Actualit�s : �Dans la grisaille d�Alger�


Samir et Lyes sont deux amis
ins�parables. Ne leur demandez pas
� quand remonte leur amiti�, ils
r�pondront en ch�ur : �depuis toujours�.
Depuis le jour o� ils sont
venus au monde � un mois d�intervalle,
il y a de cela vingt ans, dans
cette gigantesque cit�-dortoir de M...
Ils ont partag� les m�mes jeux, fait
les m�mes b�tises, fr�quent� la
m�me �cole primaire, le m�me coll�ge
dont ils furent exclus � quinze ans
apr�s avoir doubl� puis redoubl�, la
8e ann�e fondamentale. Leurs
enseignants furent soulag�s de les
voir partir et de ne plus avoir � g�rer
ces deux �l�ves, que celui-ci appelait
�voyous�, celui-l� ��nes� r�fractaires
de toutes les fa�ons au savoir.
Depuis cinq ans, Lyes et Samir se
r�veillent tard et ne savent que faire
de leurs longues journ�es qui se
ressemblent toutes. Le soir venu,
ils tentent tant bien que mal d��viter
le regard r�probateur de leurs p�res
respectifs. Celui de Lyes est planton
dans un minist�re, le p�re de Samir
est man�uvre. Chez Lyes ils sont
neuf enfants, chez Farid onze.
Comment ne pas comprendre alors
que ces deux-l� ne pouvaient qu��tre
amis ? Du travail ? Ce n�est pas faute
d�en avoir cherch�. Mais ces deux-l�
n�ont aucune exp�rience professionnelle
et pas de qualification, leur
r�pond-on. Les offres d�emploi
publi�es dans les journaux ne les
concernent donc pas. �Lorsque je te
recommandais d��tre attentif et appliqu�
� l��cole, tu refusais de m��couter,
voil� le r�sultat : � vingt ans n�astu
pas honte de demander de l�argent
� ta m�re pour tes cigarettes ?�
Que de fois les deux amis ont-ils
essuy� ce reproche paternel ! Que
de fois auraient-ils valu r�pondre que
le savoir n�a pas encore franchi les
fronti�res de la grande cit�-dortoir de
M... si l�on en juge par le nombre de
jeunes ch�meurs comme eux dont
le pr�sent et l�avenir se conjuguent
au pass� !
Assis sur l�un des bancs du jardin
public de sa commune, Lyes
d�chiffre p�niblement l�article d� El
Khabar qu�il tente de lire jusqu�au
bout. Il est rejoint par Samir.
� Que lis-tu ?
� Je n�ai pas tout compris, mais je
crois qu�ils veulent changer la
Constitution en haut. Regarde le titre
�ta�dil doustouri� (r�vision constitutionnelle),
cela veut dire qu�ils vont
r�viser la Constitution n�est-ce pas ?
Tu comprends comme moi ?
Samir ne sait pas lire et son ami
le sait, pourquoi donc l�importune-t-il
? Il est agac�.
� En quoi cette question nous
int�resse-t-elle mon fr�re ?
Franchement, Constitution ou pas
Constitution vont-ils te demander ton
avis ? En quoi cela te concerne-t-il,
puisque nous ne votons jamais ?
Nous n�avons m�me pas de cartes
d��lecteurs et m�me si tu ne votes
pas, tu votes tout de m�me. Il
para�t qu�on appelle cela �le vote
par correspondance� capable de
r�veiller les morts ! Est-ce que �ta�
Constitution va nous donner un
emploi ? Un logement ? Nos m�res
ont quarante ans, elles ont des fils de
vingt ans. Nous � leur �ge nous ne
serons m�me pas mari�s. Est-ce
que Kader, Mehdi, Salim et les autres
copains de la cit�, cesseront-ils de
sniffer la drogue et de voler les portables
avec �ta� Constitution ?
Le jour o� tu liras un article qui
dira qu�ils ont supprim� le visa,
alors oui, ce sera une bonne nouvelle.
Tout ce qui m�int�resse c�est de
partir ... partir loin, tr�s loin.
La Constitution mon fr�re c�est
pour ceux d�en haut et pour eux
seuls. Ce n�est pas pour nous et on
s�en fiche totalement.
� Au fait ils disent dans le journal qu�il
y a un ministre qui affirme qu�il n�y
a plus de ch�meurs chez nous, dit
Lyes.
� Il aurait d� dire : il n�y en a plus
que deux, mais ces deux-l� n�ont
jamais rien voulu faire, donc ce ne
sont m�me pas des ch�meurs.
Ce sont des fain�ants qui ternissent
l�image de la jeunesse ! r�pond
son ami.
� As-tu repris contact avec le
passeur ? demande Lyes.
� J�ai rendez-vous apr�s-demain
mais j�ignore quel montant il exigera.
Je crois savoir que nous serons plusieurs
�harragas�. (Voyageurs clandestins.
