Chronique du jour : CHRONIQUE D�UN TERRIEN
Complainte alg�roise
Par Ma�mar FARAH
farahmaamar@yahoo.fr


Tu ne le sais pas, mais je suis revenu � Alger sp�cialement pour humer l�air si charg� du port, cherchant dans les coins et recoins la moindre trace de ces merveilleux moments o� ton rire suffisait � faire surgir le soleil dans les caves les plus sombres, l� o�, dans le brouhaha des veill�es festives et les volutes de fum�e, nous br�lions nos vingt ann�es au feu de l�amour.
Dans les d�dales de la cit� m�tamorphos�e, enlaidie, avachie, j�ai cherch� la lumi�re qui nous guidait et cette chaleur humaine qui nous rapprochait dans le m�me �lan de vie� Oui, nous avons v�cu pleinement chaque instant et nous avons tant aim� les gens et la ville, tant dans� et chant�, tant b�ti de r�ves autour de la fraternit� et la solidarit� qu�il me semble qu�il s�agit d�une autre vie. Pas la n�tre en tout cas, car il est impossible que nous soyons devenus si pi�tres, si �go�stes ! C�est grave ! Nous ne sommes plus nous ! J�ai plant� mon bivouac � l�angle des rues jadis joyeuses et color�es mais qui sont aujourd�hui d�une tristesse mortelle. J�ai lev� ma t�te et j�ai revu Alger comme une cascade d�valant � une vitesse vertigineuse vers le port, coulant, grondant et se noyant finalement dans le frimas des jet�es. Et l�, pr�s de l�Amiraut�, j�ai cru reconna�tre ta fine silhouette et tes cheveux blonds. Nous sortions du restaurant et tu aimais fl�ner sur la jet�e� Non, tu n�es plus l� ! Les vagues ont le vague � l��me tel le fant�me bl�me du bateau blotti sur la digue, bouffi par le vent du large qui hurle pour me r�veiller� Alger est une absence brod�e sur le linceul des m�moires. Tu n�es plus l� ! L�Amiraut� veille sur les revenants et fabrique l�oubli en tetrabrik. Il fait frais. Je connais cette soudaine mont�e du froid qui enveloppe la partie basse de la ville. Tu remets ton manteau et ton sourire qui donne chaud � la mer. Alger a froid. Un souffle glac� court dans les rues et les boulevards. Morsures sur les l�vres du temps, pareilles � la grimace de La Casbah quand elle enfle de ranc�ur. Ton rire est une grappe contagieuse. Ton rire se buvait comme un nectar et il avait le don de nous faire oublier nos rages� Ces col�res sont encore l�, ragaillardies par l�abandon de notre ville et sa paup�risation ; col�res vieillies, tapies au fond des m�moires, au fond du miroir qui donne � voir ce qui reste du temps, ce qui reste de toi. Il reste cette Alger malade, fragile, qui tremble et toussote dans son lit d�infortune. Alger est une m�re qui, de son buste en ruine, allaite le d�sespoir. Son lait est rouge, dess�ch�, comme une r�volution trahie� La ville cavale, d�file et galope. Elle semble enjamber la crini�re des nuages, l�-haut, quand elle s��l�ve pareille � une dame de la haute soci�t�, d�daignant le port et la �vall�e� Ben Boula�d. Jadis, notre tribu ne quittait jamais cette vall�e du bonheur � quatre sous. Notre territoire �tait insignifiant en termes de superficie mais, � mon Dieu, qu�il �tait immens�ment riche en humanit� ! Il d�butait un peu au-dessous d��El Paso� et s�arr�tait � la place des Martyrs. Au sud, il �tait limit� par cette portion agit�e de la rue Larbi-Ben-M�hidi situ�e entre le �Novelty� et le d�but de Soustara. Au nord, il allait jusqu�� l�Amiraut�, en remontant vers la P�cherie. On avait tout dans cet espace lumineux : de la Cin�math�que au Th��tre national en passant par une bonne dizaine de salles de cin�ma projetant les derni�res sorties. On avait les librairies les plus prestigieuses, les meilleurs caf�s, les plus beaux restaurants et, pardessus tout, un conglom�rat de comp�tences intellectuelles et artistiques unique dans le pays. Au sortir de la projection du dernier Fellini, nous prolongions les d�bats dans ces caf�s pollu�s o�, pour se faire entendre, il fallait gueuler plus fort que les autres. Rencontres fraternelles, riches en id�es contradictoires, qui se terminaient souvent � l�aube du c�t� de la P�cherie. De nos traditions paysannes, nous avions gard� un go�t immod�r� pour les pois chiches en sauce matinaux, mais nous nous laissions s�duire par nos amis citadins, alg�rois jusqu�au bout des ongles, qui nous mettaient � la mode du jour : rougets et merlans grill�s � l�heure du laitier. Nous sortions du �Granada� ou des �Ambassadeurs�, les visages livides mais les c�urs chauds de tant d�amour de la vie et des belles choses. Nous longions le front de mer et le soleil naissant donnait des id�es aux r�ves