Panorama : LETTRES D'ESPOIR
Mon p�re et la France
Par Ma�mar FARAH
farahmaamar@yahoo.fr


1916. Un douar de l�Alg�rie profonde. Les ann�es de disette se succ�dent et la Premi�re Guerre mondiale n�est pas faite pour arranger les choses. La colonisation a pratiquement mat� toutes les r�voltes, et les tribus, d�capit�es et chass�es des meilleures terres, v�g�tent dans les pi�monts ingrats. Elles n�ont plus la force de r�agir� La survie �tait devenue leur pr�occupation majeure.

La France avait besoin de chair � canon pour alimenter le front d�une guerre qui n��tait plus dr�le du tout. Tahar Ben Sa�d, le vieux petit rouquin de la tribu des Ouled Sba�, n��tait pas seulement le boute-en-train qui faisait rire m�me� les morts ; il avait une autre manie, une esp�ce de passion maladive qui d�vorait ses maigres biens et faisait rager son fils Djoudi. Celui qui fut mon grand-p�re avait la manie de s�occuper d�affaires qui ne le concernaient pas, et notamment de vouloir gagner des proc�s o� il n��tait ni accus�, ni victime ! C�est ainsi qu�il se retrouva b�tement en taule, dans les sinistres ge�les de la petite prison de S�drata, une commune mixte comme on l�appelait � l��poque. L�administration coloniale a utilis� tous les subterfuges pour obliger les musulmans � s�engager dans les rangs de l�arm�e. Djoudi, mon p�re, qui venait tout juste de sortir de la tendre enfance, dut tricher sur sa date de naissance et se d�clarer �n� pr�sum� en 1898� pour pouvoir porter les couleurs tricolores et partir au front. C��tait le seul moyen d�obtenir la lib�ration de son p�re ! Elles �taient belles les m�thodes de la colonisation �civilisatrice�. On �tait en 1916� Lors d�un bombardement massif sur une ligne avanc�e, un soldat fran�ais fut bless� et abandonn� dans la neige qui tombait au m�me rythme que les bombes allemandes. Sans h�siter, Djoudi, deuxi�me classe, se porta volontaire et courut, sous le feu ennemi, vers la position du soldat bless� pour le secourir et le ramener aupr�s des siens, sur ses �paules. Personne ne lui avait demand� de le faire. Instinctivement, pouss� par ce sentiment de solidarit� qui est comme une seconde nature chez les gens de nos douars, il avait fait tout cela rapidement, sans tenir compte du danger. Il fut imm�diatement f�licit� par son capitaine et propos� pour une premi�re m�daille militaire. Il en re�ut une autre avant d��tre cit� � l�ordre des chevaliers de la l�gion d�honneur. Ces m�dailles, il les portait fi�rement � chaque f�te. Il fut m�me �lu pr�sident de la �Djema� de son douar. Mais, aux premiers vents de novembre 1954, il comprit que quelque chose de grandiose se levait dans l�aurore incertaine d�un matin d�automne. Il abandonna ses m�dailles et toutes ses responsabilit�s. Il venait de choisir son camp. Il avait conscience que cette terre n��tait pas la France et qu�elle ne le sera jamais. Ag�, malade des suites de la Premi�re Guerre mondiale (une affection pulmonaire qui ne sera jamais reconnue par les autorit�s fran�aises), il �tait dans l�incapacit� physique de prendre part � l�insurrection qui allait devenir r�volution. Chef d�une tribu dont pratiquement tous les jeunes venaient de monter au maquis, il ne fut plus trait� comme un �ami de la France� et un �h�ros de la grande guerre�. Je me souviens d�une sc�ne qui me marquera toute ma vie : la �visite� de soldats fran�ais chez nous. J�avais quatre � cinq ans et je ne comprenais pas la col�re de ces hommes contre mon pauvre papa ! Ma m�re pleurait dans l�autre chambre. Ils fouillaient partout et lorsqu�ils tomb�rent sur un pistolet qui m�appartenait � et qui n��tait en fait qu�un jouet assez ressemblant � un vrai revolver �, ils commenc�rent � traiter mon p�re de tous les noms. Ce jour-l�, je voulais les tuer, ces monstres qui ridiculisaient ce papa que je consid�rais comme le plus puissant du monde� Ce jour-l�, je venais de r�aliser pour la premi�re fois ce qu��tait l�injustice et l�oppression. Si j�avais eu quelques ann�es de plus, je n�aurais pas h�sit� � rejoindre mes fr�res qui luttaient pour l�ind�pendance de mon pays, ces maquisards et ces braves r�sistants que la propagande coloniale et la presse � papa qualifiaient d��gorgeurs et de �fellagas�. En fait, s�ils avaient des armes conventionnelles comme celles de leurs ennemis, ils n�auraient pas utilis� le couteau ! Ce p�re est mort en 1966 des suites de la sale maladie contract�e en France, lorsqu�il