Actualit�s : LE REGARD DE MOHAMED BENCHICOU
Bernardo me le paiera
soirmben@yahoo.fr


Une journaliste condamn�e � mort par les terroristes ; deux syndicalistes menac�s de lourdes peines de prison ; un reporter local chass� de son emploi pour avoir reconnu son ancien tortionnaire. Nous ne sommes pas en Alg�rie.
Nous sommes en Espagne, trente ans apr�s Franco, l'Espagne qui tremble pour ses libert�s et qui honorait cette femme et ces hommes pour s'�tre exprim�s, les Asturies vivantes et solidaires dont j'ai re�u l'an dernier, dans ma prison d'El- Harrach, le Prix international Voz del Occidente 2005 de la libert� d'expression, distinction remise cette ann�e � la journaliste russe assassin�e, Anna Politovskaia, terre d'amiti� que je suis retourn� voir cet automne pour mon premier voyage � l'�tranger depuis 40 mois. Le directeur de la Voz del Occidente, David Pinero, un solide quinquag�naire, enti�rement vou� � la libert� de la presse, ne cherche � dissimuler aucune des anxi�t�s espagnoles : il passe sur son pays de gros nuages qui assombrissent les libert�s et il veut que cela se sache. Or, pr�cis�ment, de cette Espagne qui ne cache ni ses angoisses ni ses tourments et qui nous invite � regarder l'envers des cartes postales, nous devrions, nous Alg�riens, retenir une pr�cieuse le�on : les libert�s restent toujours une conqu�te fragile qui grandit au lait de la vigilance et se materne par un combat incessant. Car cette Espagne du Real Madrid et d'Almodovar, cette Espagne � l'apparence insouciante, bleut�e par la M�diterran�e et bronz�e au soleil divin, cette Espagne-l� a toujours peur. Hier c'�tait de la dictature franquiste. Aujourd'hui c'est de l'inhumanit� d'une certaine mondialisation et de la barbarie du terrorisme. Candido Carnero et Juan Martinez Morala, deux syndicalistes d�finitivement r�volt�s par les injustices faites aux hommes, sont r�compens�s ce soir-l� par le Prix citoyen 2006 de la libert� d'expression, une cons�cration pour avoir d�nonc�, au p�ril de leur libert�, le lib�ralisme sauvage qui enfonce leur r�gion dans la mis�re. Nos deux leaders ont entra�n� les travailleurs dans d'imposantes manifestations contre le d�mant�lement des chantiers navals asturiens et la suppression de centaines de postes de travail. Le procureur d'Oviedo, furieux, a requis contre eux l'incroyable peine de 6 ann�es et demie de prison ferme ! Ils ne s'en �meuvent pas outre mesure. Entre la poire et le fromage, ils s'invitent aimablement � ma table et engagent le d�bat par une sympathique litote : �Nous, nous sommes seulement menac�s de prison, mais vous, vous y avez pass� deux ans � Alger, alors on aimerait vous serrer la main et parler plut�t de vous, d'accord ?�. Derri�re la franche modestie, se cache en fait une grande v�rit� cach�e que ma fille Nassima, traductrice des d�lires de son p�re, arrive � d�busquer : Candido Carnero et Juan Martinez Morala ont fait de longues ann�es de prison sous Franco pour �activisme politique et syndical� enfermement accompagn�, bien entendu, de tortures qui ont laiss� dans le regard des deux hommes ce brin de m�lancolie ind�l�bile et quelques rides qui creusent � jamais leurs visages. Aguerris par le parti communiste de Camacho dont Carnero �tait un des bras droits, ils s'emploient aujourd'hui, � l'approche de la soixantaine, � �puiser leur infinie d�termination au service de la dignit� des travailleurs et semblent tirer de cette lutte �ternelle comme une seconde jeunesse. Ils veulent tout savoir de l'Alg�rie et de ses combats, curieux � la lecture d'un passage de mon discours : �On sait tout sur l'Alg�rie de Bouteflika sauf qu'elle partage, avec d'autres dictatures, un triste record mondial : celui du plus grand nombre de journalistes emprisonn�s. Dans le m�me temps, des centaines de syndicalistes, d'opposants, de citoyens m�contents sont traduits devant une justice aux ordres et un nombre d'entre eux jet�s en prison. Aussi de ma prison, ai-je re�u votre Prix 2005 comme un geste de solidarit� envers toute la presse alg�rienne ainsi qu'envers tous les Alg�riens pers�cut�s pour leur attachement � la libert�, travailleurs, intellectuels, syndicalistes, femmes et mouvements citoyens qui luttent pour la libert� et la d�mocratie�. Ils s'�merveillent de la vitalit� de cette soci�t� alg�rienne qu'ils croyaient asservie � toutes sortes de dominations. Ils veulent jeter les ponts, au-dessus de la M�diterran�e, avec ces syndicalistes alg�riens autonomes dont ils aimeraient conna�tre l'exp�rience et qu'ils souhaiteraient aider dans leur r�sistance. Ils me demandent des noms. Je leur parle de Badaoui, des syndicalistes enseignants, Redouane Osmane, Farid Cherbal, des mouvements citoyens de Kabylie et d'ailleurs. �Nous voudrions les r�compenser l'ann�e prochaine par un prix et leur dire qu'ils ne sont pas seuls dans leur combat pour la d�mocratie en Alg�rie. Accepteront-ils ?