Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
SISYPHE DIALNA
Par Arezki Metref
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Dans la mythologie grecque, Sisyphe est ce roi civilisateur de Corinthe. Malgr� lui, il est un jour le t�moin d�une sc�ne aux cons�quences qui allaient s�av�rer tragiques. Lorsqu�il surprend un immense aigle enlevant une jeune fille, il n�aurait pas aim� reconna�tre Zeus en lui. Contre l�eau destin�e � la citadelle de Corinthe, Sisyphe r�v�le � Asopos, le p�re d�Egine, l�identit� du ravisseur de sa fille. Furieux, Zeus entend ch�tier le d�lateur. Il le condamne � pousser un rocher vers le sommet de la montagne.
Le rocher d�gringole entra�nant Sisyphe dans sa chute. Sisyphe n�a d�autre choix que de remonter le rocher dans un perp�tuel recommencement. Ce mouvement r�p�titif, et vain, �un travail inutile et sans espoir� Camus) a �videmment quelque chose d�absurde. Albert Camus y a assis ce qu�il qualifie de �sensibilit� absurde� plut�t que de �philosophie absurde�. �Le mythe de Sisyphe� (1942), l�ouvrage fondateur par lequel Camus entre dans ce monde partag� par Kafka, pr�cise que dans la sensibilit� qu�il d�crit, il n�y a ni m�taphysique ni croyance. Dans cette sensibilit� absurde envisag�e par Camus non pas comme conclusion mais comme point de d�part � partir de Sisyphe, on ne se d�lecte pas seulement � broyer du noir. L�absurde camusien a quelque chose de dialectique puisque �� chacun de ces instants, o� il (Sisyphe) quitte les sommets et s�enfonce vers les tani�res des dieux, il est sup�rieur � son destin. Il est plus fort que son rocher.� Il est un usage plus prosa�que, peut-�tre plus absurde encore, de la figure supplici�e de Sisyphe. Celui qu�en a fait l��crivain turc Aziz Nesin. Qui est ce dernier ? Eh bien, c�est un �crivain satirique connu pour son talent, pour ses fr�quents s�jours en prison, pour son franc-parler la�que qui lui a valu une m�saventure absurde, si tant est qu�on puisse qualifier ainsi le crime nou� autour de lui. Accus� d�avoir tenu des propos blasph�matoires � l��gard de l�islam, il descend le 2 juillet 1993 dans un h�tel de Sivas, une ville de l�est de la Turquie. Des manifestants int�gristes remont�s comme un coucou, l��cume aux l�vres, mettent le feu � l�h�tel o� est cens� s�journer le m�cr�ant aux fins de le faire r�tir en enfer de son vivant. Il �chappe miraculeusement � la mort. Ce miracle, tout le monde ne l�a h�las pas rencontr�. Quarante personnes p�rissent dans l�incendie criminel. Soixante autres sont bless�es. N�est-ce pas de l�absurde militant, �a ? Mais que vient faire Sisyphe l�-dedans ? Dans une nouvelle intitul�e �Sisyphe � huit pattes�, Aziz Nesin, qui a �t� lui-m�me, � l�instar de Camus, chroniqueur pour un journal, raconte l�histoire pas mal absurde de cet �crivain vivant des articles qu�il donne � une publication. Il lui arrive ce qui arrive fr�quemment : une panne de sujet. En d�pit du foisonnement de l�actualit�, l��crivain ass�ch� ne trouve pas une pi�tre id�e pour y b�tir un propos personnel, ce qui est la loi du genre. Et, pour d�nicher l�id�e r�calcitrante, il fait ce qu�on fait en la circonstance, c�est-�-dire rien ! On se regarde dans une glace v�rol�e ; on ouvre un livre ; on relit pour la �ni�me fois le m�me article du m�me journal ; on allume puis �teint la radio ; on prend une orange et on renonce � l��plucher : on regarde la mer par la fen�tre quand il y a la mer et la fen�tre ; on marche dans l�appartement sans but. Le narrateur de Aziz Nesin, lui, d�cide de prendre une douche. Il entre dans la salle de bains. Et que voit-il ? L�absurdit� de l�existence r�sum�e dans les efforts sisyph�ens d�une araign�e qui essaye de grimper vers le haut de la baignoire. Comme elle ne parvient pas avec ses huit pattes � adh�rer aux parois trop lisses, elle grimpe jusqu�en haut et, l�instant d�apr�s, d�gringole de nouveau vers la cuvette. N�est-ce pas exactement Sisyphe ? L��crivain de Aziz Nesin trouve dans ce retour fatal au point de d�part l�id�e qui le sortira du p�trin. Quelle importance cela peut-il avoir que cette id�e originale soit, en fin de compte, aussi vieille que le monde. L�article para�t, comme d�habitude. Mais la semaine suivante, ne voil�-t-il pas notre homme � la recherche d�une nouvelle id�e. Sisyphe n�est en soi ni f�cond ni st�rile. Il est seulement ce qu�on veut en faire. A l�issue de son essai finalement tr�s peu d�sesp�r�, contrairement � ce qu�on aurait redout�, Camus tire une conclusion pleine d�espoir : �A cet instant subtil o� l�homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d�actions sans lieu qui devient son destin, cr�� par lui, uni sous le regard de sa m�moire et bient�t scell� par sa mort. Ainsi, persuad� de l�origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui d�sire voir et qui sait que la nuit n�a pas de fin, il est toujours en marche�. En marche ! Mais qu�avons-nous donc � voir, nous, et maintenant, avec Sisyphe ? C�est la m�me histoire qui revient, avec ou sans rocher, avec ou sans baignoire.
A. M.



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