d�fendait, arme au poing, l�honneur tricolore. Je garde de lui l�image d�un homme digne et fier qui, un jour, alors que j��tais avec lui � Lyon (1955), s�en prit d�une mani�re violente au propri�taire raciste d�un h�tel du centre-ville. Ce dernier avait l�ch� quelques mots � qui reviennent en force ces joursci de l�autre c�t� de la mer � � la vue de l�habit traditionnel de mon p�re qui ne quittait jamais sa gandoura, alors que sa t�te �tait toujours couverte d�une �razza� bien de chez nous. Exc�d� par le comportement ex�crable de l�h�telier, il tira de sa poche les m�dailles d�une vieille guerre pour les jeter sur le comptoir de la r�ception et lan�a cette phrase qui me poursuit encore : �C��tait bien la peine de risquer ma vie pour votre pays !� Puis se tournant vers moi : �Fiston, viens, nous ne resterons pas dans cette ville. Ce pays n�est pas le n�tre. Il occupe nos terres et ne voudra jamais de nous comme citoyens � part enti�re.� C�est ce que disent les jeunes des cit�s, l� o� vivent ces gavroches des temps modernes, des exclus, ces banlieusards que l�on ne veut pas accepter dans les villes repli�es sur leur x�nophobie. J�ai bien rigol� l�autre jour en voyant sur une cha�ne fran�aise un reportage consacr� aux vacances de ski d�une quarantaine de jeunes de Clichy-sous-Bois. Les premi�res pour ces bronz�s qui glissaient maladroitement sur la neige. Sans les bagnoles br�l�es, pensez-vous qu�ils auraient eu cet honneur, ces garnements subitement choy�s sur des cimes qui leur �taient interdites il n�y a pas si longtemps ? Sur le chemin du retour, mon p�re apprit avec d�sappointement que l�Alg�rie venait d��tre �ferm�e� pour beaucoup de ses propres enfants. Cap sur la Tunisie. En notre absence, notre troupeau de belles vaches laiti�res fut abattu et notre maison occup�e par l�arm�e qui la transforma en centre de torture. Deux routes nationales p�n�tr�rent nos terres et aucun sou ne fut vers� par l�autorit� coloniale. Apr�s l�ind�pendance, mon p�re �crira des tas de lettres pour demander r�paration� Mais, au fond, nous avions bien de la chance par rapport � ce peuple qui ne poss�dait plus rien ? 1962. Le car fatigu� et toussotant qui nous ramenait vers l�Alg�rie avan�ait p�niblement dans un paysage d�sol�, �cras� par le lourd soleil de juillet. Les cigales chantaient. Mon p�re harcelait le chauffeur : �Alors, on est � la fronti�re ?� Il dut patienter avant de recevoir une r�ponse positive. Il pria alors le conducteur de stopper, descendit calmement de l�autocar et s�agenouilla, dans un geste � combien solennel, pour embrasser le sol de sa terre ch�rie. Mon p�re m�a appris � aimer et � respecter mon pays. La le�on que je retiens de lui et de tous ses amis qui venaient souvent dans notre appartement de Rad�s pour le d�jeuner du dimanche, moudjahidine en permission, cadres du GPRA, militants du FLN, est toute simple : l�Alg�rie n�est pas la France. Elle n�a jamais �t� la France et ne le sera jamais ! Il m�a donn� la force d�apprendre � mes enfants l�amour de leur langue, de leur culture, de leur pays qui est le plus beau du monde. Quand on a �t� t�moin de �l�h�ro�sme� de quelques soldats ridiculisant ce vieil homme, quand on a vu, de ces yeux de m�me, les couleurs du racisme dans une ville fran�aise, quand on a frissonn� � la vue de son p�re embrassant le sol natal, on en garde des s�quelles� Cette terre, d�barrass�e de ceux qui la souillent � il faut y croire ! il faut y croire ! il faut y croire �, nous dira peut-�tre sa reconnaissance en livrant ses fruits, tous ses fruits, � la multitude, � tous ceux qui cr�vent de faim aujourd�hui, � tous ceux qui ne vont plus chez le m�decin, faute de moyens, � tous ceux qui attendent le train perdu dans les m�andres du capitalisme sauvage. Repose en paix papa ! L�Alg�rie ne sera jamais la France. Ni l�Am�rique, d�ailleurs�
M. F.

P. S. 1 : Je ne tire aucune vanit� � raconter ma propre histoire qui est si banale et insignifiante par rapport � la r�sistance h�ro�que de notre peuple. C�est pour t�moigner. Et il n�y a pas mieux que le v�cu pour dire la v�rit�.
P. S. 2 : J�ai vu ton fr�re, Mohamed. Il m�a rassur� : tu vas bien, ainsi que toute la famille, et particuli�rement ta maman que nous respectons beaucoup. Nous gagnerons, sois-en certain ! Parce que nous n�avons rien � gagner, si ce n�est le bonheur de tous les Alg�riens�

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