Chronique du jour : CHRONIQUE D'UN TERRIEN
La "harga" de N�ros, la sir�ne
Par Ma�mar FARAH
farahmaamar@yahoo.fr


�Il faut savoir que notre ch�re El Kala avait �t� c�d�e aux Fran�ais au dix-septi�me si�cle. Le capitaine Napollon, envoy� par le roi de France, vivait tout seul dans une immense r�sidence situ�e tout � fait en haut du fort connu aujourd�hui sous le nom de �vieille Calle�. �Un jour qu�il longeait le rivage, tout � fait en bas des remparts du fort, il crut entendre une voix f�minine. Il inspecta les lieux et fut surpris de voir, allong�e dans une crique, une tr�s belle femme � la chevelure soyeuse et lumineuse et dont le corps, apparemment d�nud�, �tait plong� dans les eaux chaudes de la M�diterran�e.

- Qui �tes-vous et que faites-vous l� ?
- Je prenais un peu de soleil� Puis-je repartir, s�il vous pla�t ?
- Pas avant que vous ne m�ayez donn� votre nom et votre adresse !
- Ce n�est pas la peine, Monsieur. Je n�ai pas de pr�nom et j�habite la mer�
- Ce n�est pas une r�ponse ! D�ailleurs, il n�y a pas beaucoup de femmes ici et les rares demoiselles sont des professionnelles venues de Provence. Quant aux autochtones, on ne les voit jamais. Elles sont pudiques et ne sortent jamais de chez elles. Qui �tes-vous ?
- Je suis une sir�ne� �Pour prouver qu�elle ne mentait pas, elle �tait sortie de l�eau. Napollon n�avait d�yeux que pour cette queue de poisson d�mesur�e qui barbotait dans l�eau.
- Voil�, vous me croyez maintenant ! Napollon �tait silencieux. Il resta ainsi de longs moments immobiles avant de prononcer difficilement ces quelques mots :
- Vous venez d�o� ? Vous vivez comment ? Respirez-vous normalement sous l�eau ?
- Je viens du fond de l�oc�an. C�est l�-bas que je vis. Et je respire normalement sous l�eau. Dieu m�a pourvue des m�mes fonctions respiratoires que les poissons. Mais, lorsque je suis � l�air libre, je respire comme les �tres humains. Bon, je crois que je vais m�en aller�
- Non, attendez, hurla Napollon. Pas si vite ! Je veux encore parler avec vous�
- Je ne peux plus rester. Je regrette. Mais si vous voulez me revoir, rendez-vous demain � minuit � la presqu��le.
Et, sur ces mots, elle disparut dans les entrailles de l�oc�an, laissant Napollon m�dus�.
�Le 29 juin 1630, � 23h30, Napollon prit place dans une barque de fortune et rama jusqu�� la presqu��le. Pour ne pas �veiller les soup�ons des gardes du fort et des corailleurs qui festoyaient tapageusement sur les quais du port, Napollon �vita d�embarquer toute source de lumi�re qui aurait trahi sa pr�sence. C�est donc dans une obscurit� totale qu�il d�barqua sur la presqu��le. Il attacha la barque � un rocher et attendit l�arriv�e de la sir�ne. A minuit pile, cette derni�re apparut en compagnie d�une autre sir�ne, rousse celle-l� et visiblement plus jeune.
- Je te pr�sente N�tide, dit la sir�ne du fort.
- Enchant�, r�pondit Napollon, interloqu�. Mais, je ne connais pas encore ton propre nom�
- Je m�appelle N�ros et je suis originaire de Corse. C�est une longue histoire que je te raconterai un jour. Mais N�tide est n�e ici, pr�s de Cap Rosa.
Il s�approcha des deux sir�nes. Sous la faible lumi�re qui parvenait du port, il distingua nettement les deux corps largu�s sur les rochers chauves de la presqu��le. La rousse �tait visiblement la plus belle. Une perle authentique. Napollon sentit tous ses membres tressaillir. Il fallait en finir vite. Pris d�une soudaine crise de folie, il enla�a N�tide et essaya de l�embrasser. Cette derni�re se d�battit et N�ros fut oblig�e d�intervenir. Elle ramassa tout son corps et envoya sa queue �caill�e en pleine figure de Napollon. Ce dernier tomba � la renverse. Du sang coulait de ses l�vres.
- C�est dommage, dit N�ros. Tu ne connais rien aux sir�nes. Il faut nous traiter affectueusement et nous serons toutes deux � toi. Dommage�
