Panorama : A FONDS PERDUS
Le religieux investit la finance
Par Ammar Belhimer
ammarbelhimer@hotmail.com


Il �tait question d'usure dans les pr�ches de vendredi dernier. L'imam de la mosqu�e de Bordj-el-Bahri, que je traversais � l'heure de la pri�re, rappelait aux fid�les que les trois religions monoth�istes interdisaient la riba qu'il faut bannir des lois de l'�conomie. Cet int�r�t est curieusement partag� par nombre de cercles financiers et non des moindres.
La City de Londres renoue actuellement avec le religieux. L'av�nement de Stephen Green qui succ�dera � Sir John Bond � la pr�sidence non ex�cutive de HSBC l'�t� prochain a �t� relev� par tous les experts de la finance parce que le directeur g�n�ral de la premi�re banque de d�p�t britannique a une particularit� : il est diacre, c'est-�-dire clerc qui a re�u l'ordre imm�diatement inf�rieur � la pr�trise. C'est � ce titre que, tous les dimanches, il pr�che dans une paroisse londonienne. Ajoutons aussi qu'il est membre du clerg� s�culier de l'Eglise anglicane, la religion d'Etat, et qu'il est l'auteur d'un livre � succ�s par lequel il tente de concilier valeurs chr�tiennes et �pret� au gain. Le titre de son ouvrage, paru en 1996, est r�v�lateur : Servir Dieu ? V�n�rer le veau d'or ? Les chr�tiens et les march�s financiers. M. Green qualifie la relation entre ses convictions religieuses et les r�gles qui r�gissent les march�s financiers d'ambigu�t� qu'il impute � l'imperfection de la vie en g�n�ral. Il s�en prend ouvertement au �stress� et � �la culture brutale des salles de march� qui entretiennent un �environnement cupide, concurrentiel, individualiste, �ph�m�re�. Le pr�lat se donne bonne conscience en faisant dans �l'humanitaire� : des cadres d'une compagnie d'assurances donnent des cours d'anglais aux immigr�s du Bangladesh de sa paroisse, tandis qu'un grand cabinet d'avocats international prend en charge l'aide mat�rielle � ses pauvres. L'explosion du religieux dans La Mecque de la finance londonienne et mondiale va au-del� des sph�res chr�tiennes. Le bouddhisme est � la mode et la finance islamique a le vent en poupe. Les critiques de gauche voient dans ce ph�nom�ne �une nouvelle forme de charit� victorienne, �pic�e de relations publiques� de traders et autres patrons de la finance soucieux d'avoir bonne conscience. Le hasard de l'actualit� semble leur donner raison : � deux pas de la City, � une station de m�tro de Liverpool Street, si�ge des banques d'affaires, l'organisation humanitaire fran�aise, M�decins du monde, vient d'ouvrir une antenne destin�e � faciliter l'acc�s aux soins pour les laiss�s-pour-compte, comme les immigrants, les sans-domicile- fixe et les prostitu�es. La proximit� avec la City n'a pas fait le bonheur de Tower Hamlets, dont un tiers des habitants est originaire du Bangladesh : il reste l'un des quartiers les plus pauvres du royaume. L'initiative de M�decins du monde a eu le m�rite de rappeler aux sujets de Sa Majest� que la pauvret� touche encore 12,3 millions de personnes au Royaume-Uni, soit 21% de la population, dont 3,5 millions d'enfants, selon Child Poverty Action Group, une ONG qui aide les familles et les enfants d�munis. L'offre de produits financiers conformes � la charia � le droit musulman interdit le versement d'int�r�t ainsi que les investissements dans des activit�s li�es au jeu, � l'alcool ou encore au tabac � conna�t apparemment un plus grand engouement. Les actifs des 1,4 milliard de musulmans � travers le monde sont �valu�s � environ 2.400 milliards de dollars, dont une grande partie est concentr�e au Proche-Orient, et le taux de croissance annuel des produits conformes aux pr�ceptes de l'Islam est �valu� � 15% pour les cinq prochaines ann�es, ce qui attise les convoitises de nombre d'�tablissements financiers et bancaires. Au point o� la premi�re