Le Soir des Livres : HENRI ALLEG ET SES LIEUX DE MEMOIRE ALGERIENNE
�Mon endroit pr�f�r� � Alger, c��tait le caf� Guellati�


Le Soir d�Alg�rie : Comment �tes-vous arriv� en Alg�rie ?
Henri Alleg :
Je suis arriv� en Alg�rie en 1939. J�avais dix-huit ans. On ne peut pas dire que j��tais politis�, le mot ne s�employait pas, mais j�avais des id�es. J�ajoute que l�Alg�rie �tait quelque chose de lointain pour moi. Aujourd�hui, l�Alg�rie est partout y compris par le biais des enfants dans les �coles.
A l��poque, dans ma classe, il n�y avait pas d�Alg�riens, pourtant c��tait un quartier populaire. Il y avait bien quelques immigr�s arriv�s de Pologne et des juifs allemands pour l�essentiel car l�hitl�risme commen�ait � faire parler de lui mais ce n��tait pas cette pr�sence ouvri�re alg�rienne que l�on trouve aujourd�hui. Mon objectif, comme celui de beaucoup de jeunes alors, c��tait de d�couvrir le monde. La seule fa�on d�y parvenir quand on n��tait pas de famille tr�s riche, c��tait de travailler comme marin. J�avais donc cette id�e comme tout le monde, mais surtout pas militaire car, par instinct, j��tais contre l�arm�e. Je me suis retrouv� � Marseille avec l�id�e de me faire embaucher sur un bateau. C��tait compliqu� et comme j��tais � Marseille sans la b�n�diction de mes parents � la majorit� �tait � 21 ans � je ne me voyais pas rentrer � la maison. Quelqu�un m�a sugg�r� de partir en Alg�rie. �C�est tr�s simple d�y trouver du travail, m�a-t- il dit, tu y restes trois-quatre mois puis tu reviens.� Arriv� � Alger, je suis all� � l�auberge de jeunesse qui se trouvait place des Martyrs, alors place du Gouvernement. Les Alg�riens l�appelaient place du Cheval � cause de la statue �questre du Duc d�Orl�ans. J�habitais au num�ro 7 � c�t� du Cercle du Progr�s.
Parlez-nous de ce quartier, de ses restaurants, de ses gargotes, des personnages qui sont rest�s dans votre m�moire.
A l��poque, c��tait un endroit privil�gi� pour quelqu�un qui avait les yeux ouverts et qui voulait d�couvrir l�Alg�rie. Ce n��tait pas un quartier europ�en. Il y avait toute La Casbah. Les dockers y passaient. Il y avait un vieux quartier que les Europ�ens appelaient le quartier de la R�volution car les rues portaient les noms de la r�volution de 1848 : rue des Trois-Glorieuses, rue de l�Egalit�, rue de la Fraternit� On y trouvait des restaurants europ�ens tr�s bon march�, Le Petit Lyonnais, Le Restau des trois Couleurs, etc. Peu � peu, ils se sont d�labr�s. Je me souviens d�une gargote dont le patron kabyle �tait rouquin, comme moi. Rue Bab-el-Oued et rue Bab- Azoun, il y avait beaucoup d�Alg�riens mais surtout des juifs. Sur la place du Gouvernement, il y avait aussi des commer�ants, bijoutiers, marchands de jouets. En allant vers Bab-el-Oued, on trouvait des Europ�ens de la classe populaire. Les ouvriers �taient plut�t � Belcourt. C�est donc dans ces quartiers que j�habitais et que je travaillais � l��poque. Dans les quartiers europ�ens, je me sentais plut�t �tranger. Je retrouvais mes copains au Guelatti, un caf� sous les arcades donnant sur la mer, o� des types fumaient le narguil� et buvaient du th�. On �tait trois copains, Mustapha Kateb, le cousin de Yacine qui �tait postier et d�j� passionn� de th��tre, Mohamed dont le p�re tenait une �picerie dans La Casbah et Tessa, un Kabyle. Ils �taient sous l�influence et peut-�tre m�me membres clandestins du PPA. Ce sont eux qui m�ont ouvert les yeux sur la r�alit� coloniale. Il faut dire que je n��tais pas aveugle. On m�avait racont� � l��cole que l�Alg�rie, c��tait la France, dr�le de France o� les gosses marchaient pieds nus, faisaient les cireurs et portaient des valises au lieu d�aller � l��cole. C��tait impensable de voir cela en France. Voil� le lieu o� j�ai fait connaissance de l�Alg�rie.
