Le Soir des Livres : HABIB TENGOUR AU SOIR D�ALG�RIE :
�On �crit parce qu�on a quelque chose � dire, du moins on le croit�


Le Soir d�Alg�rie : Vous faites partie de cette g�n�ration d��crivains alg�riens interm�diaire entre les a�n�s (Kateb Yacine, Dib, Mammeri�) et les plus jeunes. Cette position est-elle plut�t confortable ou l�inverse dans le rapport � l�histoire ?
Habib Tengour : Je pense avoir la chance de faire partie quasiment de la troisi�me g�n�ration d��crivains alg�riens, celle de Sebti, Belamri, M�chakra, Djaout, Mimouni, etc. Cette situation me permet de b�n�ficier de l�exp�rience d��criture de mes devanciers. J�ai beaucoup fr�quent� Kateb Yacine, Mohammed Dib et Jean S�nac, leurs livres bien s�r, mais aussi personnellement. Nous avons beaucoup discut� et j�ai �norm�ment appris. J�ai aussi appris de mes a�n�s : Malek Alloula, Rachid Boudjedra, Nabil Far�s, etc. En fait, on n��crit jamais tout seul. On fait partie d�un champ litt�raire. Les probl�mes que l�on rencontre en �crivant, d�autres les rencontrent aussi ou les ont rencontr�s avant nous. C�est toujours int�ressant de voir comment les autres r�glent des questions d��criture auxquelles on se confronte soi-m�me. Quelle �conomie mettent-ils en �uvre dans l��laboration du texte ? Que mobilisent- ils comme technique, etc ? Personnellement, je lis beaucoup et je crois que toute �criture se nourrit de lecture. Beaucoup pensent (ou veulent) �crire pour s�exprimer, pour dire ce qu�ils ont au fond d�eux-m�mes, pour �vomir leurs tripes�, mais ce n�est pas �a l��criture. Le lecteur n�a pas � subir l��go d�un auteur, pourquoi le sien serait-il plus int�ressant ? Non, il y a dans l��criture un univers qui lui est propre et que l��crivain se doit d�explorer, ce qu�il ne peut faire qu�en se mesurant aux grands textes de la litt�rature, au travail des a�n�s.
Vous �tes connu pour �tre un po�te qui �crit de la prose. Comment d�finiriez-vous vos textes : romans, po�mes, vers, prose ?
Mon �criture est po�tique. J�ai toujours abord� l��criture comme po�te, je pense que cela remonte � ma fr�quentation des surr�alistes. Andr� Breton n�aimait pas le roman. J�ai commenc� � �crire en imitant Victor Hugo. J�ai voulu, comme lui, explorer tous les genres. Mais je voulais surtout �tre po�te. Et puis, je lisais surtout de la po�sie, sous toutes les formes. Les po�tes �taient ma famille. Il y a dans le texte po�tique un souci de la langue, de la justesse du propos, une qu�te du beau que j�ai toujours voulu mener. J�ai longtemps consid�r� ma prose comme une exploration de l�univers po�tique. Un travail sur la forme qui ne diff�re que par l�ampleur de l�ouvrage. Ce sont des modalit�s techniques diff�rentes. On �crit parce qu�on a quelque chose � dire (du moins, on le croit), mais la question essentielle est celle de la forme. Surtout ne vous imaginez pas que je sois formaliste, ce n�est pas de �a qu�il s�agit. La forme est ce qui donne sens et coh�rence � l�univers po�tique. Aujourd�hui, je ne m�insurge plus si on consid�re certains de mes textes, l�Epreuve de l�Arc ou Le Ma�tre de l�Heure par exemple, comme des romans. De toute fa�on, les �diteurs mettent toujours roman sur la couverture, il para�t que �a fait vendre. Dans mon cas, c�est peu probable !
Vous vous int�ressez, souvent avec une longueur d�avance d�ailleurs, � des personnages r�els porteurs d�un sens qui interpellent nos soci�t�s actuelles. Je rappelle que vous avez consacr� un livre au Vieux de la montagne, que vous �voquez dans un autre Sultan Gali�v, etc. Quel r�le tient � vos yeux la litt�rature dans le questionnement de l�histoire et des personnages qui la font ? Et pourquoi allez-vous chercher ces personnages-l� ?
