Le Soir des Livres : CHRISTIANE ACHOUR AU SOIR D�ALG�RIE :
�Il n�y avait pas beaucoup de camusiens en Alg�rie ou alors ils se taisaient�


Le Soir d�Alg�rie : Camus revient. Quelles en sont les raisons ?
Christiane Achour :
Je ne sais si l�expression est appropri�e. Je dirais plut�t �on le fait revenir� dans la conjoncture particuli�re du cinquantenaire de sa mort, pr�par� depuis longtemps, car Camus est un �crivain consensuel. Se greffent donc sur ce fait d�actualit� comm�morative d�autres int�r�ts : scientifiques et surtout �ditoriaux, pour remettre en vente pas seulement les �uvres de l��crivain c�l�br� mais aussi des �tudes critiques diverses.

Cette comm�moration est particuli�rement visible puisqu�avec une belle unanimit� � � interroger �, les �ditions Laffont- Bouquins sortent un dictionnaire de Camus et Le Monde, Lire, Le Magazine litt�raire, Le Figaro, T�l�ramalui ont consacr� un num�ro sp�cial ou un hors-s�rie et on attend deux nouvelles biographies... Il est rare et �tonnant de voir une telle pl�thore de publications sans aucune dissonance. Je dirai donc que le champ institutionnel litt�raire a d�cid� que Camus revenait comme il le fait pour tous les �crivains qui comptent d�une fa�on ou d�une autre. Par ailleurs, dans la lecture �populaire�, plus encore dans le monde qu�en France, Camus n�a pas besoin de revenir car il n�est jamais parti ! On aimerait avoir de vraies enqu�tes de lectures (en dehors de L�Etranger) et le nombre d�universit�s o� l��uvre de Camus est �tudi�e, le nombre de m�moires et th�ses qui lui sont consacr�s. En France, en tout cas, on serait �tonn� de la modestie de la pr�sence de l��crivain, � ce niveau-l�. Le fait qu�on cite une phrase de Camus � tout instant ne signifie pas qu�on le lit. Cette �uvre est un r�servoir de citations� Le travail a �t� fait : Camus est un des contemporains le plus cit� pour ses formules et belles pens�es dans le dictionnaire� S�isme � Ha�ti ? � Une phrase de Camus. Souhaits de bonne ann�e ? Et une petite citation de Camus se glisse� Oui Camus est pr�sent �ditorialement, t�l�visuellement aussi � et m�me si le t�l�-film r�cent n�est pas des meilleurs, il permet de familiariser chacun avec son nom �, radiophoniquement. Ce cinquantenaire est un ph�nom�ne m�diatique � analyser.
N�est-il pas, paradoxalement, cet �crivain parmi les plus comment�s au monde et parmi les plus incompris ?

