Panorama : A FONDS PERDUS
Que l'on �coute aussi la partie adverse
Par Ammar Belhimer
ammarbelhimer@hotmail.com


Si l'on se plie aux clivages m�diatiquement consacr�s, au demeurant peu significatifs, un chef de gouvernement �r�conciliateur �, �levantin� et donc, forc�ment, peu fr�quentable, vient de succ�der � un �serviteur de l'Etat� (sous-entendu �r�publicain � et �la�que�) qui aurait os� (encore un sous-entendu) dire non � une r�vision constitutionnelle qui, entre autres, assurerait un troisi�me mandat au pr�sident en exercice. On sait d�j� que la r�vision aura bien lieu et qu'elle couvrira, selon ses inspirateurs, trois volets :

- l'organisation des pouvoirs en les s�parant clairement les uns des autres ;
- les pr�rogatives de l'Assembl�e nationale et celles du Conseil de la nation, mais �le FLN ne proposera pas la suppression du Conseil de la nation�
- dixit M. Belkhadem ;
- et la mission de contr�le qui reste � clarifier au niveau de toutes les instances.
�Nous tenons � ce que l'organisation des pouvoirs soit revue en d�finissant la nature du syst�me politique�, explique M. Belkhadem. �Nous voulons que soit lev�e l'ambigu�t� qui p�se sur l'instance ex�cutive, avec � sa t�te le pr�sident de la R�publique, parce que la souverainet� populaire est consacr�e par l'�lection m�me du pr�sident de la R�publique�, dit-il. Le SG du FLN pr�cise: �Il faut que le principe de l'unicit� du pouvoir ex�cutif soit consacr�.� Quant � l'amendement de l'article 74 de la Constitution, M. Belkhadem est explicite : �Si les citoyens sont satisfaits, je ne vois pas pourquoi on interdirait aux citoyens d'�lire le pr�sident pour une troisi�me fois (.) Si nous voulons respecter la volont� populaire et le suffrage universel, pourquoi ne pas laisser le peuple libre de renouveler le mandat du pr�sident de la R�publique? (.) Nous n'innovons pas, rappelez- vous, Helmut Kohl, il est rest� combien de temps ?�. On doit reconna�tre � M. Belkhadem un sens av�r� de la franchise. Ses adversaires ne sauraient convaincre du seul jeu de la vierge effarouch�e, pour des raisons qui n'�chappent � aucun �tudiant de premi�re ann�e de droit. D'abord, notre pays a connu trois actes de r�vision constitutionnelle par r�f�rendum qui ont tous remis en cause l'int�grit� du texte qu'ils �taient cens�s simplement r�former, sans que cela n'�meuve personne. En langage de la rue, ce que notre cons�ur Benabbou * appelle pudiquement la �fluidit� de la Constitution�, au sens o� �l'amendement impose subrepticement un autre acte constituant�, s'appelle �une passoire� (gant'ra). Cela a �t� d'abord le cas le 3 novembre 1988 par une modification partielle qui introduit un bic�phalisme de l'Ex�cutif avec un chef du gouvernement responsable devant l'APN. Cela a �t� �galement le cas le 23 f�vrier 1989 avec une refonte totale dont l'aboutissement avait �t� l'an�antissement de l'�uvre fondatrice de 1976 qu'on croyait pourtant irr�versible parce que son article 195 �dictait des dispositions intangibles � l'option socialiste �tant suppos�e irr�versible et, donc, soustraite � toute r�vision constitutionnelle. Du point de vue de la th�orie constitutionnelle, la d�marche duale du pouvoir constituant �tait �d�-constituante� au sens o� elle avait balay� une caisse de r�sonance et un parti-nation, d'une part et �reconstituante � au sens o� elle introduit un texte lib�ral porteur d'options fondamentalement oppos�es, d'autre part. Dans ces deux premiers cas il n'y a pas eu mort d'hommes et la �volont� populaire� a bien servi de faire-valoir � des r�volutions de palais, soit pour affaiblir une APN hostile au projet pr�sidentiel soit pour rappeler � l'ordre le FLN et ses organisations de masse, tout cela sous couvert de pr��minence de la souverainet� du peuple sur celle de la Constitution. M. Belkhadem s'inscrit bien dans cette optique en demandant � ses d�tracteurs pourquoi ils �interdiraient au peuple une nouvelle r�vision�. Cela a �t�, enfin et plus facilement, le cas le 28 novembre 1996 pour renouer plus franchement avec le pr�sidentialisme de 1976 en alt�rant la s�paration des pouvoirs par la r�introduction de l'ordonnance et en adossant au Parlement une seconde chambre destin�e � le �ligoter� ou, tout au moins, � att�nuer sa repr�sentativit�, et surnomm�e �le cimeti�re des lois�. A moins de faire dans le �deux poids deux mesures�, pourquoi donc refuser � l'un ce qu'on accepte pour les autres ? L'article 70 �dicte bien que le pr�sident de la R�publique est �le garant de la Constitution� au double sens de �protecteur attitr� et d' �interpr�te�. Et ce pouvoir d'interpr�tation lui donne, en mati�re de r�vision, le libre choix de la forme, des partenaires et des m�thodes. Libre