Le Soir des Livres : INTERVIEW DE JEAN-CHARLES HUMBERT
�Les limites du clich�, c'est de devenir � un moment �un clich锻


Xl�origine des photographies qui avaient �t� prises dans des r�gions lointaines, inconnues et dangereuses. Qui �tait ce Jean Geiser ? A partir de ces photos de reportages, j�ai voulu en savoir plus sur la photographie ancienne en Alg�rie et sur ce photographe dont on ignorait presque tout : un pr�nom, un nom et parfois une adresse sur la carte postale, une date de naissance et de mort dans des revues � tirage limit�, enfin l��vocation d�une origine suisse plus devin�e que certifi�e.

Pour en savoir plus, commence alors une longue enqu�te qui me conduira des Archives d�outre-mer d�Aixen- Provence � celles de la famille Geiser, retrouv�e par hasard � Paris. Progressivement est apparu l�itin�raire original d�une famille suisse qui avait quitt� son pays pour l�Afrique, comme les pionniers d�un nouveau monde. Les r�sultats d�une premi�re enqu�te en collaboration avec Serge Dubuisson furent publi�s dans un ouvrage collectif du CNRS L�image dans le monde arabe sous la direction de Gilbert Beaug� et Jean-Fran�ois Cl�ment, sp�cialistes de la photographie. Il fallait, cependant, aller plus loin dans la recherche. Tel a �t� le point de d�part de ce livre.
De quelle fa�on avez-vous proc�d� pour retracer le travail du photographe sur le terrain ?

