Actualit�s : "Dans la grisaille d'Alger"
Par Le�la Aslaoui


Tandis que je quittais ce matin le magasin de tabac et journaux avec ma pile de quotidiens sous le bras, je me suis retrouv� nez � nez avec Saddek. Nos regards se sont crois�s, mais il a feint de regarder ailleurs. Puis, il a quitt� pr�cipitamment la boutique craignant sans doute toute vell�it� de ma part de le saluer, ou d�esquisser ne serait-ce qu�un sourire. Je n�en avais nullement l�intention.
Comment aurais-je pu causer du tort � ce �petit gar�on� de cinquante ans, soucieux en toute circonstance de ne jamais contrarier son �patron� son �chef�, quoi que fasse celui-ci, quoi qu�il dise. �Que veux-tu c�est notre chef !�. Que de fois ai-je entendu Saddek prononcer cette phrase ! Saddek et moi �tions hier encore des coll�gues. Nos bureaux �taient mitoyens, non par choix, affinit�s, ou amiti�, mais seulement parce que j��tais comme lui jusqu�� hier directeur central au minist�re de... �Je fus�, devrais-je dire puisque � quarante-neuf-ans, mon ministre a mis fin � mes fonctions de �cadre de la nation�, de �haut cadre�, de �cadre sup�rieur�... C�est � la carte, � vous de choisir le titre qui vous agr�e ! Pour �tre plus pr�cis, il m�a somm� de faire valoir mes droits � la retraite. Elle est arriv�e beaucoup plus t�t que je ne l�avais pr�vue mais c��tait cela, ou la porte sans aucune trace de mes vingt-sept (27) ann�es de bons et loyaux services. La retraite est une militante z�l�e pour d�fendre le devoir de m�moire. La mienne rappellera � tous ceux qui voudraient d�j� m�enterrer que �je fus�, que �j�ai �t�, que �j�avais �t�. Saddek et moi avons sensiblement le m�me �ge, les m�mes ann�es de service, des dipl�mes universitaires identiques. Mais l� s�arr�tent nos ressemblances. Je ne sais m�me pas si je suis en droit de dire que je le connais. L�ai-je un jour entendu exprimer une opinion aussi banale soit-elle ? L�ai-je vu contrari�, surpris, f�ch�, r�volt� ? At- il dit, ne serait-ce qu�une fois non� ? Je me souviens qu�il �tait toujours le dernier � s�exprimer en r�union � quand il s�exprimait d�ailleurs ! � pour dire : �Je suis d�accord avec vous monsieur le ministre�... ou �monsieur le secr�taire g�n�ral�. Un jour l�un d�entre eux lui avait fait remarquer qu�il n�avait pas �mis d�avis. Saddek �tait devenu alors c�l�bre dans tous les �tages du minist�re apr�s qu�il eut fait cette r�ponse digne de figurer dans un b�tisier : �Je suis d�accord avec ce que vous pensez !� Je me dois de dire que si le cas de ce �bon� fonctionnaire �tait incurable, il n��tait pas le seul. Des Saddek, il en existait beaucoup dans mon ex-minist�re, voire dans d�autres minist�res. Le mal �tait horriblement contagieux. Je me souviens parfaitement des propos de mon ex-ministre lorsqu�il m�avait convoqu� dans son bureau un mois avant l��lection pr�sidentielle de 2004.
� Vous savez Nazim, je n�ai absolument rien contre vous, je dirai m�me que votre collaboration est excellente, mais pourquoi vous obstinez-vous � sortir des rangs ? pour quelles raisons contrairement � vos coll�gues foulez- vous � vos pieds l�obligation de r�serve ? me dit-il. Poli, pond�r�, agr�able, l�ex-ministre le fut. Mais j�avais bien compris lors de cette entrevue - la derni�re � qu�il avait d�j� sign� mon arr�t de mort et qu�il en suspendrait l�ex�cution si je d�cidais de reconna�tre �mes fautes� en prenant un air penaud et repentant et rentrer dans les rangs au plus vite. L�obligation de r�serve � laquelle il faisait allusion �tait mon choix pour un autre candidat � la pr�sidentielle que le sien.
� Que pensez-vous, monsieur le ministre de ceux parmi vos collaborateurs qui pr�parent affiches et tee-shirts avec l�effigie de votre candidat ? Est-ce celle-l� leur obligation de r�serve ? r�pondis- je.
� D�cid�ment, vous �tes t�tus et nous n�avons plus rien � nous dire. Il se leva et mit fin � l�entretien. Depuis, � mes vingt-sept ann�es, on a ajout� les infractions : �ing�rable�, �infr�quentable�, �rebelle � et la plus grave : �opposant�. Avec celle-ci : �opposant� on n�a aucune chance de s�en sortir ! Comment lutter contre ceux qui disent : �Ou tu es avec nous et si tu ne l�es pas, donc tu es contre nous� ? Ce syllogisme d�un genre particulier donne le droit � ses adeptes de crier plus fort que les autres, d�insulter d�emprisonner les hommes libres, de renvoyer d�autres � la maison. L� o� ils pensent qu�ils ne les d�rangeront plus peuvent-ils leur �ter la vie ? Le go�t de vivre ? peuvent-ils enterrer leurs id�aux ? leurs convictions ? peuvent-ils d�truire leurs neurones ? Ceux-l� m�mes qui permettent � leur cerveau d��mettre des id�es bien con�ues et limpides. Lorsqu�il sera retrait�, mon ex-ministre n�aura pas ma chance de pouvoir enfin jouir de chaque instant qui passe. Il ne le pourra pas, car si on lui avait annonc� deux heures avant sa nomination qu�il avait �t� choisi pour occuper des fonctions minist�rielles, il aurait cru � une plaisanterie de mauvais go�t. Deux heures apr�s, il croit dur comme fer qu�il est n� pour �tre ministre. Il dit d�ailleurs qu�il en est tellement s�r qu�il ne sait plus faire autre chose. Ministre ou rien. La retraite ? Elle ne le concerne pas, c�est une sanction pr�vue pour les r�calcitrants. Lui a tous les atouts dit-il : Il a �t� choisi pour son lieu de naissance, son all�geance au chef et il dit comme Saddek : �Je suis de votre avis� � son chef. Je sais qu�en sus de la r�gle qui veut que la fonction cr�e l�organe, les Saddek de mon pays en ont rajout� une autre : la fonction cr�e l�homme. Je n�en ai cure, car si les Saddek sont certes de plus en plus nombreux, les Nazim comme moi, seront toujours l� pour faire d�sordre et faire entendre leurs voix discordantes. Je regagne la maison et prends conscience pour la premi�re fois de ma chance d�avoir une �pouse et des enfants merveilleux, un home douillet et chaleureux. J�ai enfin le temps de vivre et serai presque tent� de remercier mon ex-ministre de m�avoir �vid� de ce que j�ai cru � tort �tre mon seul univers : le minist�re.
L. A.

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