choix de la forme de r�vision en recourant au r�f�rendum populaire, un �proc�d� direct et souple � la limite de l'informel �. Libre choix des partenaires en �clipsant le Parlement et, au-del�, les groupes qui se r�clament de lui et s'en servent � volont� beaucoup plus qu'ils ne lui rapportent de soutiens. Libre choix des m�thodes au sens o� il peut faire d'un acte de r�vision un acte constituant. Il y a, on le voit bien, un socle en marbre qui supporte une pr�sidentialisation en bronze du r�gime dans sa version pl�biscitaire : un pr�sident de la R�publique �lu, qui peut recourir directement � la volont� populaire et qui se r�clame lui aussi de cette m�me l�gitimit� populaire. L'art. 7, al. 4, l'art. 87, al. 2, l'art. 90, al. 3 et l'art. 77, al. 8 lui laissent enti�re discr�tion d'user seul, �intuitu personnae� et � sa guise du r�f�rendum : la question, pos�e est � sa discr�tion, l'�laboration du texte est de son ressort. Voil� qui donne raison � M. Belkhademn m�me si, par ailleurs, il d�fonce, lui aussi, des portes largement ouvertes. Au-del� de la caricature �voqu�e en d�but de chronique et de l'estime ou de la pr�f�rence que l'on peut avoir pour l'un ou l'autre des deux hommes, il est plus prudent de ne pas focaliser le d�bat sur les personnes, car aussi ex�crables qu'elles soient, si elles n'avaient pas �t� l�, d'autres auraient certainement fait � peu pr�s la m�me chose. Ce sont les forces sous-jacentes qu'il importe de s�rier en termes de syst�me. Ce dernier, bien que toujours en cours de maturation, gagne en coh�sion et en coh�rence, en raison tout autant de son caract�re oligarchique et de l'habitus qui s'installe en son sein que de son �endogamie-homogamie �. Ce dernier bin�me �voque la coh�rence humaine qu'il rec�le du fait des relations de sang (et d'affaires aussi) qui se nouent � l'int�rieur du groupe, qu'il soit un clan, une tribu ou une caste, alors que l'habitus r�v�le ce qui se profile comme mani�res d'�tre et comme fa�ons de faire et de r�agir communes � ce groupe. L'oligarchie est ce qui oppose le groupe � la d�mocratie parce que le pouvoir r�el se transmet en son sein. Si le danger est perceptible sous cet angle, on ne peut rien rien de M. Belkhadem tant il est objectivement �tranger � cette oligarchie, m�me si des commentaires peu amicaux lui collent certaines �servitudes� non �tablies. Ce th�me, majeur, reste mati�re � une cogitation que n'autorise pas encore le besoin d'opacit� inh�rent � la jeunesse et � la fragilit� du groupe dirigeant (et non dominant). Le faire, c'est toucher � son intimit� et s'exposer � des r�actions impr�visibles. A ce titre, �la maison de l'ob�issance �, par laquelle Abdelhamid Mehri d�signe pertinemment l'enclos r�serv� au FLN par le syst�me n� de ses cendres au lendemain de l'Ind�pendance, m�rite plus qu'un simple survol de chroniqueur. Elle sugg�re qu'on s'int�resse � ce qui est tapi derri�re la vitrine, la boutique et l'arri�reboutique. Y s�journent, hors de toute visibilit�, de toute tra�abilit�, de toute �ch�ance, et de tout contr�le, les sc�nographes, les programmeurs de carri�re et les distributeurs- pr�dateurs de r�les et de rentes. Cette remarque sugg�re aussi qu'entre le FLN et le syst�me, le rapport est plus que charnel et que toute volont� d'affranchissement du premier est vite associ�e � la fugue, voire � l'adult�re, de la femme mari�e, la sanction tenant � sa mise en quarantaine et, premier avertissement, � de frivoles relations avec une tierce personne qui, pour l'instant, ne peut �tre qu'une ma�tresse. C'est un peu ce qui arrive au RND. Nombre de valeurs unissent ce couple bien vieillissant, quelque peu pervers et naturellement bruyant pour ceux qui veulent bien l'entendre ou l'�couter. La plus manifeste de ces valeurs est celle du �pantouflage�, une expression par laquelle on d�signe aujourd'hui le transfert fulgurant d'un fonctionnaire ou d'un gestionnaire du service ou du secteur public � une fonction priv�e, de propri�t� ou de gestion, dans un domaine en relation avec son activit� ant�rieure. En Alg�rie, �le pantouflage � est monnaie courante et nul ne s'en inqui�te outre mesure. Ailleurs, on s'efforce de le juguler pour s'�pargner des conflits d'int�r�ts et, surtout, pour pr�server la confiance dans les institutions publiques. Ici, les carri�res publiques sont tellement pr�caires que leurs titulaires passent le meilleur de leur temps � assurer leurs arri�res et � servir leurs parrains. L'esprit d'initiative propre � une �conomie de march� r�ellement concurrentielle est f�rocement r�prim� par une �conomie de bazar qui nourrit l'anomie, au sens que lui donne Emile Durkheim de trouble social exprimant l'indiff�rence d'une personne � l'�gard