qui s�embarquaient furtivement � bord des paquebots blancs. Mais nous restions, car Alger nous retenait� La P�cherie ? Que reste-t-il de la P�cherie ? Rien. La clochardisation a tout pris� En ces heures matinales, Alger s�embrase d�une lumi�re unique qui �blouit nos yeux et allume, aux quatre coins de la ville, le feu de la jeunesse. Tu sors alors tes lunettes noires et ton beau regard dispara�t dans la brume du matin. On pousse, on pousse, comme le vent du large qui l�ve, l�-bas, entre Padovani et Bains Romains, une escouade de papillons bariol�s survolant le charme d�suet de ces demeures plant�es dans l�eau et qui semblent dessin�es sp�cialement pour Dahmane El Harrachi chantant les palais de la Corniche et leurs colombes attrist�es. Dans le bleu de la mer, dans le bleu du ciel, dans le bleu de tes yeux, court la l�gende azur�enne et nous poussons, nous poussons vers Ba�nem. L�inspecteur Tahar est l� qui dirige de main de ma�tre son restaurant du �Tir-aux- Pigeons� et nous voil� embarqu�s pour une soir�e qui va se poursuivre du c�t� de la Madrague o� nous attend le commandant Salah Soufi, celui qui, entre le Conseil de la R�volution et sa libert�, a choisi de vivre sa vie� Et, au petit matin, quand le retour s�annonce difficile, nous pr�f�rions marcher, pour mieux jouir du spectacle f�erique de ces criques ouvertes sur le vent. Allez, on saute dans une plage et on va sonner � la villa d�Issyakhem� La l�gende ouvre la porte : �Que faites-vous l� � sept heures du matin ?� Une invite de la main et nous voil� au milieu d�une prodigieuse composition architecturale o� la pierre et le fer forg�, se combinant sur fond marin, dessinent la plus fabuleuse des galeries� Je longe la place des Martyrs et j�entends les balles siffler. Il vient de tomber le premier journaliste de la d�cennie noire, rouge et grise. Il travaillait � l�APS, juste � c�t�. La col�re. Octobre qui pi�tine tes fleurs et les grades. Alger explose et le feu d�artifice est unique. Il annonce les autres r�volutions. On ne le dit pas souvent : tes lyc�ens et tes ch�meurs ont montr� le chemin � ceux qui, une ann�e plus tard, s�attaqueront au Mur de Berlin. Je longe le boulevard Zirout-Youcef et me voil� le nez coll� � la vitrine d� El Moudjahid. Je n�ai pas mis les pieds dans ce quartier depuis une vingtaine d�ann�es ! Que de souvenirs. Ici, j�ai v�cu un quart de si�cle et voil� que je n�ose pas franchir le seuil de ce qui fut ma maison, mon c�ur d�attache� Je monte directement � Horizons, le quotidien que j�ai cofond� avec Lyes Hamdani, le journaliste-moudjahid au c�ur d�or. On me dit qu�il vient r�der ici, mais d�s qu�il arrive � ce quatri�me �tage barr� d�un immense panneau bleu et blanc �R�daction Horizons�, d�s qu�il se trouve en face des bureaux du quotidien du soir, il �clate en sanglots et revient en arri�re. Je retiens mes sanglots et p�n�tre dans le long couloir. Rien n�a chang�. Un souffle de jeunesse parcourt les lieux. Je cherche un visage connu� Na�ma Abbas m�accueille � bras ouverts. Elle fait partie de cette g�n�ration d�exception que nous avions recrut�e � la fin de l��t� 1985 et qui comptait, entre autres, ces pousses qui donneront les plumes talentueuses de Hakim La�lam et Kadi Ihs�ne� Je suis content de voir que c�est une fille d� Horizons qui dirige avec savoir-faire et abn�gation ce bateau que nous avions mis � flots, voil� vingt-trois ann�es. Je me retourne et je tombe sur Azizi Abdelaziz qui me m�ne directement vers Saliha Aoues, deux �l�ments de valeur qui viennent de retourner au bercail. Je suis tranquille pour Horizons. On me pr�sente un jeune journaliste. C�est le fils de feu Rachid Maouche, l�inoubliable SG de la section syndicale� Son ombre hante les lieux. Celles de Abderrahmani aussi, abattu par les l�ches. Benzaghou, Cherkit et tant d�autres. Vite, il faut partir. Les sanglots refluent. Reposez en paix, chers fr�res� J�ai d� grimper jusqu�au Sacr�-C�ur, loin tr�s loin de la vall�e, pour retrouver quelques lueurs de mon vieil Alger. Les cheveux blanchis, le visage d�bonnaire, le sourire toujours aux l�vres, ils �taient l�, mes amis d�antan, mes compagnons de route : ces retrait�s au c�ur tendre sont le plus beau des tr�sors. Merci, le �Satisfait�� Et, pour retrouver les autres, j�ai d� pousser jusqu�au �Rancho�, du c�t� de la Madrague� Je sais que, quelque part dans la ville qui pleure comme un Mouloudia en faillite, des hommes tranquilles r�inventent la l�gende�
M. F.

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