Entretien : YVES LACOSTE AU SOIR D�ALG�RIE :
�L'Union pour la M�diterran�e est fort mal partie !�


Avec son franc-parler habituel, le g�opoliticien Yves Lacoste et directeur de la revue H�rodote nous fait part, dans cet entretien qu�il a bien voulu nous accorder, de son opinion au sujet du projet d�Union pour la M�diterran�e mais aussi des questions d�actualit� g�opolitique comme celles li�es au conflit du Proche- Orient et au contentieux alg�ro-fran�ais.

Entretien r�alis� par Fatma Haouari
Le Soir d�Alg�rie : L'Union pour la M�diterran�e, lanc�e par le pr�sident Nicolas Sarkozy, a �t� applaudie par certains et critiqu�e par d'autres. Mais sur le terrain, on ne voit pas r�ellement cette �union�. Pis, la d�t�rioration des relations entre certains pays qui la constituent a empir�. En tant qu'expert, quel bilan en faites-vous depuis son lancement ? Et ne pensez-vous pas que l�on s'achemine vers un processus de Barcelone bis, comme l'avaient pr�dit les pourfendeurs du projet ?
Yves Lacoste :
L'Union pour la M�diterran�e est actuellement fort mal partie, tout d'abord en raison de l'indiff�rence ou de l'hostilit� des Etats membres de l'Union europ�enne qui ne se sentent pas concern�s par les affaires de la M�diterran�e (ils ne veulent pas, surtout depuis la crise, que leurs cr�dits soient diminu�s au profit de la M�diterran�e), mais aussi � cause de l'attitude des chefs d�Etat arabes qui boycottent celle-ci pour protester contre la politique isra�lienne, notamment depuis la guerre de Ghaza. Les Espagnols veulent maintenir leur processus de Barcelone et ils sont gravement touch�s par la crise.
L�Union europ�enne vient de balayer d�un revers de la main la question de l��dification d�un Etat palestinien � court terme, mettant Mahmoud Abbas dans une posture d�licate et renvoyant le processus de paix au Proche-Orient aux calendes grecques, alors que les blessures de Ghaza sont encore vivaces. Qu�est-ce qui motive un tel revirement de la part de l�Europe ?
L�Union europ�enne n'a pas balay� d'un revers de main la question de la proclamation d'un Etat palestinien, mais l'Union europ�enne est oblig�e de constater que Barack Obama � le seul � pouvoir agir sur Isra�l � n'a pas �t� capable pour le moment d'obliger les Isra�liens � renoncer � leur politique de �colonisation�. La guerre de Ghaza a entra�n� un grand changement de l'opinion europ�enne � l'�gard de la politique colonialiste isra�lienne. N'oublions pas que c'est la strat�gie jusqu'au-boutiste du Hamas, par ses attentats terroristes puis ses ridicules tirs de roquettes, qui a assur� le succ�s �lectoral de l'extr�me droite isra�lienne puis sa d�cision de lancer la guerre contre Ghaza. La proclamation unilat�rale d'un Etat palestinien aurait le soutien de nombreux Etats europ�ens.
Vous avez dit dans l�une de vos derni�res conf�rences � Alger que l�Etat isra�lien ne s�est pas construit sur des principes religieux de la juiverie mais sur d�autres consid�rations. Pouvez-vous nous �clairer sur cette question ?

