Panorama : CHRONIQUES D�UN TERRIEN
Pleure, � ma ville bien-aim�e...
Par Ma�mar FARAH
farahmaamar@yahoo.fr


On pourrait en rire, sauf que le sujet est d�une gravit� telle qu�on pourrait aussi en pleurer. A chaudes larmes. Une ville appel�e � rayonner sur toute la c�te Est, � devenir un espace de loisirs et de d�tente pour les touristes attir�s par la beaut� sublime des lieux, une r�f�rence culturelle pour son riche pass� et ses vestiges rappelant les �poques les plus glorieuses de la Numidie berb�re ; cette ville, que l�on appelait la �Coquette�, sombre dans l�oisivet� et l�ennui, sur fond de crise sociale aigu�.
Aux compressions ayant touch� les grands p�les industriels, avec leurs lots de paup�risation et de descente aux enfers pour de tr�s nombreuses familles, se sont ajout�s divers probl�mes sociaux qui vont du ch�mage � une mauvaise prise en charge de la jeunesse. La malvie, qui atteint � Annaba des proportions inqui�tantes, fait le reste et accentue le sentiment de marginalisation qui, telle une lame de fond, pousse des pans entiers de la soci�t� vers le nihilisme et l�extr�misme (1). Alors que l�urbanisme insens� tue les derniers espaces verts, de v�ritables crimes contre la nature sont commis dans l�indiff�rence g�n�rale. Les arbres, plus que centenaires situ�s pr�s du rond-point menant vers Sidi Achour et la cit� des Hongrois, ont �t� abattus de sang-froid, pour c�der la place au b�ton. Combien de d�cennies faut-il pour les remplacer ? Voil� une question que ne se posent pas les responsables d�une ville qui tol�rent le faux gazon, du vulgaire b�ton color� en vert, sur les plates-bandes s�parant les voies express ! Cette vulgarit� bouffe tout. Un tour � la plage de la Caroube renseigne sur des calamit�s, pas du tout naturelles, �uvres d�hommes qui ont plac� l�int�r�t individuel au-dessus de tout ! Ces zones qui auraient d� �tre prot�g�es pour servir, plus tard, d�assiettes � des projets touristiques, ont �t� livr�es � l�app�tit f�roce des promoteurs de pacotille et des constructeurs corrupteurs, livrant � la vue le spectacle d�solant du b�ton gris�tre et des blocs cubiques jamais achev�s, avec leurs rues d�fonc�es, leurs fuites d�eaux us�es o� pataugent voitures et pi�tons. Que reste-t-il de la corniche de notre enfance et qui osera encore parler de tourisme et de ZET ? Sur cette langue de terre qui va de la Caroube jusqu�� l�extr�mit� du Cap de garde, v�ritable paradis o� les pieds de l�Edough, verdoyants et paisibles, plongent dans l�eau la plus pure ; sur cette pouss�e de terre cern�e de toutes parts par la grande bleue, l�espace baln�aire et touristique est en train de se r�duire comme une peau de chagrin. La d�gradation touche tout : les grandes surfaces, qui fonctionnaient selon les normes en vigueur dans les ann�es soixante-dix, se sont transform�es en bazars bruyants et agit�s. Les rayons qui �taient achaland�s avec go�t et administr�s par de charmantes demoiselles aux blouses immacul�es, ont �t� remplac�s par des cases de bric-�-brac o� les articles les plus divers sont expos�s sans aucun go�t. Les rues sont g�n�ralement cass�es. En dehors des grands axes emprunt�s par les cort�ges officiels, tout le r�seau routier intramuros est d�fectueux, arrachant des jurons et des cris de col�re aux pauvres taxieurs qui ne savent plus par o� passer pour �viter le pire. Des rigoles d�eau douteuse coulent souvent de part et d�autre des rues situ�es pourtant en plein centre-ville ! Les magasins sont d�cor�s selon les normes en vigueur dans les ruelles des vieilles cit�s : plus ou tr�s peu de vitrines. Partout pantalons, robes, souliers, sont suspendus au bout d�une vulgaire plaque de t�le, souvent rouill�e, qui va bien au-del� de la distance r�glementaire, g�nant les passants qui sont oblig�s d�emprunter la chauss�e. Et tout cela fait souk, loin, tr�s loin, de la citadinit� scintillante que connaissait Annaba. Les immeubles du centre-ville, d�apparence cossue, sont des d�potoirs. Leurs cages d�escalier livrent bien des surprises, allant de la d�gradation totale � l�ins�curit�. D�s la tomb�e de la nuit, le centre-ville se vide et les maraudeurs prennent place dans les rues mal �clair�es, agressant les passants, avec une pr�f�rence pour les jeunes filles seules. Les t�l�phones portables sont leur cible privil�gi�e. L�absence d�animation conf�re aux lieux l�apparence d�un immense douar, encore que l�on continue de s�amuser � la campagne, avec les moyens du bord. Toute la cit� plonge alors dans le coma cathodique : les cha�nes religieuses de Nile Sat sont les plus regard�es. Ainsi s�op�re, avec