O� �tait alors le si�ge de la r�daction d� Alger R�publicain?
La premi�re r�daction, c��tait l� o� Camus avait commenc� � travailler, rue Koechlin � Bab-el- Oued. Cette maison, qui �tait la propri�t� d� Alger R�publicain, avait �t� achet�e avec une souscription. Il y avait une cave et un sous-sol tr�s vaste o� avaient �t� install�es les machines achet�es � un vieux journal fran�ais de Lyon. C��tait le syst�me colonial et tout ce qui �tait trop vieux �tait revendu � la colonie. A l��poque, je n�y travaillais pas mais je connaissais le journal car j��crivais des articles sous diff�rents noms et j��tais responsable de la Jeunesse communiste dont La Jeune Alg�rie, un mensuel de quatre pages grand format dont une en arabe, �tait tir� sur ces presses. En ce temps-l�, m�me la presse colonialiste ne pouvait para�tre davantage car le papier �tait contingent�. J�ai commenc� � conna�tre Alger R�publicain d�but 1943 car, quand je suis arriv� en Alg�rie, le journal avait �t� interdit par le r�gime de Vichy. Donc, j�habitais � Bab-el-Oued, un quartier presque exclusivement europ�en. Quelques Alg�riens travaillaient � Alger R�publicain mais pas comme journaliste car lorsqu�on parlait alors de journaliste, il ne pouvait s�agir que d�un Fran�ais. Le premier journaliste alg�rien a �t� Boualem Khalfa. Il �tait instituteur � l�origine et il a commenc� dans la presse comme �baudotiste�, il collait les d�p�ches sur une feuille de papier. Le r�dacteur en chef d� Alger R�publicainc��tait Michel Rouz�, un remarquable �ditorialiste. Plus tard, j�ai �t� embauch� comme r�dacteur, journaliste, traducteur � l�Agence France Afrique � l�origine de l�Agence France Presse. Je commen�ais � 8 h du soir jusqu�� 2 h du matin. Pour la premi�re fois, je n��tais pas mal pay�. J�ai pris une chambre d�une pi�ce avec lavabo rue Pirette, au-dessus du gouvernement g�n�ral. J�ai fait la connaissance de Gilberte et cela a �t� notre premi�re pi�ce en commun. Ensuite, j�ai habit� � la Redoute, El-Mouradia aujourd�hui, un quartier o� cohabitaient des Europ�ens et des Alg�riens. La cellule du Parti s��tait m�lang�e avec celle du Clos- Salembier. Il y avait m�me un paysan, Aouidech, qui avait en charge le ramassage des escargots pour la f�te du journal. Yveton, Henri Maillot �taient dans notre cellule. Je suis rest� dans ce quartier jusqu�au d�but de la lutte pour l�ind�pendance. La r�daction d� Alger R�publicaina d�m�nag� pour le boulevard Laferri�re dans les locaux de La D�p�cheinterdit � cause de ses positions provichystes. Au lendemain de la Lib�ration, les journaux qui avaient collabor� avaient �t� saisis et leurs biens d�volus � une soci�t� nationale des entreprises de presse. Nos amis europ�ens d�Alg�rie et les communistes et r�sistants en France se sont battus pour que la loi s�applique en Alg�rie. On a donc h�rit� des presses de La D�p�che qui �taient � la pointe de la technique. Boualem Khalfa a dit : �J�ai eu l�impression que nous avions un bourricot, maintenant on a un cheval de course.� C��tait un quartier r�actionnaire et le centre n�vralgique d�Alger pour la colonisation. C�est comme si L�Humanit�avait �t� install� � l�Op�ra. On �tait heureux parce que cela montrait notre force mais on ne se sentait pas tout � fait chez nous � cause d�un entourage dangereux car tr�s hostile. Nous avons eu des menaces, des agressions, des carreaux cass�s. Il y avait souvent des saisies et toute sorte d�incidents avec les policiers.
Y avait-il des petits vendeurs dans les rues europ�ennes ?