de la soci�t� ou son incapacit� � s'inscrire dans les r�gles qui en assurent le bon fonctionnement. La soci�t�, elle, se r�fugie naturellement � peut-elle faire autrement ? � dans la r�fraction, essentiellement parce que le mode d'acc�s � une propri�t� stable et � un pouvoir l�gitime n'est pas connu, partag� de tous et inscrit dans une pratique durable. Le rel�chement social qui en d�coule tient, entre autres, � l'extinction de la classe moyenne. Or, historiquement, les progr�s politiques que l'on attribue habituellement � la d�mocratie, notamment �l'Etat de droit� et le rejet de la concentration des pouvoirs, avaient �t� d'abord son exigence, avant d'�tre son �uvre. Ce qui �claire sous un jour nouveau la l�gitimit� des revendications des corps enseignants. Dans cette configuration socio-politique, si M. Ouyahia peut se r�clamer de hauts faits d'armes dans la traque des groupes arm�s d'une n�buleuse issue d'une lecture tr�s sommaire et largement import�e de l'Islam, son successeur se r�clame d'une filiation naturelle, jamais d�mentie et fort respectable qui d�clare inscrire la communaut� nationale dans une ligne de conduite consciente et partag�e qui la sortirait ind�niablement grandie de sa trag�die. Au risque de nous r�p�ter, pour l'avoir d�j� dit dans ces m�mes colonnes, rien ne vaut le dialogue. Jug�e � l'aune d'un sch�ma �volutionniste fort connu, celui du futurologue am�ricain Tofler, la soci�t� alg�rienne serait � mi-chemin de la domination par la force et l'argent, alors que le stade ult�rieur ob�it au r�gne de l'information. Dans cette situation transitoire, les pouvoirs et les discours dominants sont d'autant plus fragiles et dangereux qu'ils ne r�sultent pas de compromis n�goci�s mais d'�changes de coups. Les compromis assurent l'extinction des conflits entre adversaires qui, apr�s affrontement, acceptent, au moins pour un temps, les bases d'une coop�ration : les conditions venant � changer, les luttes reprennent. Les conqu�tes politiques et sociales jug�es aujourd'hui comme les plus pr�cieuses dans les soci�t�s d�mocratiques n'ont pas d'autre origine historique. Si elles sont consid�r�es comme l�gitimes, c'est en grande partie parce qu'elles ont rendu les violences moins fr�quentes et moins meurtri�res, substituant aux �changes de coups les �preuves de force, la force de la loi � la loi de la force. Les conditions dans lesquelles cette force se distingue de la violence consistent en luttes prolong�es, transparentes, r�guli�res, r�gul�es, pacifi�es. En th�se et en droit, les motifs de la violence ne sont �limin�s ou r�duits que par l'examen critique de la violence inscrite dans les institutions. On l'a souvent tr�s justement fait observer : dans toutes les institutions, il y a le "dit" et le "non-dit", ce qu'elles affirment et ce qu'elles taisent. Les soci�t�s �tant hi�rarchiques, ce qui est "dit" est, en r�gle g�n�rale, favorable aux strates sup�rieures ; ce qu'elles "ne disent pas" est l'�tat de subordination des strates inf�rieures. La discussion des institutions est la condition de leur progr�s en intelligibilit� ; ce progr�s se mesure par l'adh�sion de sujets inform�s et conscients, gagnant du terrain par comparaison � l'acquiescement d'ignorance ou de lassitude. L'indigence du d�bat public illustre ici celle de nos strates sup�rieures. Les chances de progr�s ne r�sident pas dans la suppression des conflits par des moyens ext�rieurs, mais dans la mise en �uvre de conditions favorables au d�gagement de la f�condit� des conflits appr�ci�s par tous les int�ress�s. La sagesse nous conduit ainsi au bord du dialogue, c'est-�-dire de l'�change libre en vue d'approximations de valeurs telles que libert� et justice. Ce dialogue est �minemment actif, il est une forme sublim�e de la lutte-coop�ration. Il doit permettre de mieux conna�tre les forces en pr�sence et leurs rapports asym�triques, et de faire aboutir plus s�rement et pacifiquement, donc plus d�mocratiquement, cette lutte-coop�ration. Une telle qu�te n'est pas un v�u pieux mais une n�cessit� absolue. Audiatur et altera pars ("Que l'on �coute aussi la partie adverse"), dit l'adage romain. Il n'aura jamais �t� aussi opportun et appropri� que pour les Alg�riens d'aujourd'hui.
A. B.

* On pourra consulter le d�tail de cet argumentaire juridique et son fondement doctrinal en consultant la th�se de doctorat d'Etat soutenue par notre cons�ur Fatiha Benabbou-Kirane � la Facult� de droit d'Alger et dont nous avons rendu compte ici m�me dans une chronique ant�rieure : � Les rapports entre le pr�sident de la R�publique et l'Assembl�e nationale dans la Constitution alg�rienne du 28 novembre 1996 �.

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