Les deux sir�nes plong�rent dans l�eau noire et Napollon se retrouva tout seul dans l�obscurit� de la presqu��le. Sur le chemin du retour, il crut un moment que les deux sir�nes nageaient � c�t� de son embarcation. Mais ce n��tait que quelques gros chiens de mer� �Depuis ce 29 juin 1630, Napollon ne revit plus les deux sir�nes. Il n�en parla � personne, sauf � son successeur, un certain Louis de Sussure, ancien banquier reconverti dans le n�goce. �N�ros fut la premi�re � faire la connaissance de Louis de Sussure. Elle l�accosta un jour, alors qu�il �tait seul dans une barque, au large de Cap Rosa. Le bonhomme, un peu simplet, n��prouva aucune surprise et sa seule r�action fut un �bonjour� tr�s distant. N�ros �tait contrari�e. Certes, Napollon �tait un mufle qui a manqu� de respect � N�tide, mais il avait beaucoup de classe. Quant � ce Louis de Sussure, on se demande comment il a pu �tre nomm� par le roi commandant en chef du comptoir fran�ais de La Calle. Certaines indiscr�tions disent que cette promotion, il la doit aux charmes de son �pouse, une fille de haut rang, belle comme un astre. Mais, on raconte aussi beaucoup de bobards dans les salons parisiens ! �N�ros monta dans la barque et essaya de s�duire le nouveau chef. Mais, le simplet semblait totalement absent. Alors, N�ros ne tint plus :
- Monsieur Louis, vous avez d� en voir des sir�nes !
- Moi ? r�pondit le niais. Bof, non, jamais, pourquoi.
- Comme �a ! Vous ne semblez pas surpris de me voir.
- Si, mais comme Napollon m�a d�j� entretenu du sujet, cela n�est plus une originalit� pour moi.
- Ah bon !
�N�ros avait perdu de sa superbe. O� es-tu Napollon ? Pourquoi tu nous as quitt�es ? La pauvre sir�ne, qui avait une t�te de femme normalement constitu�e, avec des sentiments et des r�actions de femme, pleura longuement. Louis ramait sans faire attention � N�ros. Il �tait ailleurs� �En fait, N�ros venait de r�aliser qu�elle aimait Napollon. Et cela, depuis leur premi�re rencontre dans la crique. Elle comprit enfin pourquoi elle a eu cette violente r�action lorsqu�elle a vu Napollon se jeter sur N�tide la rousse. Les sir�nes aussi peuvent �tre jalouses. �Elle comprit qu�elle ne pouvait plus vivre sans Napollon. Mais comment le retrouver ? Elle regarda Louis et pensa qu�il fallait l�avoir de son c�t� car c�est l�unique fil qui peut la mener � l�amour de sa vie.
�N�ros s�accrocha � Louis et chercha par tous les moyens � conna�tre l�adresse exacte de Napollon. Ce dernier avait b�n�fici� d�une retraite bien m�rit�e. Il habitait d�sormais loin du brouhaha de Paris. Une somptueuse demeure au bord du Rh�ne. Le plan de N�ros �tait simple. Elle allait traverser la M�diterran�e, qu�elle connaissait bien, jusqu�aux Bouchesdu- Rh�ne et de l�, les choses seraient plus simples. Malheureusement pour elle, elle fut p�ch�e par un Corse, apr�s vingt et un jours d�un voyage mouvement�. Sa premi�re moiti� fut enterr�e selon le rite chr�tien. Sur sa terre natale qu�elle quitta toute jeune. Quant � sa seconde moiti�, elle fut mang�e avec des pommes boulang�res, au cours d�une grande collation offerte � l�occasion de la f�te de la vigne. Ainsi mourut N�ros, victime de son amour. Si elle �tait rest�e poisson, elle n�aurait pas connu ce drame. C�est son c�t� femme qui l�a perdue. Quant � N�tide la rousse, retenant les le�ons de cette trag�die, elle jura qu�elle oubliera � jamais son c�t� femme. Elle vit toujours du c�t� de Cap Rosa. Et elle vous passe un grand bonjour�.
M. F.

In Les sir�nes de Cap Rosa- 2005

P. S. : Apr�s avoir d�truit l�homme alg�rien, ils s�appr�tent � sacrifier la faune et la flore. L�autoroute traversera le parc d�El-Kala, malgr� les engagements du gouvernement. Une �violation de la loi et des engagements internationaux de l�Alg�rie qui porte �galement un coup fatal � la seule protection juridique du Parc national : son statut. A l�avenir, ce d�cret pr�sidentiel ne pourra plus �tre mis en avant pour sauvegarder ce qui peut l��tre encore. C�est la voie ouverte � toutes les d�rives�, s�alarme une association locale qui conclut : �Ce n�est pas une fatalit�. L�autoroute n�est pas encore construite.� Rappelons que 1 264 esp�ces v�g�tales et 878 esp�ces animales sont menac�es, dont certaines, uniques en M�diterran�e, vivent dans ce parc.

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