Cela revient � ce que je disais pr�c�demment, � savoir qu�il s�agit pour moi de d�voiler le r�el par l��criture. C��tait aussi le bouillonnement des ann�es 1970 : �Changer le monde, changer la vie !� J��tais en r�volte et impatient. J�ai voulu �tre �voyant� � ma mani�re et la po�sie me permettait, non seulement de voir, mais d�anticiper sur le r�el. Le texte litt�raire �tait pour moi philosophie du d�voilement. On peut trouver cette d�marche chez les po�tes romantiques allemands (Novalis, H�lderlin, etc.) et aussi dans le ta�awwuf. L�image �tant importante pour moi pour penser, les personnages de mes r�cits incarnent ces images. C�est le r�sultat d�une r�flexion tr�s �labor�e et en m�me temps de rem�moration d��motions fortes de l�enfance gr�ce au cin�ma.
Sultan Gali�v est le texte que j�ai �crit quand je suis rentr� en Alg�rie pour mon Service national et que je suis rest� apr�s, � l�universit� de Constantine. Je m�interrogeais beaucoup sur le marxisme et l�Islam et sur l�engagement r�volutionnaire du po�te. J�ai pris un bolchevik tatar peu connu et le po�te Essenine pour incarner ces questions et j�ai voulu faire un samizdat, c��tait un clin d��il � toute la litt�rature clandestine qui circulait alors en Union sovi�tique, et aussi un acte de r�volte. Pour le Vieux de la Montagne, c�est l�image de Khomeiny � Neauphle-le- Ch�teau qui a tout d�clench�. Mais ce qui m�int�ressait, c��tait de r�fl�chir aux possibilit�s d�appr�hender et d�agir sur le r�el par le politique, le religieux ou le po�tique. Chaque texte est pour moi un approfondissement du questionnement social et po�tique. Cela surprend parfois et d�route mais pour moi, il y a une unit� dans mon travail, ce n�est pas simplement par jeu que j�explore la forme. Dans mon dernier livre Le Ma�tre de l�Heure, je m�aventure dans le monde prodigieux de l�hagiographie populaire, cela me permet de d�construire avec d�lectation le r�cit biographique, de brouiller les trames de la narration en prenant des distances avec l�intrigue tout en maintenant la tension po�tique. L�humour invite le lecteur disponible au voyage sans se soucier des al�as du p�riple.
Vous avez �crit aussi des textes plus �classables� disons comme Gens de Most mais l� aussi le clin d��il � la grande litt�rature est patent. Joyce n�est pas loin. Quels sont vos grands ma�tres en litt�rature ?
Joyce, bien s�r ! Je me suis fait avoir par Dubliners (Gens de Dublin ou Dublinois). Il faut dire que j�avais seize ans et ne mesurais pas du tout l��normit� de tout ce qui m�attendait. Il y a l�Odyss�e d�Hom�re, Ulysse n�a pas fini de me surprendre. Le romantisme allemand et le surr�alisme sont deux mouvements dont je me suis beaucoup impr�gn�. Je relis r�guli�rement Rimbaud et les Mou�allaq�t. Chaque �t�, je reprends un de mes auteurs favoris que je relis. Les �ditions La Pl�iade sont tr�s pratiques quand on a une bonne vue. En ce moment, je pr�pare le tome 2 de l��dition des �uvres compl�tes de Mohammed Dib, je relis ses textes, mais aussi des auteurs de cette p�riode (Feraoun, Mammeri, Camus, etc.)
Universitaire, vous vous int�ressez � la sociologie, � l�anthropologie, au cin�ma. Ces centres d�int�r�ts se retrouvent fatalement dans votre �criture. Comment se fait cette alchimie ?