Ce qu�il faut dire d�abord, c�est que les archives n�ont pas livr� tous leurs secrets. Il a fallu proc�der par �tape. Ainsi, quand il fut question de la villa Bel Air du chemin de Gascogne, � Alger, les souvenirs du petit-fils Jean Marc Geiser ont-ils �t� d�terminants ? Au cours d�un de mes voyages � Alger en 1993, j�ai revu le march� de Chartres et l�immeuble 7 de la rue Bab- Azoun o� �tait situ� le studio. Evidemment, les itin�raires du photographe m��taient familiers puisque je suis n� � Alger et j�y ai r�sid� jusqu�en 1976. Pour le travail en studio, Jean Geiser proc�dait comme ses confr�res en France et r�alisait de nombreux portraits devant des d�cors factices. En revanche, ses itin�raires photographiques d�pendaient du d�veloppement des moyens de communication (routes et voie ferr�e) et des progr�s du mat�riel photographique (all�gement des appareils et facilit� de d�veloppement des clich�s). Je connais bien l�Alg�rie et j�ai donc pu �voquer sans grandes difficult�s ses voyages en Kabylie, dans le Sud, en Tunisie ou dans l�Oranie. Un point sur lequel je dois insister, c�est que le travail de Jean Geiser a �t� fortement influenc� par son initiateur et ma�tre Antoine Alary. J�ai consacr� quelques pages qui me semblent importantes sur Alary, photographe pionnier d�Alg�rie.
Comment s�est effectu�e la collecte de la documentation iconographique ?
Tant qu�il s�est agi de la carte postale, la documentation �tait abondante. En revanche, s�agissant de la photographie ancienne, les difficult�s �taient r�elles d�abord � cause du co�t des clich�s, le march� de la photographie est en plein essor, de leur raret� et de leur authentification car les clich�s de Jean Geiser n��taient pas sign�s. Certains professionnels de la photographie ou certains auteurs ont pr�sent� comme �anonymes� des photographies de Jean Geiser. De nombreux clich�s de Geiser figurent dans des albums conserv�s aux archives de cartes et plans sans mention d�origine. La BN de Paris, la Soci�t� de g�ographie, la Soci�t� de photographie, quelques collectionneurs suisses et surtout quelques amis m�ont permis heureusement de disposer d�un corpus assez large. Reste que les droits de reproduction sont souvent dissuasifs quand on envisage une publication. Les archives de la famille Geiser m�ont propos� des documents in�dits. A l�inverse, les Archives d�outre-mer � Aixen- Provence m�ont refus� la consultation de leurs albums pour des motifs administratifs peu convaincants.
On parle peu de la communaut� suisse en Alg�rie.
Quelles sont les caract�ristiques de cette colonisation ?
Cette communaut� a jou� un r�le important en Alg�rie dans le domaine agricole et commercial. J��voque dans mon livre la Soci�t� genevoise � l�origine de l�installation de Suisses dans la r�gion de S�tif vers 1855. Des agriculteurs qui connaissaient des difficult�s en Suisse ont �migr� quelques ann�es auparavant � S�tif, au c�ur de l'Alg�rie. Or, la Suisse n'a que rarement �t� associ�e au fait colonial, et cette implantation constitue une exception. A l'origine, huit personnalit�s suisses qui ont cr�� cette compagnie coloniale en Alg�rie avec la b�n�diction de l'empereur Napol�on III. Certains immigrants suisses, comme Borgeaud, deviendront m�me des symboles d�une colonisation fond�e sur la propri�t� et l�enrichissement. Le Genevois Henry Dunant, quant � lui, arriv� � S�tif � l'�ge de 25 ans comme employ� de la colonie suisse, fondera la Croix-Rouge en 1862. D�autres, enfin, s�installeront dans les villes et s�int�greront assez rapidement dans la communaut� europ�enne pour former par la suite la communaut� des Fran�ais d�Alg�rie. En majorit� protestants, les Suisses et les Allemands contribueront au d�veloppement de ce culte. Voir au sujet des Suisses, les livres d�Osman Bench�rif Les Suisses et l�Alg�rie, Editions Barzach, et de Jean-Maurice Di Costanzo, Allemands et Suisses en Alg�rie, Editions Gandini.
A propos des clich�s de nus, quels arguments opposeriez- vous � ceux qui y voient l�expression d�un imaginaire colonial inscrit dans un rapport de force entre colons et colonis�s ?
Cette question m�rite d��tre pos�e parce qu�elle porte en germe une ambigu�t� de fond qui conduit � des affirmations excessives ou erron�es. En effet, le nu est un genre artistique qui remonte aux �poques les plus lointaines. Grecs et Romains en ont laiss� quelques traces sur la pierre, et ce genre t�moigne d�un int�r�t permanent. La peinture puis la photographie n�ont pas d�rog� � la r�gle. Il n�y a donc pas de lien direct entre la pr�sence de nus photographiques et les questions politiques ou �thiques. Il est vrai, cependant, qu�en pays musulman o� la morale impose des r�gles strictes, la repr�sentation de femmes nues choque, et c�est bien naturel, mais de l� � �tablir des liens d�asservissement et de fait colonial � propos de nus exotiques me para�t exag�r�. Les mod�les f�minins n��taient probablement pas des mod�les de vertu mais l�analyse doit se limiter � un constat g�n�ral : c�est la repr�sentation esth�tique qui compte pour l�artiste et nul n�est venu demander des comptes � Courbet.
Quelles sont les caract�ristiques du clich� ethnographique et quelles en sont les limites ?
Le clich� ethnographique a pour vocation de faire d�couvrir un pays, un peuple et ses traditions � un moment de son histoire. En photographiant les m�tiers, les personnages, les traditions, les rites, le photographe participe � la pr�servation des diversit�s. Tour � tour surprenant ou inventif, le clich� ethnographique nous fait entrer de plain-pied dans le domaine de la diff�rence et de la connaissance. Les ethnologues et les g�ographes s�int�ressent aux genres de vies, aux m�urs, aux v�tements, aux activit�s, aux techniques, aux productions, aux croyances, aux structures sociales. La photographie permet de saisir et de fixer des �sc�nes� sp�cifiques d�un groupe. Les limites du clich�, c�est de devenir � un moment �un clich� � Le danger, c�est la repr�sentation d�un peuple et d�une culture qui se figent alors que le progr�s ou les changements ont modifi� la r�alit� de ce monde. Si le clich� ethnographique devient une visite de mus�e et sauve de l�oubli des pans de l�humanit�, s�il conserve un int�r�t culturel ou m�moriel, il finit par repr�senter un monde disparu. N�oublions pas non plus qu�un clich� ethnographique peut �tre erron�. Il doit �tre compl�t� par une �tude ethnologique sinon existe le risque de rester � la surface des repr�sentations et d�ouvrir le champ � un imaginaire infond�. La �sc�ne� ethnographique cherche la singularit�, le pittoresque, l�exotique, l�anecdote, le contexte. Elle est l�objet de nombreuses cartes postales (s�rie des �sc�nes et types�). Naviguer entre deux �cueils, celui de la connaissance et celui de l�intemporalit�, n�est pas toujours ais�.
Propos recueillis par Meriem Nour