En effet, le sionisme s'est d�velopp� eu Europe centrale et orientale, � la fin du XIXe si�cle, malgr� l'hostilit� des rabbins. Ceux-ci consid�raient qu'il �tait impie de vouloir constituer un Etat juif avant la venue sur Terre du Messie. Les fondateurs sionistes de l'Etat d'Isra�l en Palestine furent donc des juifs agnostiques, ath�es et, le plus souvent, marxistes. Ils furent favoris�s dans leurs projets par le soutien des autorit�s ottomanes, qui entretenaient de bons rapports avec les juifs, et surtout par le fait que la plaine c�ti�re de Palestine �tait alors tr�s peu peupl�e � cause du paludisme virulent dans les marais. La population arabe de Palestine se trouvait alors sur les plateaux audessus de cette plaine (plateaux de l'actuelle Cisjordanie) et ils ne s'int�ressaient gu�re � ce qui se passait dans la plaine (voir le chapitre Isra�l dans mon livre G�opolitique de la M�diterran�e,). C'est avec la tr�s grande victoire isra�lienne de la �guerre des Six Jours� que les religieux ont consid�r� que c'�tait un v�ritable miracle, qui prouvait un soutien divin, et qu'ils ont d�cid� de prendre progressivement le contr�le des territoires soi-disant promis aux juifs dans la Bible. Selon ces religieux, cela provoquera ensuite la venue du Messie sur Terre. Beaucoup de chr�tiens ��vang�liques�, tr�s puissants aux Etats- Unis, croient aussi cela et soutiennent fanatiquement Isra�l pour ces croyances religieuses, alors que de nombreux juifs am�ricains, proches d'Obama, estiment que ce colonialisme isra�lien est tr�s dangereux et pour Isra�l et pour les pays concern�s par les questions m�diterran�ennes et moyen-orientales.
L'Europe joue souvent � l'�pigone dans la politique ext�rieure am�ricaine, nous l'avons constat� avec notamment la guerre en Irak, et ce suivisme est �galement tr�s patent dans le conflit du Moyen-Orient. N'est-il pas temps pour l'Europe de repenser sa politique envers le monde arabe et de cesser de se laisser entra�ner dans des guerres, souvent injustifi�es, qui ne facilitent pas la paix entre le Nord et le Sud ?
Vous savez que la France, l'Allemagne et la Belgique n'ont pas suivi les Etats-Unis dans la guerre d�Irak. Blair, qui a pouss� la Grande- Bretagne vers la guerre d�Irak, a �t� oblig� de renoncer au pouvoir en raison des critiques de l'opinion. Il voulait devenir �pr�sident de l'Union europ�enne� (selon les accords de Lisbonne), mais il a �t� oblig� d'y renoncer � cause de l'opposition de l'opinion � l'�gard de son r�le dans l'aventure irakienne.
L'Afrique fait face aux ph�nom�nes de la piraterie et du terrorisme dans la zone du Sahel, avec la pr�sence d'Al-Qa�da au Maghreb entre la Mauritanie, le Mali, le Niger et l'Alg�rie. Selon vous, quelle strat�gie doit-on adopter pour juguler ces ph�nom�nes ?

A l'�gard des pirates dans la mer Rouge et dans l'oc�an Indien, le droit international de la mer donne autorisation � toute marine de guerre de les d�truire en haute mer. A l'�gard d'Al-Qa�da, c'est une autre affaire, ne serait-ce que du fait que les partisans d'Al-Qa�da sont m�lang�s � l'ensemble de la population des diff�rents Etats concern�s.
Pensez-vous que la s�curit� en Europe est tributaire de la s�curit� en Afrique et que compte tenu des liens historiques entre ces deux continents, ils sont vou�s � se projeter dans le m�me avenir ?

Qu'entend-on par �s�curit� en Europe� ? C�est une affaire compliqu�e et qu'est-ce que veut dire �se projeter dans le m�me avenir ?� Ce sont de belles paroles et de bons sentiments. La plupart des Etats africains disposent en v�rit�, aujourd'hui, de possibilit�s financi�res consid�rables (� cause des d�couvertes p�troli�res qui ont �t� faites r�cemment au large de leurs c�tes). C'est aux dirigeants de ces Etats d'utiliser les sommes consid�rables dont ils disposent en v�rit�, y compris les capitaux fournis par les nouveaux partenaires chinois, pour lancer de grands programmes de d�veloppement �conomique.
Vous avez travaill� en Afrique du Nord au d�but des ann�es 1950, avec votre �pouse, l'ethnologue Camille Lacoste-Dujardin, sur la question des Berb�res. Peut-on avoir quelques �l�ments de ces travaux ?
Camille Lacoste- Dujardin, qui est ethnologue, est sp�cialiste des probl�mes culturels de la Kabylie. Elle a publi� son Dictionnaire de la culture berb�re en Kabylie (2005, La D�couverte) et La vaillance des femmes, les relations entre femmes et hommes berb�res de Kabylie (2008, La D�couverte).
Vous avez �t�, un moment, membre du Parti communiste fran�ais (PCF) durant la guerre d�Alg�rie et vous �tiez en relation avec les milieux anticolonialistes alg�riens. Parlez-nous de cette p�riode.
Effectivement ! J'ai �t� membre du Parti communiste fran�ais, avant d'�tre nomm� professeur � Alger en 1952, puis j'ai �t� membre du Parti communiste alg�rien de 1952 � 1955 (date � laquelle j'ai �t� expuls�). Puis j'ai quitt� le Parti communiste fran�ais en 1956,apr�s le vote des �pouvoirs sp�ciaux en Alg�rie�. A ma br�ve appartenance au PCA, qui m'avait demand� un petit article pour une petite revue, je dois la chance d'avoir fait la �d�couverte � du tr�s grand historien maghr�bin Ibn Khaldoun. C'est un de mes ma�tres sur les questions g�opolitiques. Je lui ai consacr� un de mes premiers livres, Ibn Khaldoun, naissance de l'Histoire, pass� du tiersmonde (1965, Maspero), qui a �t� maintes fois r��dit� et traduit (notamment en arabe au Liban et en Syrie). Ce livre vient tout juste d'�tre traduit en cor�en.
Entre l'Alg�rie et la France, le contentieux historique freine une v�ritable normalisation des relations bilat�rales. Les lois sur l'immigration exacerbent les tensions entre les deux pays et certains disent que la politique du pr�sident Sarkozy envers le Maghreb et l'Afrique en g�n�ral est teint�e de �paternalisme colonialiste �. La cr�ation de la Fondation pour la m�moire de la guerre d�Alg�rie vient exacerber une situation compliqu�e et qui a pouss� des parties alg�riennes � exiger le pardon pour les crimes commis par l�arm�e fran�aise durant la p�riode coloniale. Qu'en pensez-vous et ne faut-il pas pour la France, qui est plus avantag�e que les autres puissances en Afrique, d'user de plus d'intelligence pour aborder les sujets qui f�chent et en finir une fois pour toutes ?
Les questions que vous posez sont tr�s importantes et les r�ponses qu'il convient d'apporter sont fort complexes. D�but 2010, je vais publier un livre o� il est beaucoup question de l'Alg�rie, intitul� La Question post-coloniale, une analyse g�opolitique, (j'y parle de la �crise des banlieues�, de la guerre d'ind�pendance de l'Alg�rie (en la comparant avec les autres guerres d'ind�pendance coloniales) et de la guerre de conqu�te de l'Alg�rie qui fut la plus longue et la plus difficile de toutes (en comparaison avec les autres conqu�tes coloniales).
Vous dites qu�il faut revenir aux �v�nements du 8 Mai 1945 pour comprendre la complexit� des relations entre l�Alg�rie et la France et d�samorcer la crise entre les deux pays�

