
Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS CARNET D’ADRESSES Par Arezki Metref arezkimetref@free.fr
L’autre jour, un des mes amis, ambulancier, me racontait qu’excédé dans un mariage où un convive voulait coûte que coûte savoir ce qu’il faisait dans la vie, lui a lâché : «Je travaille à la morgue !» Il n’avait pas trouvé mieux, lui semblait-il, pour que l’autre n’ait aucun service à lui demander. Patatras ! Futé comme un crayon, l’autre lui demande quand même s’il ne pourrait pas l’aider à dégotter un vieux système de réfrigération pour qu’il l’adapte à la chambre froide de la boucherie qu’un neveu collatéral du côté de la mère comptait ouvrir à Ariwa-les-deux- Dromadaires. A la réflexion, mon pote s’est ravisé : il aurait dû rétorquer qu’il était fossoyeur ou gardien de cimetière. A la réflexion itou, l’autre aurait peut-être demandé si, dans ce cas, il lui était possible de lui rétrocéder un peu du marbre d’une pierre tombale pour en faire un plan de travail pour sa cuisine ou s’il était dans ses compétences, du moment qu’il travaille dans la proximité immédiate des autorités de l’Au-delà, de faire revenir un défunt le temps de vider une querelle de succession. Le surréalisme de la demande aurait au moins eu l’avantage de sauter aux yeux. Qui n’a pas été confronté, aussitôt déclinées sa qualité et sa sphère d’activité, à une sollicitation de «piston» qui, souvent, est improvisée confirmant que l’occasion fait le larron ? Qui ne s’est pas surpris lui-même à formuler des demandes de choses dont il n’avait absolument aucun besoin trois secondes avant de supposer que l’interlocuteur peut les satisfaire ? T’es menuisier, c’est bien ce que j’entends ? J’ai besoin justement d’une armoire à glace. T’es médecin ? Ça tombe bien, il me faut absolument une bonne santé totale, tout le kit quoi ! T’es chakhssia dans l’armée ? La liste est longue : j’ai besoin de faire réformer du Service national mes deux fils et trente-trois neveux divers et variés, d’une licence d’importation de verres à pied pour mon voisin opticien, d’une autorisation pour ouvrir une ligne de transports en commun, d’une demi-douzaine de licences de taxi, d’une bourse à l’étranger pour mon rejeton inadapté au climat local et, pour emballer tout ça, de la clémence du tribunal qui juge les délits de presse. T’es gardien de la paix ? On a retiré à mon fils son permis de conduire et au sien son permis de chasse, tu ne peux pas... Ah tu es planton à l’APC ? Un logement ?… un petit terrain,… une charrette à bras ?… Une «société de services » ? Ça s’appelle comme ça, qu’on dit ! Euphémisme pour désigner une «géopolitique de l’appropriation» de la chose publique où chaque parcelle de pouvoir, aussi infime soit-elle, procure quelque chose à monnayer. Dans une boulimie consumériste sans précédent qui favorise que tout se vende et tout s’achète, à commencer par l’influence, rien ne se perd. Le donnant-donnant devient un lien social et gare à qui n’a rien à offrir en contrepartie. Un gardien de parking autoproclamé peut, au bas mot, te vendre le confort de l’épi là-bas et, en prime, la sécurité pour ton véhicule. Dans un système pareil, qui peut se vanter de rester, contre vents et marées, droit comme un i, sans jamais, au grand jamais, avoir recours au coup de pouce de quelqu’un, à «l’aide» d’un tiers, à la «facilitation » d’Untel ? Qui, voulant obtenir une réservation dans un avion, n’a pas appelé une hôtesse de l’air de sa tribu ou un agent de celle d’Air Algérie pour griller la chaîne ? Qui n’a pas réveillé au milieu de la nuit le cousin préposé à l’état civil pour trouver, à l’aube, un extrait de naissance plié impec devant le café-crèmekhfaf ? Devenu «normal», institué en norme, ce système d’échanges de services sur le dos de la chose publique a forgé une mentalité et une échelle des valeurs banalisant le passe-droit, le «piston» ouvertement pratiqué, le favoritisme et, comme il se doit, la corruption dans sa ressemblance physionomique à la graine de couscous : fine, moyenne et grosse. L’inversion de l’échelle de valeurs a fait jeter la suspicion d’incompétence sociale et parfois d’incompétence tout court sur quiconque continue à prendre l’administration pour un bien public régi par des règles connues et codifiées dans les lois. De même, l’individu qui n’a pas le bon «carnet d’adresses», capable, avec son seul portable, de te régler n’importe quel problème, du remplacement d’une puce à celle d’un dirlo, est hors jeu. Alors que ce système se mettait en place pour creuser les galeries de l’économie souterraine et de la gouvernance sous-marine au point de faire effondrer l’édifice moral, Malek Bennabi se plaignait, dans une chronique consacrée à l’éthique publiée après l’indépendance dans Révolution africaine, de ce que la morale se soit affaissée au point où un voleur est perçu comme un débrouillard alors et un honnête homme comme un niais. Cet élu municipal qui n’a pas de logement alors qu’il en attribue aux autres, n’est-il pas vu comme un jayah ? Même si, dans l’affaire, les déformations morales ont fait prospérer les fausses promesses de propreté des islamistes qui ont prouvé, dans la gestion des mairies dans les années 1990, qu’ils étaient pareillement dans le système, elles ne font que refléter le morcellement de l’Etat en autant de satrapies dont les règles internes priment sur tout. Et si la petite corruption et la capacité des «petits» à se rendre service dans un échange quotidien sont visibles, elles ne sont possibles que dans un système où les grandes magouilles et l’échange de grandes politesses restent, eux, un secret d’Arlequin en même temps une pratique tellement courante ! Que plusieurs générations d’Algériens grandissent dans ce système où on se voit encouragé à être «kafaz» dans le sens «normal» du terme fait miroiter plein de belles pages encore au carnet d’adresses ! A. M.
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