Il y avait une mafia qui s��tait cr��e parmi les gosses, les plus �g�s dirigeant les plus jeunes. Pour nous, c��tait diff�rent. Les petits vendeurs �taient devenus des copains, des jeunes qui savaient que ce journal �tait le leur. Ce n��tait pas un rapport de riche � pauvre, c��tait un rapport politique extraordinaire. Lorsque le journal �tait saisi, parfois on arrivait � cacher des journaux aux policiers. Les gosses les prenaient et les vendaient sous le manteau. Ils avaient compris le sens politique d� Alger R�publicain. Dans la clandestinit�, ma t�te �tait connue. J�ai chang� de tenue, je me suis laiss� pousser une grosse moustache, je me suis teint les cheveux. Je descends dans la rue. Je m�approche d�un petit vendeur et le gosse me dit : ��a va bien pour vous, Monsieur Alleg ?�
Toutes p�riodes confondues, y a-t-il un caf� qui reste votre endroit pr�f�r� ?

Mon endroit pr�f�r� c��tait le caf� Guelatti. J�ai aussi beaucoup fr�quent� au march� Clauzel, le restaurant du Canard. Un canard vivant se promenait dans le restaurant. Le patron �tait le p�re d�Amar Ouzegane, Sa�d. Avec les copains, on y mangeait du chien de mer. C��tait du requin, je crois. J�entends le patron crier la commande : �Trois chiens !�
Quels �taient les moyens de locomotion dans la ville � cette �poque ?
Un trolleybus m�emmenait de la Grande-Poste jusqu�� ce qu�on appelait le Golf, � la Redoute. C�est l� que j�habitais. Le trolleybus, c��tait le J. Il allait jusqu�au Clos-Salembier. Plus tard, au journal, on a eu deux, trois voitures. Je me souviens d�une Traction et d�une vieille C4. A un certain moment, le journal a d�cid� de mettre une 2 Chevaux � ma disposition car je rentrais � 1h 30 min, 2 h du matin. Cela a dur� quelques mois. Pendant la clandestinit�, bien s�r, il n�y avait plus de voiture. Je circulais surtout au cr�puscule car la nuit, il y avait le couvre-feu et des fouilles perp�tuelles. J�habitais avenue de Malakoff, un quartier de HLM avec des centaines de logements. Tout nouveau locataire devait se signaler au concierge qui le d�clarait au commissariat. J��tais l� clandestinement et je devais faire extr�mement attention.
Votre carte de l�Alg�rie, ce sont aussi les prisons et les camps. Lesquels ?
Avant, je dois vous dire que lorsque j��tais instructeur du Parti communiste, je donnais des cours et j�aidais aux pratiques d�organisation dans diff�rents endroits en Alg�rie o� je restais trois semaines � un mois. L�, j��tais davantage en contact avec les atrocit�s coloniales qu�� Alger qui �tait une vitrine internationale. J�ai aussi connu des lieux de d�tention, de torture. A Alger, il y en avait beaucoup. Tout le monde parle de la villa Sesini (on confond souvent avec Susini, le type de l�OAS) et d�autres lieux officiels. Mais il y avait surtout beaucoup d�endroits r�quisitionn�s par les paras o� l�on torturait. Parmi les lieux r�quisitionn�s, il y en avait un o� l�on faisait du bien. C��tait dans les locaux d� Alger R�publicain, rue Koechlin, qui avaient �t� r�quisitionn�s par Massu. Toutes les vieilles machines qui pouvaient encore servir avaient �t� d�truites � coups de masse. On peut dire qu�elles sont mortes au champ d�honneur sous les coups des paras de Massu. Ils y ont install� un orphelinat pour les jeunes Alg�riens � l�initiative de Madame Massu. Ce qui faisait dire aux Alg�riens : voil� une famille bien organis�e, Massu, le p�re, fait les orphelins et la femme s�en occupe. On r�quisitionnait les �coles, les maisons inachev�es comme � El-Biar o� Boumendjel, Maurice Audin et moi-m�me avons �t� tortur�s. Cette maison est aujourd�hui habit�e. Je regrette qu�on n�y ait pas appos� une plaque pour tous ceux qui y ont �t� tortur�s. En second lieu, j�ai connu le camp de Lodi. Il y en avait des dizaines � travers l�Alg�rie et c��tait peut-�tre le camp le plus �humain� o� l�on conduisait les commissions. Il n�y avait aucune s�curit� pour ceux qui y �taient d�tenus. On les mettait l� pour ne pas avoir � les inculper, auquel cas ils auraient eu droit � un avocat. Ils pouvaient donc �tre repris et tortur�s par les paras � tout moment. J�y suis rest� un mois et je me suis d�brouill� pour que l�on sache que j��tais l� et que l�on en parle en France. Ensuite, j�ai �t� �crou� � Barberousse. On a protest� et ils ont d�cid� de nous transf�rer � El-Harrach o� je suis rest� trois semaines. C��tait tr�s diff�rent de Barberousse � Serkadji pour les Alg�riens � o� mes amis et moi �tions dans l�aile des condamn�s � mort. Des moments terribles. Je suis quand m�me rest� l� trois ans avant d��tre transf�r� ailleurs. Je suis retourn� deux fois dans cette prison depuis l�ind�pendance. La premi�re fois avec la Radio t�l�vision italienne. J�entre dans le quartier des condamn�s � mort et, dans la demi-obscurit�, je vois un gardien en uniforme allong� sur le sol. En pleine confusion, l�espace d�un instant, j�ai revu le corps d�un gardien qui avait �t� jet� du haut du second �tage de la troisi�me division pendant ma d�tention. En fait, il s�agissait d�un mannequin qui avait �t� laiss� sur le lieu de tournage d�un film par la t�l�vision alg�rienne. J�y suis retourn� une seconde fois pour le film de Jean-Pierre Lledo.
Quelques mots sur votre retour � Alger apr�s l�ind�pendance ?