Les �v�nements du 8 Mai 1945 (que j'analyse longuement dans ce livre � para�tre) doivent �tre replac�s dans le contexte g�opolitique de l'�poque, la Seconde Guerre mondiale. Les milieux colonialistes en Alg�rie avaient �t� tr�s favorables � la politique du mar�chal P�tain (notamment � l'encontre des juifs). Et � partir de fin 1942, ils furent tr�s hostiles aux promesses faites � Alger par le g�n�ral de Gaulle et le Gouvernement provisoire de la R�publique fran�aise, de changer le statut des musulmans en Alg�rie pour leur donner de vrais droits de citoyennet� fran�aise. Ceci ne faisait �videmment pas l'affaire des milieux colonialistes qui ont saisi l'occasion de manifestations � S�tif et � Guelma pour r�clamer la lib�ration de Messali Hadj, pour d�clencher, avec des troupes mises en r�serve, une �norme r�pression (dont le g�n�ral de Gaulle parti en France d�s juin 1944 ne fut tout d'abord pas inform�, et une commission d'enqu�te �choua ensuite). Cette �norme r�pression �tendue � l'ensemble de l�Alg�rie fut un moyen de briser (provisoirement) le mouvement national alg�rien et rendre possible l'instauration en 1947 d'une pseudo-autonomie de l'Alg�rie (avec les deux coll�ges in�gaux pour une soi-disant Assembl�e alg�rienne).
Vous soutenez que le savoir g�ographique peut servir � un Etat pour faire la guerre. Pouvez-vous nous citer des exemples actuels en ce sens ?

Le raisonnement g�ographique, s'il est men� avec le souci de son efficacit�, est un moyen d'action qui rend possibles les conqu�tes coloniales, mais aussi la victoire des guerres d'ind�pendance.
On �carte souvent la soci�t� civile comme acteur d�terminant dans la paix et la s�curit�. D'ailleurs, la coop�ration est surtout d'ordre militaire. Et celle-ci a montr� ses limites. Ne faut-il pas impliquer les acteurs non �tatiques dans le processus d�cisionnel euro-m�diterran�en, sans oublier qu�il faut s�rieusement se pencher sur la question de l�immigration ?