Biobibliographie de Jean-Charles Humbert
Jean-Charles Humbert est n� en Alg�rie en 1938 o� il a r�sid� jusqu'en 1976. Il a enseign� la litt�rature fran�aise au lyc�e Descartes � Alger de 1968 jusqu'� cette date. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur le d�sert saharien et a particip� au dictionnaire de la colonisation fran�aise sous la direction de Claude Liauzu (Larousse 2007).

SIGNET
Clich�s
Jean-Claude Humbert ressuscite la figure de Geiser, ce photographe suisse � qui la m�moire collective et conflictuelle de la colonisation doit ses clich�s ethnographiques de l�Alg�rie coloniale. De son objectif aventureux, il a immortalis� des moments, des paysages, des situations dignes de ce qu�on appellerait, aujourd�hui, le reportage de guerre ou le sport de l�extr�me. On lui doit cette collection de photographies �parses, parfois non sign�es, qui donne � voir le climat vaporeux, d�l�t�re, de la vie dans une colonie. De ce point de vue, ses travaux restent une pr�cieuse source de documentation sur le fait colonial v�cu au quotidien. Mais Geiser demeure un photographe de la colonisation. Il n��chappe pas � la pr�gnance des grilles de lecture de son temps et de son camp. �L�indig�ne� est repr�sent�, � son corps d�fendant, toujours dans un appareillage esth�tique qui signale infailliblement sa condition de colonis�. Ce sens transcende, bien entendu, la volont� du photographe. Il est lui-m�me la victime, involontaire dans le meilleur des cas, de ce regard ethnographique teint� de fantasme que l�Occident conqu�rant et imp�rial pose sur le sujet � � tous les sens du terme � photographi�. Si Geiser b�n�ficie des circonstances att�nuantes en s�appuyant sur l�alibi de la m�connaissance de l��poque, Jean-Claude Humbert, lui, a eu tout le temps de voir que la question des photos de nu des femmes �indig�nes � ne se pose pas seulement du point de vue esth�tique. C�est pourquoi sa r�ponse � notre question, en qualifiant d�exag�r�es les lectures qui d�construisent le regard colonial post� sur l�objectif du photographe, ne manque pas de surprendre. Apr�s les travaux remarquables de Malek Alloula et de Le�la Sebbar, on ne peut plus confiner la repr�sentation de la femme colonis�e, f�t-elle de mauvaise vie, dans les limites de la seule esth�tique.
Bachir Agour

