Chronique du jour : A FONDS PERDUS
La descente aux enfers ne fait que commencer
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com


Dans les domaines de l'�ducation et la formation, la recherche scientifique, l'innovation technologique et la connaissance, le monde arabe affiche un retard � donner le vertige. Il doit cr�er 80 millions de nouveaux emplois au cours des 15 prochaines ann�es simplement pour suivre la croissance de la population (*). Or, cet objectif ne semble pas r�alisable hors de la construction d�une soci�t� du savoir ou de la connaissance.

Les batailles de demain se gagnent dans le syst�me �ducatif d�aujourd�hui. Et ce qui fait obstacle � l��mergence d�une �conomie et d�une soci�t� du savoir a �t� magistralement bien trait� ce samedi par notre ami Nadji Safir (**) au cours d�un petit d�jeuner organis� par le Cercle d�action et de r�flexion autour de l�entreprise. Il place au c�ur de la probl�matique une formule idoine �cr�ativit�/ rationalit�/universalit�. Qu�est-il advenu de chacune de ces trois logiques chez nous ? Si la construction de la rationalit� incombe � l��cole et ne se mesure pas au nombre d�heures de math�matiques enseign�es, force est d��tablir qu�elle est brim�e d�s l�enfance, partant d�une lecture r�ductrice et restrictive du patrimoine arabo-musulman et du postulat que tout a �t� d�j� dit et �crit avant. M. Safir a raison de proposer une relecture de Max Weber pour saisir la trame dans laquelle s��labore le type de rationalit� propre � nos syst�mes et qui renvoie principalement soit � �l�affektuel � (action dict�e par l��motion et/ou la sensibilit�) soit au �traditional� (action dict�e par la tradition). L�universalit�, quant � elle, est enferm�e dans la coquille de la pr�tention et de la suffisance, occultant les d�bats programmatiques autour des objectifs et des moyens. En 2005, la Banque mondiale publiait un rapport intitul� �D'o� vient la richesse des nations ?�*** qui fait r�f�rence � un nouveau mod�le de croissance, con�ue comme une gestion de portefeuille d'actifs tr�s diversifi�s. Elle recense et quantifie les actifs traditionnels qui apparaissent dans les comptes nationaux (�quipements, machines, patrimoine r�sidentiel) et les actifs relevant de la plus r�cente comptabilit� environnementale (actifs du soussol, terres agricoles, ressources foresti�res), mais aussi le patrimoine, le patrimoine institutionnel et le patrimoine social et culturel. Le patrimoine institutionnel fait appara�tre l'apport � la croissance d'une bonne gouvernance politique et financi�re. Le patrimoine social mesure l'aptitude des citoyens � travailler ensemble et leur degr� de confiance dans la soci�t�. Le patrimoine culturel, que la Banque mondiale ne pouvait pas ne pas n�gliger, fait la part belle aux attitudes ou mentalit�s. Depuis Max Weber, on sait bien, par exemple, ce que le protestantisme calviniste a apport� au d�veloppement du capitalisme. Que faire alors ? �L�exp�rience des pays arabes, tous confront�s � l�heure actuelle, � un titre ou � un autre, mais chacun en fonction de ses caract�ristiques propres, � l�action politique de l�islamisme radical, prouve que, souvent, c�est � partir de d�rives initi�es au sein m�me du syst�me d��ducation et de formation que s�est, progressivement, affirm�e, puis renforc�e, l�influence de th�ses extr�mistes dont ni les fondements, ni les objectifs, ni les perspectives ne sont adapt�s aux exigences d�une insertion positive du monde arabe dans les processus de mondialisation �. D�s lors, il est clair que cette insertion �passe n�cessairement par des politiques de r�forme en profondeur visant, en priorit�, � faire des syst�mes d��ducation et de formation des institutions proc�dant d�une vision globale et � long terme centr�e sur les seules normes et valeurs possibles : celles requises par les exigences combin�es des processus �conomiques mondiaux et de l�ouverture sans complexe sur toutes les richesses du patrimoine universel, y compris dans tout ce qui se rapporte � la production des id�es et valeurs�. Or, c�est dans la paix que se d�veloppent les cit�s et le commerce, dit le vieil adage romain. Au-del� de tout pacte faustien consistant � troquer la libert� des citoyens contre un hypoth�tique d�veloppement, la paix civile n�est durable qu�associ�e aux libert�s et � la s�paration du temporal et du religieux. C�est le socle nourricier du savoir et de la connaissance. Si, comme le rappelait Nadji Safir r�cemment, �tous les syst�mes de valeurs sont �minemment respectables� et que des pays musulmans, comme la Malaisie, l�Indon�sie