Dans la mesure o� il est l�un des �crivains les plus comment�s, on ne peut pas dire qu�il soit un des plus incompris. Il y a certes une grande dominante dans les analyses de sa cr�ation et de ses interventions qui est choisie et r�p�t�e un peu partout. On a affaire � ce que j�appellerai un �crivain �liss� : tout ce qui f�che ou f�cherait est pass� sous silence. Le d�bat est �vit� comme s�il allait entamer son image. Quand on lit attentivement les diff�rents commentaires sur l��uvre de Camus, on peut trouver, je crois, des positions critiques et argument�es diversifi�es qui en proposent une perception plus complexe. Mais il est vrai que certaines voix sont plus �autoris�es� que d�autres � se faire entendre.
Le n�ud, c�est bien entendu l�Alg�rie. Quelle est la place de celle-ci dans son �uvre et m�me quelle Alg�rie l�a marqu�e ?
Bien entendu que le n�ud reste l�Alg�rie ! Mais encore une fois, ce n�est pas propre � Camus : tout ce qui touche � l�Alg�rie et � ses luttes anticoloniales (r�sistance, lib�ration, ind�pendance) est imm�diatement mis en suspicion d�s l�instant qu�on ne montre pas d�abord patte blanche en encensant l��crivain sur la perspicacit� de sa pens�e et de ses intuitions, sur son sens de la justice, etc. La place de l�Alg�rie dans son �uvre ? Vaste question � laquelle d�autres et moi-m�me avons d�j� r�pondu. Elle est immense � la mesure du territoire premier, celui de l�enfance et de la formation, celui des impressions initiales et durables. La terre alg�rienne et ses hommes (avec une hi�rarchie humaine sensible) p�trissent l��criture. On pourra, au fur et � mesure qu�on s��loignera de l�histoire alg�rienne telle que l�a v�cue Camus, entre ses premiers engagements dans les ann�es 30 et ce 4 janvier 1960 o� il meurt trop jeune�, ne plus rep�rer les allusions, les imbrications mais l�Alg�rie est tr�s pr�sente. Quand je dis �Alg�rie�, j�entends tout ce qui la fait dans cette p�riode historique et dans son ��ternit�, les paysages, les villes, les ruines, les �tres humains qui la peuplent. L�Alg�rie de Camus, c�est d�abord celle des ann�es 1930-1950 ; puis, diff�remment, celle des ann�es 1950-1960 mais c�est aussi l�Alg�rie romaine par rapport � laquelle il se positionne diff�remment qu�un de ses c�l�bres pr�d�cesseurs sur la terre alg�rienne, Louis Bertrand.
Les diff�rents Camus (�crivain, journaliste, philosophe) sont-ils diff�rents les uns des autres dans leur attitude politique vis-�-vis de l�Alg�rie ?
Je vous r�pondrai pour Camus �crivain et journaliste car je n�ai pas de comp�tence pour parler de Camus philosophe. Je ne pense pas qu�ils soient diff�rents mais leurs moyens d�intervention et de prises de parole le sont. Le journaliste doit intervenir vite et bien, de pr�f�rence, sur l�actualit�. Il n�y a qu�� relire Chroniques alg�riennes 3 pour savoir que Camus s�est bien exprim� sur l�avenir de l�Alg�rie et que cet avenir n��tait pas pour lui dans l�ind�pendance du pays telle qu�elle �tait alors revendiqu�e et pour laquelle les Alg�riens luttaient ; ce qui n�en fait pas un colonialiste, loin de l�, mais un homme de gauche d�chir� entre son ancrage dans une terre et le cours d�finitif que prend l�Histoire. L�on sait, par ailleurs, qu�en tant que journaliste, Camus apr�s la Tr�ve civile (1956), choisit de se taire. L��crivain, lui, continue � �crire. Et m�me si, comme le rappelle justement et fortement Andr� Abbou, il ne faut pas prendre Le Premier homme, comme une �uvre puisque c�est un manuscrit inachev� et que la mani�re d�aboutir de Camus �tait tr�s li�e � l�actualit� qu�il vivait (que serait devenu ce �roman� si Camus avait continu� � l��crire entre 1960 et 1962 ? S�rement pas celui que nous lisons), on peut trouver dans ce manuscrit inachev� la force de ce retour � l�Alg�rie, l�Alg�rie des pauvres, ceux de sa communaut�, et les �Arabes� comme il disait, de la lucidit� sur les rapports de tension intime et meurtri�re entre les deux communaut�s dans les faubourgs d�Alger. Il revenait l� sur une histoire des �pionniers� du c�t� des plus d�munis qui se sont ancr�s et ont �t� �d�sancr�s� par des choix politiques autres. Je me permets de renvoyer � mon livre aux �ditions Barzakh, Camus et l�Alg�rie aux pages 80 � 103.
Parlons de l��crivain. Sa filiation premi�re serait-elle l��cole d�Alger ou Louis Bertrand ?

L��cole d�Alger et Louis Bertrand sont deux choses tout � fait diff�rentes, deux r�ponses qu�on ne peut assimiler l�une � l�autre, de la position de l�intellectuel, issu du groupe fran�ais ou europ�en, en colonie. Le second a �t� le chantre d�un retour � une Alg�rie latine. Par contre �l��cole d�Alger� r�unissait, plus tard, des �crivains venus de divers horizons et qui avait un rapport moins �troit et exclusivement franco-latin � l�Alg�rie. Relisons l�article que Jean S�nac �crit dans Oran-R�publicain, le 26 janvier 1947, �Non, il n�y a pas d��cole nord-africaine �, et ce passage, entre autres : �Albert Camus qui, le premier, commit la maladresse de parler d��cole, �crivait r�cemment : �Une terre, un ciel, un homme fa�onn� par cette terre et ce ciel�. Voil� le fin mot de l�histoire �. Et plus loin : �Au latinisme de Louis Bertrand, Robert Randau opposait son alg�rianisme [�] N�emp�che que toutes ces exp�riences, toutes ces recherches sinc�res et passionn�es ont permis au groupe actuel de s�affirmer. Camus, Robl�s, de Fr�minville, Amrouche n�ignorent pas ce qu�ils doivent � leurs illustres pr�d�cesseurs. Ne serait-ce que l�ardente communion avec une Afrique m�diterran�enne.� Vous voyez, il y a encore de quoi faire, en allant � la red�couverte des textes pour les lire dans leurs contextes et mieux les comprendre et mettre la cr�ation camusienne en st�r�ophonie�
Quelle explication proposeriez-vous du fait que L�Etranger est un des romans les plus vendus dans le monde encore aujourd�hui ?