Jean Geiser, un photographe � Alger
L'Alg�rie coloniale a fait l'objet de bien des ouvrages et les photos illustrant cette p�riode nous sont pour la plupart famili�res. Cependant, rares sont ceux qui en connaissent les auteurs de m�me que l'histoire de cet art dont les d�buts co�ncident avec la conqu�te de l'Alg�rie. Jean Geiser est le plus c�l�bre d'entre eux. Son nom figure sur la plupart des clich�s de cette �poque. Jean-Charles Humbert, dans un ouvrage paru chez IbisPress, entreprend la chronique de cette famille suisse dont le p�re, Lucien, d�barque � Alger en 1850. Deux ans plus tard, il d�c�de et sa veuve s'associe avec Antoine Alary dans le commerce du d�veloppement photographique. En 1855, la Maison Alary et Veuve Geiser est le premier atelier photographique d'Alger. La photo est alors � un tournant de son histoire et les progr�s techniques, les d�couvertes r�centes en chimie lui assurent un bel avenir. L'Afrique fait r�ver et �l'Alg�rie appara�t comme une terre d'�lection pour la photographie �. D'Alger � B�ne, de Constantine � Laghouat, les prises de vue d'Antoine Alary constituent le catalogue de la Maison Alary et Geiser tandis que la veuve g�re l'atelier et les ventes en magasin. M�daill� � l'exposition de Paris de 1855, c'est surtout le voyage � Alger de l'Empereur Napol�on III qui fera conna�tre le studio en m�tropole gr�ce � la publication dans Le Monde illustr� d'une photo de l'entr�e du yacht imp�rial dans le port d'Alger. Jean-Charles Humbert enrichit la chronique de la famille Geiser par des incursions dans l'histoire. Le voyage de l'Empereur en Alg�rie en 1860 puis son s�jour dans notre capitale cinq ans plus tard sont l'occasion de r�affirmer le double objectif de l'Empire, Alg�rie terre �� jamais fran�aise � mais aussi ouverture vers les populations arabes. Peu � peu, les fils Geiser prendront en main l'affaire et � la mort de ses fr�res, Jean s'installera sous son nom dans le studio de la rue Bab-Azoun. A travers l'activit� de Jean Geiser, on suit le d�veloppement commercial et d�mographique de la capitale apr�s 1870, notamment avec l'arriv�e des Alsaciens-Lorrains. La vie quotidienne dans les rues d'Alger, dans le quartier du march� de Chartres, haut lieu du commerce et des �changes, les petits m�tiers au c�ur de la cit� mais aussi au plus profond du bled. Toujours � la recherche de sujets originaux, Jean Geiser sillonne le pays � pied, � dos de mulet, en train, en diligence, en cal�che, d�couvrant et fixant sur ses clich�s les images de la population des oasis du Sud, des villages perch�s de Kabylie ou des paysages de l'Oranie. Ses photos constituent l'inventaire le plus complet des r�gions sahariennes de cette �poque. Mais c'est l'art du portrait qui assurera sa renomm�e. Portraits des notables, civils et militaires de tout rang mais surtout portraits d'hommes et femmes du peuple distingu�s par leur origine ethnique kabyle, juive ou arabe, leur activit�, ou encore leur origine g�ographique. Ses nus, expression d'un imaginaire colonial, refl�tent les fantasmes des Europ�ens en qu�te d'orientalisme. Mais l'auteur le pr�cise : �On ne trouve dans ses photos aucune vulgarit� mais un art du d�sir.� L'engouement du public pour les cartes postales le m�nera � exploiter ce support avant de s'orienter vers l'�dition de livres de voyage requ�rant un important travail de photogravure. Jean Geiser va �galement pratiquer l'art de la photo � des fins publicitaires de m�me que la photo-reportage. Il obtient de l'arm�e l'autorisation de rendre compte de sujets d'actualit�. Il r�alisera des instantan�s de valeur historique de la r�volte du village de Marguerite en avril 1901 et des reportages de guerre illustrant les affrontements entre les troupes fran�aises et les combattants tunisiens et tripolitains sur la fronti�re libyenne durant la campagne de 1915-1916-1917. Photographe de presse, Jean Geiser fixe sur la pellicule les visites du pr�sident Loubet en 1903 et celle d'Edouard VII d'Angleterre en 1905 mais aussi le portrait de la reine Ranavalona III de Madagascar assign�e � r�sidence � Alger. C'est l'occasion pour l'auteur de rappeler la triste vocation de la capitale qui, sous la colonisation, servait de lieu de d�portation et de r�sidence forc�e des opposants politiques. Et ce corps transport� sur une civi�re au cimeti�re d'A�n-S�fra, n'est-il pas celui d'Isabelle Eberhardt, victime de la crue de l'oued ? L'ouvrage de Jean-Charles Humbert est � la fois un livre d'art d'une richesse iconographique exceptionnelle et un document historique portant t�moignage d'une �poque � travers le regard d'une famille de photographes. Derri�re l'esth�tique se cache une r�alit� plus brutale que le commentaire �clair� de l'auteur ne manque pas de souligner.
Meriem Nour

Jean Geiser, Photographe-Editeur d'art,  Alger, 1848-1923,
Jean-Charles Humbert, IbisPress, 2008.

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