Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
Complainte pour la matraque qui frappe toute seule
Par Arezki Metref
arezkimetref@free.fr


Je te jure, m�sieur, que ce n�est pas moi ! C�est elle, la matraque. Elle a fait �a toute seule. Je n�ai rien � voir l�-dedans, moi, Dieu m�est t�moin ! Je ne sais ce qu�elle a bouff�, cette enrag�e de vache ! J�ignore de quel bois elle est faite ! Ou de quel cuir ! On dirait seulement qu�elle a �t� dress�e pour m��chapper, me glisser des mains d�s qu�elle flaire du gr�viste, de ses yeux ou de ses oreilles, et alors quand elle le trouve, le gr�viste, en chair et en os, je ne te dis pas ! On a d� lui greffer un GPS ! D�s qu�elle y est arriv�e, le coup part. Tout seul.
Ipso facto, comme ils disent. Moi, le porte-matraque qui porte aussi la casquette, je reste �pat�, �berlu�. Sid�r�. Tu te rends compte ? La matraque, elle m��chappe des mains� pour faire ses coups ! Personne ne veut me croire. Mais c�est vrai. Tous les coups qu�elle ass�ne, c�est elle, toute seule. Je n�y suis pour rien. Elle n�en fait qu�� sa t�te. A celle des gr�vistes, plut�t. Tiens, l�autre jour, elle m�a encore jou� un tour. Les praticiens de sant� publique � quel nom compliqu� pour d�signer les douctour ! � ont march� sur la Pr�sidence. Nous, les portematraques qui portons aussi des casquettes, nous n�avions re�u aucune consigne quant � l�attitude � encourager chez la matraque. Achema, oualou, nada ! On discute avec les gr�vistes ou on laisse plut�t bavarder la matraque, qui ronge continuellement son frein, prompte � chaque seconde � en d�coudre ? L�attente �tait interminable, anxieuse, dans nos rangs d�sarm�s tandis qu�en face, les docteurs et les doctoresses avan�aient sur nous, la seringue entre les dents, mena�ants, terrifiants, un peu comme la cohorte de Gengis Khan ou les troupes d�Attila, si tu vois ce que je veux dire. Bref, ils nous fichaient les jetons ! Accroch�e � ma ceinture, je sens la matraque qui commence � serrer les m�choires. La voil� qui s�agite comme un soldat de salle de garde au signal d�alerte du guetteur. Elle �tire ses muscles, teste sa souplesse. Je redoutais que, comme souvent, elle ne se d�croche toute seule de sa sangle, s�ajuste dans ma paume, s�arrange le col, se donne un petit coup de peigne des fois que les cam�ras soient l�� Et puis, asticot�e, aff�t�e, fin pr�te, la matraque entra�ne ma pauvre main dans la course folle qui finit invariablement sur l�occiput, l��paule, le bras, ou quelque autre partie du gr�viste. Pendant que la matraque de son c�t�, et moi du mien nous nous perdons dans nos r�flexions abyssales sur la vanit� du monde, les consignes arrivent enfin. Le talkie walkie gr�sille dans les deux langues nationales de l�Alg�rie, le surchef r�pond dans une autre, qui, elle, est forc�ment un cheval de Troie. Il discute avec des interlocuteurs dont la voix semble provenir de la grotte de Cervant�s, hachur�e, coup�e comme des t�tes par le joujou de M. Guillotin. Form� aux langages des ondes plut�t qu�� celui des odes, le surchef clame, dans le vent qui se l�ve en m�me temps que nous, que les sur-surchefs qui sont dans les bureaux, nous enjoignent de privil�gier le dialogue. Autrement dit, contenez la matraque, domptez-l�, ne la laissez pas aller plus vite que la musique !� Dommage ! D�exp�rience, je peux affirmer qu�il est non seulement plus facile pour le praticien mais aussi plus efficace pour l�ordre public et r�publicain de la laisser s�exprimer, elle, plut�t que les adeptes des discussions byzantines. Mais les chefs en ont d�cid� autrement, je ne peux qu�appliquer, moi, porte-matraque�Je me penche � son oreille et lui souffle en plein dans le lobe : �Ecoute-moi bien, tu vas la fermer, n�est-ce pas ! Tu te tiens � carreau, OK ?� Les gr�vistes avancent vers nous, pauvres h�res soumis au bon vouloir des circonstances. Nous sommes � pr�sents si proches d�eux qu�on a l�impression que le corps � corps sera in�vitable. La matraque, de nouveau, se tr�mousse. Je l�entends grogner comme un cerb�re dont on approche la niche. C�est qu�elle est ultrasensible, la matraque ! Elle sent les vibrations gr�vistes se r�pandre dans l�atmosph�re, et elle ne se retient plus. C�est animal, camarade ! De pr�s, les gr�vistes sont plut�t gentils. Ils ne perdent certes pas leur t�te � claques de filles et fils � papa �lev�s au camembert Tassili, mais enfin, en se resserrant, la focale les d�nude de cet air dangereux de soldats de conqu�te. L�ordre donc est de rester zen. Laissez les Indiens se concerter pour d�signer une d�l�gation qu�un hyperchef de la Pr�sidence va recevoir illico. Ce serait moche pour la d�mocratie naissante qu�un d�l�gu� entre chez l�hyper le visage couvert de bleus occasionn�s par une matraque incontinente� �a la ficherait plut�t mal. C�est pourquoi je conjure la matraque de ne pas me mettre dans la mouise. Va savoir ce dont elle est capable. Depuis 1962, on n�a pas cess� de lui dire qu�elle est le rempart contre les ennemis de l�ind�pendance nationale, de la d�mocratie, de l�ordre, de la s�curit�, des valeureux martyrs� Matraque-rempart. On n�a pas cess� de lui seriner qu�elle est la garante de la Constitution, de l�unit� nationale, du prestige de l�Alg�rie dans le monde, de la qualit� du d�bat intellectuel� Si �a p�se lourd sur ses �paules, �a n�emp�che pas que �a lui fait enfler les chevilles. Alors que, de temps � autre, elle s�en aille toute seule baguenauder sur la chair meurtrie des gr�vistes, des opposants, des r�calcitrants, des pas-qui-pensent comme elle, on ne va tout de m�me pas lui en tenir rigueur ! Une gr�viste s�approche pour passer � travers le sas que nous formons. Ma matraque, qui a de la bouteille, se d�croche, se jette dans ma main, entra�ne mon bras dans un coup si terrible que moi-m�me j�en ai eu mal. La pauvre gr�viste est �tal�e sur le goudron, inanim�e. Je porte l�objet du d�lit au chef en m�excusant de n�avoir pas su retenir ma matraque. Il en lit le num�ro de ch�ssis et tranche : c�est une ancienne moudjahida... Elle a fait Octobre 1988, le Printemps noir, et quantit� d��meutes. Elle a m�me �t� d�cor�e. De plus, philosophe le surchef, elle vient de faire un h�ros, ta matraque. Mon ma�on chinois, qui s�appelle Confucius, si j�ai bien compris, dit toujours qu�il est pr�f�rable de se faire tuer � coups de b�ton que de mourir de peur.
A. M.

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