Chronique du jour : A FONDS PERDUS
La force des id�es
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com


La cit�-Etat de Singapour est un ancien comptoir commercial britannique du Sud-Est asiatique (depuis 1819) de cinq millions d�habitants, pris en �tau entre l�Indon�sie (premi�re puissance musulmane avec 140 millions de fid�les) et la Malaisie. Son activit� portuaire fait d�elle l�un des espaces �conomiques les plus prosp�res au monde. On y parle quatre langues : l�anglais, le mandarin chinois, le malais et le tamoul.

De nombreuses religions y cohabitent : le bouddhisme (42,5 % des Singapouriens), l�Islam (14,9 %), le christianisme (14,6 %), l�hindouisme (4 %), le tao�sme (8,5 %) et les �sans-religion� (14,8 %). L�activisme islamique connu � Singapour est attach� au nom d�Ibrahim Maidin, le responsable local de la Jemaah Islamiyah, un parti constitu� d�un r�seau de connexions avec les v�t�rans du jihad afghan, r�seau dormant en qu�te d�un havre de paix pour le repli ou le recyclage. Ibrahim Maidin fit parler de lui apr�s le 11 septembre 2001 : il est consid�r� par toutes les polices du monde comme leader du plus important groupe terroriste dans l�Asie du Sud-Est. Une premi�re vague d�arrestations de membres de la Jemaah Islamiyah permit de d�jouer les attaques contre l�a�roport international de Changi et une base navale am�ricaine. Le dispositif s�curitaire de lutte, qui a permis de tels succ�s et qui fait toujours la fiert� du petit Etat, est l�Internal Security Act (ISA), arsenal l�gislatif impitoyable en vigueur dans le pays depuis 1960. La duret� du dispositif �loigna les terroristes vers Bali (Indon�sie), o� ils commirent en octobre 2002 un attentat qui fit 202 morts, dont 88 Australiens. Au-del� de sa taille, l�approche de ce pays est �difiante. Elle consacre une d�marche multidirectionnelle. A l�instar de l�Arabie saoudite, outre l��radication des actes terroristes, commis sous couverture religieuse, elle ambitionne de d�radicaliser et de r�habiliter les d�tenus condamn�s. En Arabie saoudite, les programmes de r�habilitation pour anciens djihadistes sont parrain�s et financ�s par la CIA et le Home Office britannique (dans le cadre de sa strat�gie adopt�e en 2003 sous le nom de �contest� � pour �Pursue Prevent Protect Prepare� � et qui se d�cline comme un h�ritage de la guerre de Cor�e : le �lavage de cerveau � utilis� � partir des ann�es 1950, et certaines m�thodes communistes pour tenter de convaincre id�ologiquement des d�tenus am�ricains). Et l�exp�rience semble concluante(*). Singapour a tir� la le�on que la seule action militaire est insuffisante pour venir � bout durablement du fl�au terroriste. En effet, il ne suffit pas de liquider, de condamner (la peine de mort est toujours en vigueur dans ce petit pays) ou de jeter les coupables en prisons pour garantir la paix. Dans bien des cas, la d�tention s�apparente � un moment de repos, de reconstitution de forces et de r�seaux, de raffermissement de la foi radicale et de sa propagation parmi les d�tenus. C�est pour r�pondre � ces �cueils qu�a �t� �labor�e ce qu�il est d�sormais convenu d�appeler la �m�thode de Singapour� : un programme de contreradicalisation consistant � �mettre l�accent sur la pr�pond�rance de l�id�ologie�(*) et � �combattre l�id�ologie par l�id�ologie�. C�est une m�thode dite de �soft power� destin�e � d�fier les �croyances sous-jacentes qui soutiennent et encouragent la violence�. �Le caract�re multireligieux de la soci�t� rendait ainsi urgent et vital d�aborder la question au d�part de deux constats. D�une part, il s�av�rait que la radicalisation djihadiste mettait au d�fi la r�silience de la soci�t� singapourienne. Et d�autre part, on constatait que le succ�s des programmes de d�radicalisation d�pendait � son tour de la possibilit� pour un ancien d�tenu radical de r�int�grer la soci�t�(*). C�est au Premier Ministre Goh Chok Tong que revient le m�rite de lancer, d�s la d�couverte de la premi�re cellule terroriste singapourienne en d�cembre 2001, les Cercles de confiance interraciaux� (IRCC, Inter- Racial Confidence Circles). L�environnement multiconfessionnel est ainsi �vaccin� � contre toute l�gitimation de la violence. Ces cercles r�unissent des citoyens de confession musulmane et d�origine indienne ou chinoise attel�s � tisser un �filet de s�curit� entre communaut�s au cas o� une attaque terroriste toucherait Singapour. La strat�gie contre-id�ologique proprement dite repose principalement sur le Groupe de r�habilitation religieuse (RRG, Religious Rehabilitation Group), r�unissant une vingtaine d��rudits musulmans dont la mission �tait d�entamer un dialogue avec les d�tenus