une facilit� d�concertante, le passage de l�islam � l�islamisme ! Naissent alors des comportements totalement �trangers � nos us et coutumes, aux traditions s�culaires d�une ville connue pour son ouverture, son m�tissage culturel et son extraordinaire capacit� � absorber les apports ext�rieurs, dans un perp�tuel enrichissement qui a donn� au monde de grands savants et des personnalit�s hors du commun. C�est de l��piscopat de la Rome antique, situ� � Hippone, que saint Augustin, un Berb�re de Souk-Ahras, a b�ti la doctrine qui continue de guider les chr�tiens dans le monde. Cet homme, d�une culture ph�nom�nale et sans fronti�res, �tait aussi un g�nie de la musique. Selon le d�funt Hac�ne Derdour, historien de la ville, il fut � l�origine de la cr�ation de la premi�re scola-ecclesia, �un institut de musique, le premier dans le monde, avec un programme comportant l'utilisation de ses propres compositions et surtout l'introduction du chant berb�re�. De m�me qu�il signale l�apparition, � Annaba, de la premi�re gamme musicale dont l�initiateur fut �galement le m�me saint Augustin. Durant l��re arabe, le savant El Qaladassi, �mule d�El Khawarizmi, employa, pour la premi�re fois � Annaba, �le symbolisme, encore en vigueur de nos jours, qui consiste � mettre � dans une fraction d�cimale � le num�rateur au-dessus du d�nominateur et � s�parer les deux termes par un trait horizontal. �C'est aussi � Bouna, �crit l�historien, et pour la premi�re fois dans l'histoire du monde, que ce math�maticien alg�briste a implant� dans ses m�thodes de calcul les chiffres arabes modernes, con�us et dessin�s par lui.� Cette ville, qui fut le berceau de l�in�galable roman de Kateb Yacine, Nedjma, est une honte pour la culture et les arts, embrigad�s par la bureaucratie d�une caste qui n�a que les actes officiels pour espace d�expression ! L�absence d�une politique culturelle coh�rente fait le reste : le Th��tre imposant, qui date de l��poque coloniale et qui fut quelque peu �r�veill� par le Centre culturel fran�ais, retombe dans sa l�thargie habituelle. Telles des plaies saignantes rappelant aux autorit�s leur enti�re responsabilit� dans la d�cadence g�n�rale des choses de l�esprit, les salles de cin�ma, jadis �clair�es par les lumi�res du septi�me art, ne sont plus que des d�p�ts r�pugnants livr�s aux vents du souvenir et aux rats. Et pour corser le tout, voil� que, de nouveau, on fait la chasse aux couples ! Mais, je le dis aux jeunes de ma belle ville, qui a r�sist� � tant d�agressions : ne vous d�couragez pas ! Comme les pr�c�dentes campagnes de �moralisation�, celle qui les vise aujourd�hui est vou�e � l��chec (2). Vous reviendrez vers ces beaux virages et de vos mains tremblotantes, vous redessinerez des c�urs d�amour sur le sable des plages que l�on vous vole ! Vous triompherez de la b�tise humaine et peuplerez ces coins de vos rires g�n�reux et de l��clat de votre attachement � la vie ! Nous avons r�sist� � tant de s�ismes que de vulgaires patrouilles de miliciens, � repr�sentants pourtant des corps honorables qui luttent farouchement contre le projet int�griste et perdent, chaque jour, de valeureux combattants �, ne nous font pas peur ! Parce qu�elles repr�sentent la n�gation de la vie, le refus de l�amour et de la beaut� ! Devant la renaissance de la nature et ce printemps enivrant qui nous saoule, que peuvent ces patrouilles ? Interdire le printemps ? Voil� une mission impossible ! Impossible, car le printemps n�a pas pour vocation de s�arr�ter devant un barrage, ni de finir devant les procureurs et les juges (3)!
M. F.
(1) : La veille du jour de l�an, une v�ritable armada de petites barques a pris le d�part de la plage de Sidi Salem. Objectif : la Sardaigne. Il y avait foule pour saluer les �harragas� : familles, copains, curieux. Un spectacle digne de Frederico Fellini.
(2) : O� sont les flics qui badigeonnaient de peinture blanche les jambes de nos copines, habill�es de mini-jupes, en 1969 ? Cela se passait sur le cours de la R�volution et devant les lyc�es. O� est ce wali qui a oblig� les restaurants de la Corniche � fermer le vendredi, livrant � Tabarka la tunisienne (100 kilom�tres) une cohorte de cadres et d�hommes d�affaires de l�Est alg�rien qui venaient � Annaba pour un week-end de d�tente ? Rien ne subsiste de leurs b�tises�
(3) : On nous dit qu�une pauvre greffi�re a �t� arr�t�e pour �d�lit d�amour�. Majeure et vaccin�e, cette femme de loi ne savait pas qu�elle vivait sous le r�gne des� talibans !

Nombre de lectures :

Format imprimable  Format imprimable

  Options

Format imprimable  Format imprimable