du sport et r�veront de vacances bon march� en Tunisie. Je suis devenu triste. C�est aussi simple que cela. Les gens, autour de moi, ont remarqu� ce changement. Ils disent ! �Dommage ! C��tait un bon vivant !� D�autres, n�arrivant pas � expliquer cette nouvelle tendance, me demandent d�aller voir un m�decin. Un psy ou un psychiatre ? Je me rends finalement chez un ami qui exerce dans un asile situ� en banlieue. Il ne me demanda m�me pas ce que je suis venu faire � l�h�pital. Il pense qu�il me manquait beaucoup et que je suis venu lui rendre visite. Il est on ne peut plus d�prim�. Il me raconte qu�il est tomb� malade en se promenant sous le soleil. Il m�avoue qu�il n�y a aucun rem�de contre la tristesse qui s�est abattue sur lui. Vous comprendrez que, dans ces circonstances, je ne peux plus �voquer mon cas. Il me parle ensuite du diagnostic effectu� par un coll�gue � lui et m�annonce qu�il y a une �pid�mie. Il me conseille de faire attention au soleil d�hiver. Dehors, il y a foule devant l�h�pital. Les gens sont abattus. Il n�y a aucune vie dans leur regard. D�habitude, des gens �nerv�s mettent de l�ambiance dans ces cha�nes. Insultes, invectives et autres joyeuset�s du m�me genre sont monnaie courante. Il y a souvent des bagarres. Mais aujourd�hui, tout le monde est calme et triste. En reprenant le bus du retour, je comprends qu�il n�y a plus rien � faire. Cette tristesse va me coller � la peau comme une seconde nature. Ou plut�t, elle va devenir une habitude, mon trait de caract�re et j�en suis malheureux pour toute ma famille et mes amis, car je vais devenir maussade et d�une humeur massacrante. Je ne savais pas que la tristesse s�attrapait comme �a, b�tement, en marchant sur le sable par une belle journ�e de f�vrier. Je pensais que c��tait plus sophistiqu�
M. F.

P. S. 1 : Comme celui de la semaine derni�re, ce texte fait partie d�un recueil de nouvelles qui vient de para�tre et qui sera bient�t disponible en librairie sous le titre de Soleils d�hiver.
P. S. 2 : Bonne ann�e � Mohamed Benchicou, c�l�bre prisonnier � El Harrach.

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