La question de l'immigration est fort complexe : j'en parle longuement dans La Question postcoloniale. Un tr�s grand nombre de jeunes cherchent, malgr� les risques, � venir en Europe, notamment en France. Mais beaucoup de jeunes qui sont n�s en France, apr�s que leurs grands-p�res y soient venus (y compris ceux qui avaient combattu pour l'ind�pendance), et qui ont des papiers d'identit� fran�ais (et dont les parents touchent le �RMI� et les allocations familiales), ne se consid�rent pas tellement comme Fran�ais et pr�f�rent se dire Arabes (ce qui n'est pas le cas des jeunes d'origine immigr�e mais de culture kabyle).
La s�curit� ne peut �tre �tablie que dans un monde plus juste et plus tol�rant, et cela passe d'abord par une justice �conomique, d'o� un partage �quitable des richesses. Partagez-vous cette opinion ?
Je ne sais pas comment on fait �un partage �quitable des richesses� au plan national ou au plan mondial. Les th�ories communistes qui pr�tendaient r�aliser cela n'y sont pas parvenues et ont mis en place durant des d�cennies des r�gimes d'oppression politique dont les cons�quences sont encore grandes (d'anciens ou d'actuels notables communistes �tant devenus des capitalistes richissimes).
L�environnement est devenu une raison de guerre. Vous avez, � titre d�exemple, la guerre de l�eau que vous �voquez dans l�un de vos ouvrages. Pourriez-vous d�velopper ce point pour nos lecteurs ?

On parle �videmment beaucoup des �guerres de l'eau�, notamment au Moyen-Orient. Mais les rivalit�s sur l'eau s'ajoutent � d'autres rivalit�s g�opolitiques bien plus difficiles � r�soudre. Ainsi, le grand nombre des grands barrages �difi�s par la Turquie dans la grande cha�ne du Taurus (couverte d'�normes quantit�s de neige en hiver) permettrait de fournir en eau non seulement la M�sopotamie (Irak, Syrie) mais aussi, par de grandes et grosses canalisations, non seulement Isra�l et les Palestiniens, la Jordanie, mais aussi l'Arabie saoudite qui financerait ce grand programme. Mais la r�alisation de celui-ci est bloqu� par le conflit isra�lo-palestinien, bien plus difficile � r�soudre que les difficult�s hydraulique.
F. H.

Parcours d�Yves Lacoste
Yves Lacoste, professeur �m�rite � l'Universit� Paris-VIII, est l'auteur de nombreux ouvrages, dont le Dictionnaire de g�opolitique, Vive la nation destin d'une id�e g�opolitique. Il est aussi laur�at du prix Vaubin Lud, d�cern� lors du Festival international de la g�ographie en 2000. Il est � l'origine d'une refondation et d'une d�mocratisation de la g�opolitique. En 1976, il fonde H�rodote, revue de r�f�rence en mati�re de g�ographie et de g�opolitique. Il enseigne �galement � l'Institut fran�ais de g�opolitique, qu'il a �galement fond�. Apr�s une jeunesse au Maroc (son p�re est g�ologue), il fait ses �tudes en France et se rend en Afrique du Nord au d�but des ann�es 1950, avec sa femme, l'ethnologue Camille Lacoste-Dujardin, travaillant sur la question des Berb�res. Membre alors du PCF (jusqu'en 1956), Yves Lacoste est en relation avec les milieux anticolonialistes alg�riens. Sous la direction de Jean Dresch, il effectue en Alg�rie sa th�se d'Etat. De retour en France en 1955, il enseigne � l'universit�, notamment au d�but des ann�es 1960 � l'universit� de Vincennes. Avec son ouvrage La G�ographie, �a sert d'abord � faire la guerre, particuli�rement remarqu�, il entreprit de r�introduire l'�tude de la g�opolitique en France en la d�barrassant notamment de son injuste image de �science nazie�. Cet ouvrage est issu de son s�jour en juillet 1972 au Vietnam o� il signe, � son retour, un article dans l'�dition du 16 ao�t 1972 du Monde, en accusant les Etats-Unis d'avoir bombard� les soubassements des digues des deltas du fleuve Rouge dans le but de provoquer la destruction du barrage lors des crues de l'automne, cela afin de mettre sur le compte de �catastrophe naturelle� les victimes des inondations. Dans cet article, il affirme que le savoir g�ographique peut servir � un Etat pour faire la guerre. Il ajoute � la g�ographie les concepts de territorialit� et de repr�sentation (id�es, perceptions, imaginaires collectifs). Yves Lacoste est membre du comit� scientifique des revues Nordiqueset G�o�conomie. Parmi ses ouvrages, on citera Les Pays sous-d�velopp�s, G�ographie du sous-d�veloppement, Ibn Khaldoun-Naissance de l'histoire du tiers-monde, G�opolitique, la longue histoire d'aujourd'hui, l'Eau dans le monde : les batailles pour la vie, G�opolitique de la M�diterran�e.

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