
Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS Le crépuscule du boxeur Par Arezki Metref arezkimetref@free.fr
Des années plus tard, dans la chambre monacale d’un hôpital, Bendri se posa cette question blasphématoire : quelle force eut pu incliner son destin dans un autre sens ? Quelle volonté eut pu le conduire ailleurs que dans cette antichambre de la folie où il était traité à coups de neuroleptiques ? Le docteur est venu ce matin. Claudiquant, le front dégarni, l’œil vif, il a redit ce qu’il ne cesse de lui répéter depuis son admission, quelques semaines auparavant, dans ce morne asile d’où l'on pouvait sortir, croyait-il savoir, quelque peu apaisé — ou, plus exactement, avec l’illusion d’un apaisement — avant le fatal trébuchement. Le médecin a recommandé le repos et la nécessité de rester au calme, en fuyant comme la peste ces souvenirs tourbillonnants qui réveillaient le tracé lancinant des troubles dans sa tête. Troubles. Tête. Et ces cris de suppliciés qu’il n’appartenait alors qu’à Bendri de faire cesser ou d’amplifier dans un prolongement barbare que justifiait à ses yeux la défense de la Révolution, des acquis des masses laborieuses ? Dans cette halte probablement ultime, dos au mur, comment faire face à tant d’images de déchiquètement et à tant de clameurs douloureuses ? De quelle manière contrer ces fantômes tuméfiés, devoir les regarder les yeux dans les yeux, accepter leur reproche muet et persistant ? Lorsqu’il était encore dans la vie active, avant qu’il ne baisse les bras devant cette fatigue, Bendri avait appris à composer avec ses souvenirs. Il avait appris à baisser le rideau sur eux, à les semer dans une fuite en avant sans répit, à les dribbler comme des défenseurs qui, hébétés, pantelants, ne comprenaient rien à la rapidité des passes et des petits ponts. Mais maintenant qu’il était coincé dans cette chambre aussi nue qu’une cellule, Bendri ne pouvait imaginer de diversion, projeter ce regard oblique pour détourner l’insistance de sa conscience vrillée à la tragédie. Il était là, adossé au vide des approches comme un boxeur coincé dans les cordes, avec, devant, un adversaire décidé à l’étaler sur le tapis et, derrière, une foule grimaçante dardant ses lazzis comme autant d’uppercuts qui précipitent la chute et la défaite. Il ne pouvait fuir ni affronter l’adversaire, patinant dans une espèce de ni guerre ni paix dont il était à la fois la victime et l’artisan. Les médecins qui le suivent ont interdit les visites pour quelque temps. Il n’est surtout pas question qu’il rencontre, durant son combat avec cette conscience de la tragédie, ses éventuels acteurs ou ses victimes collatérales, comme ses proches, femme et enfants d’abord, parentèle plus éloignée ensuite puis tous ces hommes et ces femmes qui, pendant tant d’années, avaient été des collègues, des amis et parfois de faux amis excusés par la générosité supposée des buts vers lesquels tendaient les enthousiasmes. Il se souvient de cette adolescence démunie dans un gourbi et de l’entêtement de son père, un paysan pauvre et sans terre, travaillant pour les autres afin que son fils réussisse ses études. Puis, voilà l’école française où il apprend la discrimination, où on lui assigne une place respectable mais dans le carré des vaincus. On lui enseigne, en creux, qu’on peut retourner d’abord les mots et ensuite les armes de la liberté contre ceux qui nous les avaient appris. Il comprend aussi qu’on peut et doit apprendre à traduire en actes organisés ce vieux fonds de révolte que les tribus, envahies, conquises, asservies et parfois résignées, se transmettent de génération en génération sans qu’aucune d’entre elles ait songé à conclure. Et voilà que par un miracle qui se décline comme un cadeau divin, Bendri s’aperçoit qu’il fait partie de cette génération qui a décidé de passer aux actes pour rattraper le retard de toutes les précédentes, qui ne l’ont pas fait. Il quitte, à l’appel de la liberté, la faculté et rejoint les maquisards. Puis, on l’exfiltre et il est versé dans des activités secrètes. A l’indépendance, il trône à un échelon de l’appareil policier qui se met en place, convaincu que chacun de ses actes, de quelque abomination qu’il puisse être, est dicté par cet impératif supérieur et absolutoire de défense du combat d’un peuple pour sa libération. Ce motif ayant le dos large, Bendri grimpera les échelons de la hiérarchie, toujours habité par cette mystique de se protéger des périls, en marchant sur le cadavre des opposants dont il était chargé, comme autrefois les militaires français, de tirer des informations à n’importe quel prix. Il fallait éventer les complots, prévenir les actes déstabilisateurs que les régimes illégitimes voyaient partout. Mais, en guise de comploteurs, ce sont de simples syndicalistes remettant en cause la représentativité de l’appareil qu’on leur a imposé d’en haut, des étudiants protestataires, des employés qui ont lu un tract clandestin sans même savoir d’où il tombait, qu’on lui mettait sous la cosse dans une moisson censée être miraculeuse. Et, lorsque la colère face à l’injustice était forte au point de les décharger de la peur et de la culpabilité par lesquelles le régime de Bendri les tenait, les gens du peuple se soulevaient, c’était alors la sombre fête dans les sous-sols de la Révolution. Bendri et ses équipes ont dû, à certaines occasions, se dédoubler pour traiter dans des laps de temps autant de clients en même temps. Et tous ces visages tordus par la douleur et le dégoût, cette salissure que renvoie l’image des suppliciés, ces cris fichés dans la mémoire, tout cela, Bendri le fuyait en remettant constamment l’ouvrage sur le métier. Tous les motifs étaient bons pour justifier l’horreur dont il était le maître d’œuvre et dont il pâtissait, à présent qu’il mesurait à quel point tout cela était dérisoire. Pendant longtemps, et comme tous ses collègues, il arborait sa fierté d’appartenir à un corps qui «défendait le pays» en mettant au défi ses contradicteurs intimes de trouver un autre moyen que la brutalité pour débusquer les anti-contre-machin. Puis, confondu d’abord par sa conscience, il se convainquit que, si ses actes étaient reprochables, il n’en était pas pour autant responsable puisqu'il n'avait fait qu’exécuter des ordres. Dans une troisième phase, après Octobre 1988, il s’était même pénétré de l’image de démocrate qui avait combattu le système au cœur de son noyau policier. Mais tout cela ne tenait pas devant l’amplification des cris de suppliciés qui, au crépuscule de sa vie, s’étendaient sur toute la surface de sa mémoire et de sa conscience ne laissant même pas de place pour cette question désenchantée : comment un rêve de liberté avait-il pu tourner à ce cauchemar ? C’est peut-être cette question, incarnée par tous ces fantômes tendant un doigt accusateur, qui l’avait conduit dans cette chambre sans issue car toutes ses fenêtres et ses portes donnent sur le tunnel de sa conscience. A. M.
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