� Je promets de livrer le message. L'Espagne, 70 ans apr�s les Brigades internationales, reste un envo�tant g�te pour l'espoir. Le d�licieux vin andalou ach�ve d'installer dans nos t�tes une complainte gitane et Federico Garcia Lorca soufflait � l'oreille de chacun : �Nous devons �tre jeunes et vaincre.� Pourquoi pas ? Isabelle San Sebastien, elle, est une dame comme on aimerait en rencontrer souvent dans nos moments d'incertitude. Une femme au regard altier et serein qui rappelle Dolores Ib�rruri, la pasionaria. Journaliste au quotidien El Mundo dont elle est une des plumes vedettes, cette brillante francophone r�siste farouchement � sa condition de femme traqu�e par les terroristes de l'ETA qui l'ont condamn�e � mourir. Elle vit depuis 7 ans, � Madrid, sous la protection d'une garde rapproch�e. Elle en souffre. �Je n'ai plus d'intimit�. Je passe ma vie aux c�t�s de deux policiers qui m'accompagnent partout. Mais le plus dur est de r�sister � la tentation d'en faire mes confidents. Je n'y parviens pas toujours.� Recluse dans une existence de retranchement, elle refuse de plier et m�ne un admirable combat solitaire contre la peur et le chantage. �J'�cris comme avant, sans tenir compte de leurs menaces, car c'est par ma plume que j'existe. Oui le risque est r�el. L'ETA a d�j� tu� trois confr�res.� Dolores Ib�rruri ne parlait pas autrement : �Mieux vaut mourir debout que vivre � genoux.� Isabelle paye la ran�on des mots dits librement. Elle semble d�finitivement faire partie de ceux qui ne supportent pas qu'on leur parle de journalisme autrement qu'en connaissance de cause. Et pour cela, la revue La Voz del Occidente l'a �lue pour le Prix national de la libert� d'expression 2006. Elle n'ignore rien du calvaire des journalistes alg�riens dont elle a appris, dans sa chair, � subir les blessures. Nous �tions, ce soir-l�, � la veille du douzi�me anniversaire de l'assassinat de Sa�d Mekbel. Isabelle s'�tonne que le harc�lement persiste toujours contre la presse alg�rienne. �Vous voyez une issue ?� demande-t-elle comme si, d'avance, elle avait peur de la r�ponse. Elle suit attentivement celle que je lui propose : �Le r�gime alg�rien poursuivra sa pers�cution jusqu'� atteindre ses deux objectifs majeurs : dissuader toute critique contre un r�gime qui s'est av�r� l'un des plus corrompus de la plan�te ; r�tablir l'ordre ! ancien, le syst�me unique, par la domestication des contre-pouvoirs � presse libre, syndicats libres et partis � n�s des r�voltes d'Octobre 1988.� Isabelle comprend que la curiosit� des journalistes n'indispose pas que les terroristes, mais qu'elle peut aussi fortement embarrasser les gouvernants. Avec, au bout, la m�me sentence : la prison et, parfois, la mort. Forte de cette v�rit�, elle rejoint en Espagne le camp qui doute et qui r�clame la v�rit� sur les attentats de Madrid du 11 mars 2004. �Je ne crois pas que ce soit Al Qa�da ni encore moins l'ETA qui ait commis le massacre. Nous sommes nombreux � penser qu'il s'agit d'une machination des services secrets de diff�rents pays.� Que faire ? Quitter nos pays ? Elle me d�visage. Ma version para�t lui convenir : �Les Alg�riens refusent de troquer la terreur terroriste contre la terreur totalitaire. Ils ne demandent qu'� vivre chez eux, dans la dignit� et la libert�. Ecoutons-les. Ce n'est pas en cautionnant des r�gimes totalitaires qu'on travaillera � l'int�r�t des nations occidentales. C'est l'injustice et la corruption, oxyg�ne des dictatures, qui font fuir les gens vers l'Europe. Le meilleur moyen de stabiliser les populations du sud reste encore de les soutenir dans leur combat pour la d�mocratie.� Elle prend note. Une heure du matin : c'est l'heure pour elle de rejoindre Madrid, flanqu�e de ses deux gardiens. �On va s'�crire ?� Certainement. Et comment parler de Vicente Bernardo de Quirios autrement qu'en faisant l'�loge de la d�sinvolture ? Ce journaliste � l'allure volontiers d�bonnaire est le premier � rire de sa m�saventure : son journal, El Commercio, l'a suspendu apr�s un article virulent sur le nouveau chef de la S�curit� des Asturies dont il a r�v�l� qu'il n'�tait autre qu'un des tortionnaires sous le r�gime de Franco. � Mais je suis bien plac� pour le savoir, j'en fus l'une des victimes au temps o� j'�tais �tudiant !� proteste- t-il en rigolant du scandale qu'il vient de susciter. Les audaces du journaliste se suffisant parfois � elles-m�mes, il est parfois recommand� de s'en r�jouir en s'en gaussant plut�t que de s'en vanter. Il re�oit, pour ce courage, le Prix r�gional 2006 de la libert� d'expression. C'est la preuve que la d�mocratie espagnole se porte encore bien. En Alg�rie, pour cette m�me r�v�lation du pass� de tortionnaire d'un dignitaire du r�gime, il serait tomb� dans un traquenard de la Police des fronti�res, �chou� devant les juges A�douni, Fella Ghezloun et Belkherchi et pass� deux ans en prison. Pour rester dans la bonne humeur, je lui demande la traduction de Bernardo me lo paiera. Interloqu�, il me r�pond, avant de s'esclaffer : �Bernardo me lo pagara�.
M. B.

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