ou la Turquie, se classent en milieu de tableau de la comp�titivit� mondiale, cela d�ment toute connotation cultuelle ou religieuse � la r�gression. Il en est de m�me chez nous : ce qui peut para�tre subversif aujourd�hui, au regard de la d�liquescence conceptuelle et institutionnelle, est inscrit noir sur blanc dans le premier texte fondateur de l�Etat alg�rien, la plate-forme de la Soummam du 20 ao�t 1956. Elle revendiquait : �une (la R�volution alg�rienne) marche en avant dans le sens historique de l�humanit� et non un retour vers le f�odalisme. C�est enfin la lutte pour la renaissance d�un Etat alg�rien sous la forme d�une R�publique d�mocratique et sociale et non la restauration d�une monarchie ou d�une th�ocratie r�volues�. Le v�ritable bras de fer se joue aujourd�hui entre une soci�t� qui veut rester jeune, vivace et cr�atrice et un syst�me vieillissant d�un failli qui s�ent�te � g�rer sa faillite. Rendue c�l�bre par le FMI, et notamment par les d�clarations de sa directrice adjointe Anne Krueger, l�expression �Etats en faillite� (Failed States) s�applique ici � merveille. Selon le politologue William Zartman, l�effondrement d�un Etat se d�finit par l�incapacit� des dirigeants de ce dernier, g�n�ralement min�s par la corruption et le patrimonialisme, � assurer un minimum de r�gulation politique, � fonder un pacte social et � conqu�rir une l�gitimit� minimale (***). Gare alors aux d�rapages, aux risques d�enlisement dans la violence et � sa contagion, parce que la faillite �tatique s�accompagnerait � terme d�une capillarisation de la violence, autrement dit d�un ph�nom�ne de contagion r�gionale qui s�effectuerait aux d�pens des Etats, incapables de contr�ler leurs fronti�res. Les r�gions atteintes sont frapp�es de guerres anarchiques et contagieuses, men�es par des factions arm�es vendant indiff�remment leurs �services � dans les divers pays. Ces acteurs non-�tatiques, porteurs d�une violence privatis�e, seraient les mercenaires modernes, cons�quence parmi d�autres de la d�liquescence avanc�e de r�gimes incapables d�assurer une autorit� minimale. De sous la chape de plomb brejn�vienne qui �touffe la formation �conomique et sociale alg�rienne (avec son lot d�arbitraire, de morts et d�attentats-suicides, de mis�re, de ch�mage, de boatpeople, etc.) �chappent des lueurs d�espoir. Comme si incapables d�imploser ou de fissurer la chape de l�int�rieur, elles la contournent, l�encerclent. Vont-elles s��panouir plus loin ou, au contraire, faire de l�acier en d�composition leur terreau ? Nous ne pr�tendrons � nous aventurer sur de telles proph�ties, mais l�espoir est permis. Ainsi en est-il du mouvement des lyc�ens, des enseignants et de citoyens r�solus � faire valoir, ici et maintenant, leurs droits au-del� de toutes consid�rations politiciennes et de toutes �ch�ances �lectorales. L�espoir n�est-il pas dans ces protestataires, essentiellement des femmes de la petite bourgade de Aidem, qui, par dizaines, ont assailli le si�ge de l�APC de Kheiri Oued Adjoul, dans la wilaya de Jijel, avant de proc�der � sa fermeture pour maintenir un projet de construction de logements ? Tous ces mouvements participent de la lib�ration d�un processus que le syst�me s�applique � brider, � d�voyer ou � canaliser vers l�impasse infructueuse de la violence. La d�liquescence d�passe l�entendement. Au-del� de tous les param�tres de contre-performance que nous avons pass�s en revue ici m�me, quelques chiffres glan�s au cours d�une r�cente discussion avec des amis du secteur de l�emploi t�moignent de cette descente aux enfers. Que dire des taux prom�th�ens de croissance et d�emploi qu�affiche le pouvoir lorsqu�on constate que le nombre de cotisants est tomb� de 3,9 � 3,6 millions de personnes ? Et ce n�est pas tout. Quel avenir pour nos retraites lorsqu�on sait qu�on est dramatiquement tomb� de 8 cotisants pour un salari� en 1988 � 2,25 en 2007 ? La descente aux enfers ne fait que commencer.
A. B.

(*) IWR Memo, Project on U.S. Relations with the Islamic World, Building an Arab Knowledge Society, How Business Can Help, Kristin M. Lord, December 12, 2007.
(**) Cercle d�action et de r�flexion autour de l�entreprise, �Education et formation � l�heure de la mondialisation et de l��conomie de la connaissance�, Alger, samedi 2 f�vrier 2008.
(***) La traduction fran�aise est parue chez Economica, en 2007.
(****) Zartman, I. William. Collapsed States, The Disintegration and Restoration of Legitimate Authority. Londres : Lynne Rienner Publishers, 1995.

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