Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
UN TYPE BIEN
Par Arezki Metref
arezkimetref@free.fr


Avant que je tente ma chance de rallier les rives enchanteresses du Nord, je t’envoie ce petit mot que je te prie de rendre public. Arrange-toi pour que Ma ne le lise pas. Ça ne devrait pas être compliqué, vu qu’elle ne sait pas lire. Mais il y a ce numéro de voisin du dessus, qui fait sport dans la police paraît-il, qui va se faire le plaisir sadique de s’empresser de le lui lire en inventant des choses pour la faire étouffer de rage. C’est pourquoi je te serais reconnaissant de ne pas marquer mon nom ni aucune caractéristique susceptible de me rendre reconnaissable.
En vérité, ce remède est pire que le mal car, en voulant épargner ma pauvre mère asthmatique, ce sont celles de tous mes petits camarades qui seront ciblées. Et ceux qui me ressemblent et dont les mères sont pareilles à la mienne se comptent par milliers. Mais, comme je l’ai appris de la sagesse ancestrale transmise par mon défunt père qui a pas mal fait pleurer la mienne, il vaut mieux que leurs mères pleurent plutôt que la mienne. C’est comme ça, que veux-tu ! Donc, ne dis pas mon nom. Depuis tout petit, je rêvais des lumières de Marseille. Marsilia, tu te rends compte ? Une ville de chez nous qui se trouve en France, ça n’a pas joué même au cinéma. T’as tout de la France mais t’es presque chez toi, dit le père de Hmitouche, mon copain de la Sylla, qui a travaillé comme chef de tous les dockers là-bas. C’est sûr qu’ils nous l’ont piquée, cette ville, ils l’ont empaquetée, mis dans une valise et ils l’ont emportée à l’indépendance. Descendus du bateau, ils l’ont dépliée et posée au bord de la mer, de l’autre côté. C’est sûr, je te dis! C’est officiel. Hmitouche prétend que son père était en fait le docteur des dockers mais tout le monde le charrie en lui assénant qu’il devait être le docker des docteurs car s’il avait été docteur, il aurait continué à l’être ici. Depuis qu’il est rentré de Marsilia, il a disparu pendant cinq ans puis il est revenu en kamis et a ouvert un grand magasin de portables à El Harrach, à deux pas de Quatre- Hectares. Ma me défend de fréquenter Hmitouche parce que ce n’est pas normal que son père soit un docteur disparu et réapparu en vendeur de portables, mais aussi parce qu’il a trop d’argent pour un gamin qui passe son temps à glander à Leveilleyville. Je n’ose pas avouer à Ma que son fric, à Hmitouche, j’ai le même; on le tire de la tire. Ma, comme toutes les mères, pense que je suis un ange et que c’est toujours les autres ces démons qui entraînent son cher fils dans la perdition. Je rêve de Marsilia à cause que c’est la ville de Zidane. Quand j’ai appris qu’il était de chez nous, je te dis pas. Je me suis dit : il est d’ici d’accord, mais s’il n’était pas allé à Marsilia serait-il devenu champion du monde toutes catégories dans le football ? Moi, je réponds que non et je défie n’importe le qui de me prouver que c’est contraire. S’il était resté ici, il aurait même pas une place au poulailler pour voir les huitièmes de finale de la Coupe du monde du Brésil en sirotant un jus d’orange de pomme, oui ! Mais son père l’a emmené, lui ! C’est pas comme ce Rougi de Hmitouche qui est resté à la Sylla à regarder dans une glace les boutons lui pousser sous les oreilles et sur le nez. J’ai revu tous les matchs de Zidane. C’est le mari de la cousine à la voisine de ma tante, qui joue n°2 à l’équipe de remplaçants de Oued Ouchayah, qui a acheté le DVD à Tidjelabine. En passant par ma tante, il a atterri chez moi. Ma a demandé à sa sœur de nous prêter le lecteur de DVD marque Firstiline mdarah. Il a de la classe, Zizou et il a surtout de la redjla. Ce que j’ai aimé le plus dans son jeu, c’est le coup de tête qu’il a fichu à cet Italien lbouhiyouf qui a dit des choses pas bien sur sa sœur. L’autre, il a dérapé, exprès ou pas, qu’importe ! Zizou, il lui a mis un but sur la gueule : ça, c’est du foot ! Le matin, par beau temps, je me dressais sur la plage des Sablettes et je voyais flotter au bord de mes cils Marseille. Je me disais que là-bas, les jeunes au moins ils ont des stades avec des équipes qui gagnent, des dancings avec des lumières qui clignotent comme celles qui sont dans ta tête quand tu kiffes le pot d’échappement de la Honda du kiosquier et même du travail. Ils ont des filles et un avenir et même plusieurs avenirs s’ils sont un peu malins. Ici, on se console car, à vingt ans comme moi, on a déjà plusieurs passés. C’est toujours ça, non ! Je me disais qu’à Marsilia, c’est sûr qu’il n’y a pas, à chaque coin de rue, un policier qui te demande tes papiers en insultant ta mère sans que tu peux lui mettre une tête à la Zidane et à chaque coin de nuit un barbu te fait ce marché : soit tu descends le flic de tout à l’heure soit tu iras en enfer et, dans ce cas, on te paye le billet tout de suite. Je me disais aussi que les jeunes là-bas, ce n’est pas comme nous ici. Ils ne glandent pas toute la journée en sniffant toutes sortes de conneries pour avoir l’impression de planer plus haut que le sol jonché de détritus et, le soir venu, ils se plantent devant une télé schizophrénisante où un vieux qui a vieilli devant les mêmes caméras vient leur dire avec aplomb qu’ils ont une chance inouïe d’être gouvernés par ceux qui les gouvernent. C’est un privilège de les avoir comme chefs et si on a faim, à la seule évocation de ce privilège, on est rassasié. Les vieux qui sont les chefs, ils jurent qu’ils ont été jeunes eux aussi il y a longtemps et ils s’amusent à dire à la télé que nous sommes un pays jeune mais ils ne veulent pas laisser la place aux jeunes. Ils ont été jeunes mais ils ont vieilli dans le même bureau, en prononçant les mêmes éloges des autres chefs, y a que les noms qui ont changé dans les différentes époques. De toute façon, moi, j’en ai ras le digoutage de ces bouseux qui profitent de la vache. Ils vont lui arracher le pis à force de tirer dessus. Je vois leurs enfants même pas de mon âge dans des voitures comme à la télé qui disent au flic qui les arrête pour «accès» de vitesse : «Mon père, il te donnera la raclée, tu ouaouar». J’en ai marre de cette cité qui se déglingue, des enfants qui traînent d’une poubelle à l’autre en mesurant pour passer le temps la longueur de leur morve, de cette misère qui suinte des murs de la maison et du quartier et du pays et de ces discours pleins de zaâma politique alors que je te dis qu’eux, là-haut, ils pensent qu’à eux et à leurs enfants. Et nous, nous sommes qui ? Y a pas d’avenir, je te dis. Si tu veux finir comme ton père, tu restes un nul ! Si tu veux finir comme le père de Hmitouche, faut que tu disparaisses cinq ans et que tu reviennes avec l’attestation d’ancien moudjahid réconcilié pour avoir un magasin. J’en ai marre aussi des bombes qui éclatent tout le temps, des terroristes malins, mais alors, qu’est-ce qu’ils sont malins, ceux-là. J’en ai marre de la violence, de la délinquance ; ils disent, c’est le moment ou jamais de se faire du fric, alors chacun y va de son idée pour ne pas rater l’étape. Et avec ça, ils viennent nous dire à la télé que le plus important, c’est que le président reste président parce qu’il n’a pas eu le temps encore de construire la mosquée. Je vais essayer de me tirer. Je n’ai pas le courage de ceux qui se battent, comme ceux-là qui font grève dans la Fonction publique. Moi, je ne peux même pas faire grève, vu que je n’ai pas de travail. Je vais tenter ma chance et si je finis au fond de la mer, mangé par les crevettes qui seront plus tard dans ton assiette, ou dans un tribunal où un juge me renverra chez moi, pense à dire à tous que j’étais quand même un type bien.
A. M.



Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/01/20/article.php?sid=63460&cid=8