L�universit� est mon gagne-pain. J�ai toujours voulu avoir un m�tier en dehors de l��criture pour �tre libre. Je me suis sp�cialis� en anthropologie par go�t du terrain et aussi pour �tre � l��coute de l�autre. Il y a dans la posture de l�anthropologue un maintien qui permet l��lan po�tique tout en obligeant le regard � une discipline et une rigueur indispensables � la saisie des choses. Le cin�ma, cela va de soi, est une ouverture du regard. Cela m�a beaucoup servi et me sert dans mon travail d��criture. Je n�ai jamais voulu m�investir dans une carri�re acad�mique, je ne suis que ma�tre de conf�rences, mais tout mon savoir-faire scientifique, je le mobilise dans ma d�marche po�tique. Vous �tes de ceux qui, fuyant la violence politique en raison de vos engagements personnels, sont partis dans les ann�es 1990. L�exil change-t-il la fa�on d��crire l�Alg�rie et ce qui s�y rattache ? C�est un peu plus complexe. Je suis n� � Mostaganem o� j�ai fait mon �cole primaire, j�ai grandi � Paris o� j�ai fait mon lyc�e et la fac et je suis rentr� � Alger en 1972 pour effectuer mon Service national. J�ai trouv� un boulot � l�universit� de Constantine o� je suis rest� jusqu�en 1992. Depuis 1987, je voulais partir parce que je ne gagnais pas suffisamment pour vivre tout simplement. La tournure des �v�nements a produit le reste. Je suis � nouveau � Paris. L�exil, le mythe du retour, j�ai grandi avec. Qu�est-ce que �a change ? La po�sie est � la fois l�exil et le lieu. Elle est exil autant que dure la qu�te et lieu au moment des retrouvailles, c�est-�-dire accomplissement du texte. Pour moi, l�Alg�rie est toujours l� o� je me trouve.
Vous semblez insensible � l��volution des modes litt�raires. Dans le fracas des gloires qui se font et se d�font, vous continuez tranquillement votre chemin. Quel regard portez- vous en 2008 sur la litt�rature alg�rienne de ces vingt derni�res ann�es ?
Laquelle ? Celle qui s��dite en Alg�rie, je la connais peu. J�ai pris connaissance de textes des laur�ats du prix Mohammed Dib. Sinon, je n�ai pas de contact avec la nouvelle g�n�ration d��crivains. J�en connais un que j�estime beaucoup, c�est Mourad Djebel. Il est po�te et prosateur, publi� lui aussi � la Diff�rence. Quant au brouhaha fait autour d�une certaine litt�rature (qu�elle soit alg�rienne ou autre, je crois qu�elle ob�it aux m�mes crit�res), je ne m�y int�resse gu�re parce que je n�ai pas beaucoup de temps. Quand je rencontre un auteur, je regarde ce qu�il a �crit, si �a m�int�resse je lis. Si un auteur m�envoie son livre, je le lis aussi et je lui en parle. Souvent, je demande conseil � mon ami Nourredine Sa�di qui est un tr�s bon lecteur de ce qui s��crit aujourd�hui.
Vous �tes sensible � la po�sie de Mohammed Dib. Comment doit se faire, selon vous, la transmission vers les jeunes ?
D�abord en mettant � la disposition du jeune public les �uvres de Mohammed Dib (et de tous les autres) � des prix abordables ; en favorisant l�ouverture de biblioth�ques dans les mairies, les �coles, les quartiers, etc. ; en offrant les �uvres des �crivains comme prix de fin d�ann�e aux �l�ves ; en r�alisant des �missions de radio, de t�l�vision sur les �crivains. Ce sont des choses simples qui demandent un amour de la litt�rature.
Comment avez-vous r�solu la question des langues d��criture ?
Par la force des choses, je n�avais pas le choix ! C�est un cheminement complexe � la v�rit�. J�ai souffert au d�but de ne pas �crire en arabe. Je me suis longtemps interrog� sur le lien langue-identit�, mais je ne pouvais faire autrement qu��crire en fran�ais. J�ai fini par comprendre que la langue d��criture est autre chose. Chaque �crivain la d�couvre � l��coute des multiples r�sonances qui l�assaillent.
Propos recueillis par Bachir Agour
 

BIO-BIBLIOGRAPHIE de Habib Tengour (Paris-Constantine)

Habib Tengour, �crivain et ethnologue, n� en 1947 � Mostaganem, vit et travaille entre Constantine et Paris (Universit� d�Evry-vald�Essonne).