banque allemande, la Deutsche Bank, annonce d�velopper sa gamme de produits bancaires conformes aux pr�ceptes islamiques pour conqu�rir de nouveaux clients musulmans. M. Kosh, le responsable de la filiale suisse de la Deutsche Bank, y voit un pr�cieux gisement, soulignant, dans un entretien au quotidien B�rsen Zeitung, que �la demande de produits innovants et conformes � la charia d�passe de loin l'offre �. La charia aura bien servi la carri�re de M. Kosh puisque la premi�re banque allemande a confi� � sa branche suisse le soin de d�velopper de tels services financiers, Gen�ve �tant avec Londres la principale place financi�re en Europe pour les musulmans. Elle esp�re �galement �largir sa client�le, notamment au Proche- Orient, o� 5 � 10% des investissements se font dans des produits bancaires conformes au droit musulman. Les chantres du n�o-lib�ralisme tapis dans le quartier g�n�ral du FMI applaudissent � ce regain de religiosit� des d�cideurs de la finance. Finances et d�veloppement, le magazine trimestriel du Fonds mon�taire international publie dans son dernier num�ro (d�cembre 2005, volume 42, n�4) une �tude de Mohammed El Qorchi, chef de division adjoint au d�partement des syst�mes mon�taires et financiers, sous le titre triomphant : �La finance islamique est en marche�. Il y rel�ve que la finance islamique se d�veloppe �tonnamment vite et que, depuis ses d�buts, il y a une trentaine d'ann�es, le nombre d'institutions financi�res islamiques dans le monde est pass� d'une seule en 1975 � plus de 300 aujourd'hui dans plus de 75 pays. Elles sont concentr�es dans le Moyen-Orient et l'Asie du Sud-Est (Bahre�n et la Malaisie �tant les principaux centres), mais apparaissent aussi en Europe et aux Etats-Unis o� vivent des millions de musulmans soucieux de se conformer aux prescriptions coraniques. S'interrogeant sur les raisons de l'essor de la finance et des services financiers conformes � la charia, il �voque l'augmentation de la manne p�troli�re, mais aussi le caract�re comp�titif de beaucoup de ces produits, qui attirent les investisseurs, musulmans ou non. Par un curieux hasard et, � l'exception de quelques cas peu significatifs (comme ceux de la Dubai Islamic Bank en 1998 et de la Ihlas Finansen Turquie en 2001), les banques islamiques ont jusqu'� pr�sent �chapp� aux crises financi�res graves. L'interdiction �mise par le Coran de verser ou de toucher un int�r�t ne signifie pas qu'il leur est demand� de ne pas gagner de l'argent ou d'encourager le retour � une �conomie fond�e uniquement sur les esp�ces ou le troc. Comment font-elles alors pour gagner de l'argent sans percevoir ou distribuer de l'usure ? C'est sur le march� de la dette (�trang�re ou int�rieure) que s'�panouit la finance islamique. L'exemple de la Malaisie est, � cet �gard, tr�s r�v�lateur : � la fin de 2004, les titres islamiques repr�sentaient 42 % de l'encours total de la dette priv�e et 25 % des obligations en circulation. �Le march� des obligations islamiques internationales est divis� en Sukuk (titres islamiques) de dette souveraine (et quasi souveraine) et de dette d'entreprises � secteur particuli�rement innovant qui conna�t une croissance rapide�, rel�ve la publication du FMI. Ces obligations � moyen terme adoss�es � des �l�ments d'actif qui sont �mises sur le march� international par des entit�s souveraines, comme les banques centrales ou les organismes du Tr�sor, et des entreprises, b�n�ficient d'un prix comp�titif en tant qu'instrument d'att�nuation du risque. En 2001, l'Agence mon�taire de Bahre�n a �t� l'une des premi�res banques centrales � �mettre ces effets, en l'esp�ce avec des �ch�ances de trois et cinq ans, et la plupart des �missions ont �t� souscrites. Le Qatar a �mis des Qatar Global Sukuk � sept ans ; il s'agit de la plus grande �mission jamais r�alis�e, pour un