volontaires aspirant � une lib�ration anticip�e. Les membres du RRG sont des b�n�voles qui jouent le r�le de conseillers des prisonniers en mati�re religieuse. A un niveau sup�rieur, le cadre d�action est le Programme d�engagement avec la communaut� (CEP, Community Engagement Program) lanc� en 2006. Outre le dialogue entre les �rudits des mosqu�es et m�dersas, d�une part, et les prisonniers, d�autre part, une aide psychologique, ainsi que des enseignements de l�Islam, permettent de court-circuiter le processus de radicalisation. L�objectif, noble et conforme au message originel pacifique de l�Islam, est de diffuser chez les d�tenus une interpr�tation non fourvoy�e de cette religion. Loin de porter exclusivement sur le d�tenu, le traitement s�efforce �galement de pallier les multiples besoins �ventuels de la famille. Les sessions du Groupe de r�habilitation religieuse sont ainsi �tendues aux femmes et aux enfants �afin de pr�venir tout d�veloppement d�une seconde g�n�ration de terroristes�. La question mat�rielle et alimentaire �tant �galement sensible, les responsables singapouriens ont mis en place des programmes �aftercare� incluant une aide financi�re, psychologique et �ducative pour les enfants du d�tenu. Au-del�, une action pr�ventive est, par ailleurs, entreprise en direction des jeunes � travers Internet gr�ce � deux autres programmes virtuels : l�Initiative de paix � Singapour et le forum P4peace(**). Que retiendra l�histoire de la �m�thode de Singapour� en mati�re de lutte antiterroriste ? D�abord une large adh�sion : environ deux tiers des d�tenus terroristes ont d�j� �t� rel�ch�s. Ensuite une faible r�cidive : aucun d�tenu n�a repris une quelconque activit� terroriste depuis l�introduction des programmes de d�radicalisation et de r�habilitation. C�est pourquoi Alami Musa, pr�sident du Conseil religieux islamique de Singapour, �tait fier d�annoncer au monde en mai 2009 : �Singapour est l�endroit du monde par excellence o� les relations entre le gouvernement et la communaut� musulmane ont �t� meilleures apr�s le 11 septembre �. La tentation est alors grande de vouloir transposer la �m�thode de Singapour� � d�autres zones de conflits, comme l�Irak ou l�Afghanistan, comme le sugg�re le major-g�n�ral Douglas Stone, ancien commandant du 134e corps exp�ditionnaire des Marines am�ricains et responsable du syst�me carc�ral en Irak d�avril 2007 � juin 2008. Ce responsable militaire salue les m�rites de la �m�thode de Singapour� et plaide pour sa mise en place dans les prisons irakiennes. Historiquement enclins � la violence, les Am�ricains font l�am�re exp�rience du recours exclusif � la force � Guantanamo (o� sont mass�s 250 d�tenus de 40 nationalit�s diff�rentes). Christopher Boucek, associ� � la Fondation Carnegie, rapporte dans International Herald Tribune : �A Guantanamo, les autorit�s militaires de la base parlent, eux aussi, beaucoup de �champ de bataille de l'esprit�, mais ils semblent faire plus d'efforts � fournir aux d�tenus des distractions que de pr�parer des hommes profond�ment ali�n�s pour quelque avenir que ce soit�(***). Singapour inspire enfin les Pays-Bas, un pays confront� au r�seau Hofstad r�put� pour son id�ologie radicale et ses attaques planifi�es d�s 2002, avec un pic de tension qui co�ncide avec l'assassinat de Theo van Gogh en 2004. Con�u principalement pour le fondamentalisme islamique (mais il est aussi partiellement appliqu� � l�extr�me droite), le plan n�erlandais a �t� con�u par le gouvernement n�erlandais en 2004 pour conna�tre de notables �volutions par la suite. Une r�cente �tude du Combating Terrorism Center(****), une institution d��ducation et de recherche du d�partement des Sciences sociales de l�Acad�mie militaire de West Point, s�est int�ress�e � l�exp�rience n�erlandaise pour en relever deux caract�ristiques principales : les mesures pr�ventives misent sur la tol�rance et l'acceptation mutuelles pour accro�tre la r�silience des jeunes musulmans radicaux, alors que la th�rapie se concentre sur le concept d'autonomisation de l'individu.
A m�diter.
A. B.

(*) Romain Bartolo, De l�importance de la contreid�ologie dans la d�radicalisation des d�tenus islamistes � Singapour, IRIS, 8 f�vrier 2010.
(**) On pourra avoir une id�e de ces programmes en acc�dant aux sites suivants : www.singaporeunited.sg/cep (pour la Singapore Peace Initiative) et http://p4peace.com (pour le second programme).
(***) Christopher Boucek, Losing on the Battlefield of the Mind, International Herald Tribune, 4 d�cembre 2008
(****) Combating Terrorism Center, CTC Sentinel, august 2008 . Vol1 . Issue 9.

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