Je r�pondrai bri�vement car j�ai assez �crit � ce propos : 1- par la simplicit� apparente de la langue qui en a fait le roman fran�ais inscrit dans la plupart des programmes de fran�ais langue �trang�re � travers le monde. 2 � par la mise en sc�ne, � la fois ancr�e et d�connect�e de l�Alg�rie, d�un conflit d�alt�rit� que chaque lecteur rencontre peu ou prou dans sa vie : �Tu es l�, tu me prends l�air que je respire et je souhaite que tu d�gages !�
Pensez-vous qu�il faut cesser de parler de ses positions ambigu�s pendant la guerre pour ne retenir de lui que l��crivain lumineux ?

Non, je ne le pense pas. Et je parle ici du point de vue de la critique litt�raire. Car, bien �videmment, chaque lecteur peut prendre une �uvre spontan�ment sans s�interroger sur son contexte d��criture et sans rechercher en quoi il rejaillit sur le choix des th�mes et le traitement du r�el. Peut-�tre faut-il se dire que la �luminosit� explique l�ambigu�t� et r�ciproquement. Un grand �crivain � ce qu�est Camus � ne peut �tre �liss�. Il est grand parce qu�il est complexe et contradictoire. A mon sens, ce n�est pas inutile alors de relire certaines pages d�A. Memmi dans Le Portrait du colonis�.
Vous avez consacr� � Camus un certain nombre d��crits. Dans l�un d�entre eux, vous releviez les attaques contre sa mod�ration en faveur de la libert� des Alg�riens provenant d��crivains alg�riens eux-m�mes. N�observe-t-on pas un inversement depuis les ann�es 1990 et l�exil d�une grande partie de l�intelligentsia alg�rienne qui d�couvre que Camus, fustig� � partir de l�Alg�rie, est un mod�le de lucidit� politique vu de France ?
Je pense que les �crivains alg�riens subissent les effets, eux aussi, d�un discours dominant et de l�ambiance consensuelle dont je parlais pr�c�demment. Et ils cherchent � avoir vis-�-vis de Camus, surtout ces derni�res ann�es, un discours qu�on ne puisse pas qualifier d�id�ologique, donc qui �n�attaque plus Camus�� Quand j�ai �crit, en 1979, Un �tranger si familier, il n�y avait pas beaucoup de camusiens en Alg�rie� ou alors ils se taisaient ! Mais aujourd�hui, qui n�est pas camusien ? Je trouve cela amusant. Il faut laisser passer du temps pour appr�cier ce qu�il restera vraiment d�influence, de r�sonance, de confraternit�. Par ailleurs, quand on vit une situation bloqu�e, on a tendance � se retourner vers le pass� pour trouver des voix qui ont dit �vrai�. Et on n�arr�te pas de nous dire que Camus le juste a dit vrai sur l�Alg�rie� �Voyez, ce qu�est devenu le pays�� Lucidit� politique vis-�-vis de qui et de quoi ? On ne peut ainsi mettre en lot, tout en un, des prises de position dont certaines ont �t� admirables et courageuses, d�autres plus mesur�es et d�autres encore discutables. Camus pensait qu�il fallait �viter l�ind�pendance � car c�est de cela qu�il est question �, et trouver une autre solution. Et ce ne sont pas seulement les �crits journalistiques : L�Etranger est aussi une sorte de conte d�avertissement ; si nous continuons � nous opposer, tout finira dans la violence des revolvers et des couteaux. Est-ce politiquement incorrect de rappeler cela ? Toute une part de la lecture de Camus est lest�e de la difficile construction des m�moires, alg�rienne et fran�aise, autour de la colonisation.
Interview r�alis�e par Bachir Agour

Biobibliographie de Christiane Chaulet-Achour 

N�e � Alger en 1946, a �t� universitaire � Alger de 1967 � 1994 et est actuellement professeur de litt�rature compar�e et francophone � l'Universit� de Cergy-Pontoise. Sp�cialiste de la langue fran�aise �place et la fonction du fran�ais dans la p�riode coloniale et post-coloniale et �critures litt�raires n�es dans ces contextes �, elle a publi� de nombreuses �tudes sur les litt�ratures du Maghreb et des Cara�bes. A la jonction de ces deux espaces, l��uvre de Frantz Fanon, cet Alg�rien antillais, l�accompagne comme r�f�rence indispensable sur les effets multiples des dominations. Dans la m�me perspective, il ne lui �tait pas possible de laisser dans l�ombre la figure, si fascinante dans ses contradictions m�mes, d�Albert Camus. Elle est aussi directrice d�une collection aux �ditions Le Manuscrit, Paris, �F�minin/Masculin�. Son site propose de nombreuses �tudes en libre acc�s.
Cf. htpp//www.christianeachour.net/

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