montant de 700 millions de dollars. L'attrait du march� obligataire int�resse les non-musulmans int�ress�s par l'acc�s � la manne p�troli�re des mahom�tans. En 2004, le land allemand de Saxe-Anhalt a d�fray� la chronique en s'inscrivant comme le premier emprunteur non musulman � solliciter le march� international de la dette islamique, levant quelque 100 millions d'euros par une �mission de Sukuk. Beaucoup plus pr�s, la Banque islamique de d�veloppement a lanc� le premier programme d'�missions de Sukuk revolving (r�p�t�es). L'extension des �missions de Sukuk et leur g�n�ralisation pourraient constituer le fondement de la finance islamique et l'�pine dorsale des march�s islamiques des capitaux. Toutefois, si le march� des Sukuk se d�veloppe rapidement, il se borne surtout � la d�tention de titres jusqu'� l'�ch�ance sans g�n�rer un v�ritable march� secondaire. C'est globalement tout ce qu'on peut relever au point de vue obligations. Du c�t� des actions, deux indices ont vu le jour en 1999 pour servir de rep�res aux investissements des institutions financi�res islamiques : le DJIM (Dow Jones Islamic Market Index) � Bahre�n et le GIIS (Global Islamic Index Series) de Financial Times Stock Exchange. Ces indices sont aujourd'hui connus et publi�s dans le monde entier, mais ils en sont encore � leurs balbutiements et jouent un r�le limit� sur les march�s financiers islamiques. C'est essentiellement � Bahre�n, en Malaisie et au Soudan que les institutions islamiques sont les plus innovantes ; elles affinent et proposent sans cesse de nouveaux instruments, dans le domaine des avoirs comme dans celui des engagements. Parmi les produits les plus r�cents et les plus sollicit�s, on peut citer, notamment, le n�goce et l'investissement sur actions et obligations, l'assurance et la r�assurance (Takaful/re-Takaful), les pr�ts consortiaux, l'investissement dans des plans islamiques d'�pargne collective et autres produits de gestion de patrimoine et de portefeuille. Une telle diversit� des produits financiers est l'�uvre des fonds de placement islamiques qui prosp�rent dans les pays du Golfe et en Malaisie. Leurs domaines de pr�dilection couvrent cinq grandes cat�gories : fonds en actions, fonds immobiliers, fonds Mourabaha, fonds de produits de base et fonds de cr�dit-bail. Les premiers, les fonds islamiques en actions, sont les plus r�pandus et le total de leurs avoirs dans le monde a augment� de plus de 25 % pendant la p�riode 1997- 2003. La Malaisie comptait 71 fonds de placement islamiques en 2004, contre 7 seulement en 1995, et la part de leur valeur liquidative dans le total des actifs a plus que doubl� entre-temps, pendant cette p�riode de dix ans. La philosophie antique grecque a ind�l�bilement inscrit dans le christianisme et l'islam son aversion plus ou moins assum�e pour l'usure. Aristote reprend par l� toutes ses lettres de noblesse dans le cosmos monoth�iste. Son h�ritage est plus ou moins respect� selon les capacit�s d'alt�ration de ce pr�cepte par le capitalisme au sein des communaut�s se r�clamant de ce monoth�isme. Le christianisme s'est accommod� de ses nouvelles exigences en entamant sa mue avec Saint Thomas d'Aquin et sa qu�te du �juste prix�, � l'�re du mercantilisme, tandis que l'islam lui oppose encore une certaine r�ticence jusqu'� nos jours. R�fractaire � l'usure et � l'int�r�t, il reste n�anmoins tol�rant � l'id�e de pouvoir gagner de l'argent. C'est parce que la marge est �troite que la part de g�nie est immense. G�nie de l'homme pieux ou g�nie du march� satanique capable de d�voyer les plus grands serviteurs de Dieu ? Comme celles du Seigneur, les voies de la finance semblent �tre insaisissables. Jusqu'au jour du Jugement dernier.
A. B.

Nombre de lectures :

Format imprimable  Format imprimable

  Options

Format imprimable  Format imprimable