Quand je suis revenu � quelques jours de l�ind�pendance, c��tait la fuite �perdue des Europ�ens. Les quartiers europ�ens �taient d�serts et des types commen�aient d�j� � casser les portes pour s�installer. Rien ne fonctionnait plus. Il y avait des hordes de chiens abandonn�s sur des paquets d�ordures. J�habitais � Bab-el-Oued, avec ma femme Gilberte, un appartement qui nous avait �t� donn� par un Europ�en. Ils avaient plac� des crochets avec des poutres derri�re la porte. Ceux qui partaient me donnaient leurs cl�s. Quand Kateb Yacine est arriv� d�Europe, il m�a demand� o� loger. Il a pris le premier appartement que je lui ai fait visiter. Dans la cuisine au-dessus de la hotte, il y avait des dizaines de bouteilles d�anisette et un petit baril de vin. Le lendemain il me dit : �Tu sais, Henri, la perversit� des pieds-noirs est sans limites.� Il avait invit� des copains, ouvert les bouteilles. Elles �taient remplies d�eau. Il fallait se planquer en traversant les rues pour �viter que l�on vous tire dessus. Je me souviens que lorsque Benzine est sorti de Lamb�se, il marchait avec une canne. Je lui ai dit, on va aller � l�h�tel � c��tait l�h�tel Albert 1er, avenue Pasteur � car je ne me sentais pas � l�aise dans l�appartement o� nous devions dormir. Dans la nuit, des types en uniforme sont venus pour nous faire la peau.
Propos recueillis par Bachir Agour

Nombre de lectures :

Format imprimable  Format imprimable

  Options

Format imprimable  Format imprimable