Panorama : ICI MIEUX QUE LA-BAS
Sur le trottoir
Par Arezki Metref arezkimetref@yahoo.fr


Lorsque tu visites l�Alg�rie du bazar, celle qui fait du nondroit sa loi, celle qui fait du rapport des forces sa r�gle, ce qui te frappe d�embl�e, c�est l�usage fait du trottoir. L�espace public qu�il constitue est privatis� sans vergogne. On se l�approprie comme un butin de guerre, un troph�e que l�on arrache, un objet perdu que personne ne r�clame au bout du trois cent soixante-sixi�me jour.
Le premier arriv� est le premier servi. Si, en plus, il roule des m�caniques, les siennes ou celles de ses protecteurs, c�est encore plus gagn� que gagn� ! Un peu � l�image de ce qui se passe dans le monde de nos amis les animaux, il suffit d�arroser, de pr�f�rence avec de l�eau de fleur d�oranger, ma z�har dialna, un carr� de trottoir pour d�cider, en r�citant la Fatiha devant deux t�moins fiables, que, d�sormais, il est aussi � toi que s�il t�avait �t� l�gu� par ton p�re le beylik. Qui oserait te contester la propri�t� de ce territoire qu�une paire de t�moins asserment�s, agr��s par la puissance divine et par ses vicaires sur la terre de l�Alg�rie bazarie, t�ont vu acqu�rir avec un renfort de versets et une provision d�eau de fleurs d�oranger � f�conder comme jamais elle ne l�a �t� la Mitidja ? Une fois que la Fatiha est prononc�e, libre � toi de faire de ce bout de territoire appartenant d�s lors au domaine de l�extraterritorialit�, ce que bon te semble. Tu peux y installer ta tabla pour vendre des p�tards, �taler une nappe en tissu synth�tique pour empiler toutes sortes de colifichets inutiles que ta tchatche parfum�e � la fragrance de zem-zem transformera en instruments indispensables de la quotidiennet�, le louer � un camelot chinois avec un bail de 24 heures renouvelable pour te prot�ger d�un �ventuel p�ril, le fermer aux heures de pri�re � la circulation pi�tonne � l�aide d�un petit morceau de corde fluorescente suspendu entre les deux arbres que tu n�as pas arrach�s, le pr�ter contre un papier d�ment paraph� par les pouvoirs publics aux services de la voirie pour qu�ils creusent de sorte � atteindre des buses moins bouch�es que ceux qui donnent l�ordre de les d�boucher, y �parpiller tes tables en teck et tes chaises musicales en une terrasse sauvage que rien ni personne ne viendra te contester, aligner des parapluies pliables comme un ministre de poche, d�cliner la vari�t� des textures et des couleurs des gants que l�on ne prend m�me plus, faire suivre l�un l�autre de gros bonnets standardis�s dans la fausse griffe. Tu peux y exhumer les photos s�pia de la grandeur socialoarabo- tiers-mondisco-islamique incarn�e par Boumediene � l�Onu en 1974, Medeghri dans un costume blanc juste avant la noyade dans une baignoire, Bouteflika sangl� dans un costume � rayures souriant entre deux avions, Yahiaoui disant non, Messa�dia se doutant d�j� qu�un jour il sera le h�ros positif d�un roman d�appareil de Kamel Bouchama, Arafat donnant de grandes tapes dans le dos d�un journaliste qu�il confond avec un fr�re responsable. L�Alg�rie coup�-coll� des incantations en noir et blanc, d�goulinant d�autosuffisance, tu l�ouvres sur le trottoir comme un album qui t�moigne d�un d�clin sous-tendu par cette question lancinante, ent�tante, pol�mique. Quand a commenc� ce d�clin ? Et qui a commenc� ? Si cette question � deux �tages tombe de haut, on sait, par contre, o� ce d�clin � la m�moire probl�matique a conduit. Il suffit de regarder le trottoir pour r�aliser � quel point on est fait. Le trottoir est un r�sum� de cette Alg�rie jet�e � la rue, errante, flottante comme un morceau de li�ge sur l�eau hostile, ni sauv�e, ni carr�ment noy�e. Je ne sais plus dans quelle ville des �meutes ont �clat� parce que des policiers ont voulu chasser des trottoirs les propri�taires de tabla. Tu m�enl�ves m�me �a, fr�re ! Comme s�il ne suffisait pas que ta politique m�enfouisse sous le d�classement et la pauvret�, faut-il encore que tu m�enl�ves le maigre moyen de remonter un peu � la surface. Je sais � quel point le pays est d�r�gul�, enfonc� dans les nonr�gles du bazar. Dans les grandes villes comme Alger, une partie du trottoir est occup�e par les commer�ants ou les vendeurs � la sauvette, tandis que l�autre est la propri�t� des a��mou, ces jeunes qui s��rigent en gardiens de parking et qui, pour recouvrer ce qui est pour eux la d�me, alternent aupr�s d�automobilistes en qu�te de h�na, la qui�tude, la menace et la violence. �a marche ? Du tonnerre ! Quand tu vois que ce qui est fait du trottoir, tu te demandes s�il y a un Etat derri�re le pouvoir, si l�anarchie urbanistique r�sum�e dans le destin d�glingu� du pav� n�est pas une m�taphore des grands �quilibres pr�caires sur lesquels s�appuie le pouvoir de l�argent facile qui, lui, tient d�autres trottoirs, invisibles � partir de ma tabla � moi. Comme tout le reste, le trottoir est peut-�tre une question d��chelle. Si j�occupe le mien pour prolonger ma gargote, en l�ayant asperg�e d�eau de fleur d�oranger et de paroles saintes, � une autre �chelle, il y en a qui occupent carr�ment des boulevards dont la rentabilisation se chiffre en milliards et en dollars. A c�t� de �a, mon pauvre carr� de trottoir, qui rend la rue si moche et sans foi ni loi, c�est du pipi de siamois de grande tente.
A. M.
P. S. d�ici : �La Dispute�, c�est le nom de l��diteur qui a publi� le livre de Djillali Hedjadj, Corruption et d�mocratie en Alg�rie. On ne l�aurait pas compris en lisant le PS de dimanche dernier. Excuses � l��diteur, � l�auteur et au lecteur.

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