Litt�ralement : ceux qui
�grillent� les proc�dures de sortie du
territoire national, notamment le
visa).
� Peu importe ce qu�il demandera,
nous nous d�brouillerons et tant
pis si cela se termine mal. Notre vie
et notre mort ne se rassemblentelles
donc pas ? rench�rit Lyes.
Elle prend place au m�me
endroit, qu�il pleuve ou qu�il vente.
Envelopp�e dans son hijab gris, elle
baisse les yeux et s�assied sur l�une
des marches ext�rieures de la grande
boulangerie-p�tisserie. Certains
clients press�s, ne pr�tent gu�re
attention � elle. Elle ne les interpelle
pas, ne parle pas et ne leur demande
rien. Ses deux enfants se tiennent
sagement � ses c�t�s.
Elle ne s�en sert pas pour demander
l�aum�ne. Car B... on l�aura compris,
vit de mendicit� ou si l�on pr�f�re
de la g�n�rosit� des gens. Sur ses
genoux est pos� un document. Un
jeudi matin, un monsieur sort de la
boulangerie. Il s�arr�te, donne du
pain, des croissants aux enfants et
quelques pi�ces de monnaie � leur
m�re. Il demande s�il peut lire les
deux feuillets dactylographi�s en
arabe. C�est un jugement de divorce
de 2003 qui octroie la garde � la
m�re et le logement � son ex-�poux.
Curieux et intrigu�, l�homme lui
demande pour quelles raisons elle
exhibe ledit jugement au regard de
tous ?
� Parce que lui, explique-t-elle,
un jour j�ai entendu une femme dire �
son amie : �Toutes les m�mes, elles
ont fait de la mendicit� un vrai m�tier
et elles ram�nent leurs enfants pour
mieux nous apitoyer. Si tu lui proposes
� celle-l� de faire des
m�nages chez toi, elle refusera. Elle
pr�f�re le gain facile. �J�ai �t� ulc�r�e
d�entendre cela, car je ne suis pas
une professionnelle, mon mari a pris
une seconde �pouse lorsqu�il a
appris que j��tais atteinte d�une maladie
incurable. Au d�but certes, il m�a
fait suivre m�dicalement, puis il en a
eu assez. Au bout d�une ann�e il m�a
signifi� qu�il se remariait et moi je
n�ai pas accept�. Je ne peux pas
travailler car ma sant� ne me le permet
pas. Elle tira d�un sac en plastique
tout son dossier m�dical.
L�homme lui demande o� elle
passe ses nuits, o� se trouve sa
famille ?
� Il y a une vieille baraque pr�s
d�un chantier � D... C�est l� que je me
r�fugie chaque nuit avec mes
enfants. Quant � ma famille je n�ai
plus qu�un fr�re, sa femme a refus�
de nous accueillir. Je ne suis pas une
mendiante parce que je l�ai voulu,
voil� pourquoi je laisse ce document
sur mes genoux pour ceux qui veulent
le lire comme toi. Je ne suis pas
l� par vice, comprends-tu ?
Boulevers�, l�homme s�en va, il
promet de revenir la chercher pour
l�hospitaliser. Une semaine � dix
jours s��coulent de retour d�un voyage
� l��tranger, il passe la voir. B...
n�est pas l� seuls ses enfants sont en
compagnie d�une dame plus �g�e et
bien plus audacieuse que leur m�re.
�Elle est morte et m�a fait promettre
que je m�occuperai de ses
deux bambins. Pour eux, pour sa
m�moire sois g�n�reux, donne-moi
quelques pi�ces...� Elle le harc�le, il
s�enfuit et jure qu�il ne reviendra plus
jamais se servir dans cette boulangerie.
Nassima est conduite � l�h�pital
pour accoucher.
C�est son second b�b�, un gar�on
et elle sait que ce sera une c�sarienne.
A l�entr�e, sa paire de draps
propre, sa couverture et sa taie
d�oreiller sont refus�s par le cerb�re
inflexible qui se tient � la porte. �Ce
sont les ordres du ministre�, dit-il �
l��poux de Nassima. Il ne faut surtout
pas le contrarier au cas o� il lui prendrait
l�envie d�interdire l�acc�s �
Nassima... Sait-on jamais !
Un planton c�est plus important
qu�un ministre !
Lorsque deux jours apr�s le p�re
de l�enfant et d�autres membres de la
famille rendent visite � Nassima, ils
sentent une odeur naus�abonde se
d�gager de la chambre. Elle provient
de la couverture et des draps de
l�h�pital que Nassima a jet�s par
terre pr�f�rant le froid � la salet�
r�pugnante.
� Ne partez pas avant que je ne
mange leur soupe infecte, dit-elle �
ses proches. Ainsi les chats ne viendront-
ils pas dans mon lit d�vorer
mon repas !
L. A.

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