Consid�r� comme �one of the Maghreb�s most forceful and visionary poetic voices of the postcolonial era� (Pierre Joris), Tengour, auteur d�un Manifeste du surr�alisme maghr�bin(1981), explore l�espace culturel alg�rien dans toutes ses ramifications : tradition orale et hagiographie, imaginaire populaire et mythes fondateurs, m�moire collective, musique ra� et v�cus de l�exil � et ceci dans des formes d��criture si fortement hybrid�e que la critique a forg�, pour cerner ce ph�nom�ne, le terme de �soufialisme� (H�di Abdel-Jaouad). Les sujets qui lui tiennent � c�ur sont l�identit� et la m�moire culturelles alg�riennes telles qu�elles se (m�)tissent entre Orient et Occident, notamment sous l�impact des exp�riences d�exil et de migration. Ainsi, dans son �roman-maqam�t� L�Epreuve de l�Arc (1990), son roman � nouvelles Gens de Mosta(1997), son po�me banlieusard Ce Tatar-l� (1999) ou encore dans Retraite (2004), recueil inspir� par les h�tels d�grad�s du Quartier Belsunce de Marseille, o� image photographique (Olivier de S�pibus) et parole po�tique convergent pour dire la difficult� de vieillir en exil. Ici, comme ailleurs, le croisement des regards du po�te et de l�ethnologue aboutit � des symbioses surprenantes, car Tengour, observateur cynique de sa soci�t�, propose, dans ses r�cits, une chronique fragment�e de l'Alg�rie post-coloniale � la lumi�re lugubre de l�Histoire ou du mythe : l��migration ( Tapapakitaques, 1976), le d�clin socialiste ( Sultan Gali�v ou La rupture des stocks, 1981/85), la mont�e int�griste ( Le Vieux de la Montagne, 1983).
Son dernier roman, Le Poisson de Mo�se (2001), tente de comprendre ce qui pousse de jeunes alg�riens � rejoindre les talibans.
PROSE
Tapapakitaques - La po�sie-�le. Chronique 196 567 897 012. Paris : Oswald 1976.
Sultan Gali�v ou La Rupture des Stocks. Cahiers, 1972/1977. Paris : Sindbad 1985 (Oran 11981).
Le Vieux de la Montagne. Relation, 1977/1981. Paris : Sindbad 1983. (2008 : Le Vieux de la Montagne, suivi de Nuit avec Hassan, Paris, La Diff�rence)
L'Epreuve de l'Arc. S�ances. 1982/1989. Paris : Sindbad 1990.
Gens de Mosta. Moments, 1990/1994. Arles : Actes Sud/Sindbad 1997. (Prix Afrique M�diterran�enne/ Maghreb, ADELF 1997)
Le Poisson de Mo�se. Fiction 1994/2001. Paris : Paris-M�diterran�e/Alger : EDIF 2000 2001.
Le Ma�tre de l�Heure, Paris : Editions de la Diff�rence avril 2008.
PO�SIE
La N�cre � l'Ame, Sigean : L�Orycte1981.
L'Arc et la cicatrice, Alger : Enal 1983. (2006 : L�Arc et la cicatrice, pr�c�d� de Cahier d�Etude 1, Paris : La Diff�rence)
Schistes de Tahmad II, Paris : L�Orycte 1983.
Ce Tatar-l� 2, Launay Rollet : Dana 1999.
Traverser, La Rochelle : Rumeur des Ages 2002.
Epreuve 2, Launay Rollet : Dana 2002.
Etats de chose suivi de Fatras, La Rochelle : Rumeur des Ages2003
Gravit� de l�Ange, Paris : Editions de la Diff�rence 2004
Retraite, Manosque : Le Bec en l�Air 2004 (mit Fotos von Olivier de S�pibus)
C�sure, Baye : Wigwam 2005
La Sandale d'Emp�docle(�dition bilingue fran�ais- italien), G�nes, San Marco dei Giustiniani, 2006.
VOIR AUSSI LES BIBLIOGRAPHIES DANS :
- Mourad Yelles (�d.), Habib Tengour ou l�ancre et la vague.
Traverses et d�tours du texte maghr�bin, Paris: Karthala 2003, 333-352



Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/06/19/article.php?sid=69803&cid=31