Le Soir des Livres : Camus l�indig�ne et Feraoun ou l�int�gration � l�envers

R�currente, la querelle autour de �Camus l�Alg�rien� a �t� r�cemment raviv�e � l�occasion du cinquantenaire de la mort de l��crivain. Deux camps se sont vigoureusement affront�s.

Par Hend Sadi *

Les uns, d�niant � Camus sa qualit� d�Alg�rien, avancent que celui-ci n�a jamais voulu voir dans l�Alg�rie autre chose qu�un vaste territoire d�peupl�, aux rivages orn�s de ruines oniriques, attendant l�arriv�e du premier homme pour l�occuper et lui donner vie. Comment expliquer autrement l�absence � objective � des indig�nes dans son �uvre, demandent-ils ? Et de rappeler que Camus a invoqu� sa m�re pour disqualifier le combat lib�rateur des Alg�riens, ce qui ach�ve de le discr�diter � leurs yeux. Les autres, s�appuyant sur ses articles de jeunesse dans Alger r�publicain, affirment qu�il est injuste d�identifier Camus au syst�me colonial qu�il a condamn� sans r�serve dans ses reportages sur la mis�re de la Kabylie. Ce qu�il voulait, assurent ses d�fenseurs, c��tait une Alg�rie plurielle, ouverte � toutes les communaut�s ; ajoutant qu�il n�a jamais rejet� l��mancipation du peuple alg�rien, mais consid�rait simplement � et c�est un principe philosophique chez lui � qu��aucune cause ne justifie la mort d�un innocent�. Bien s�r, cette pol�mique portant sur Camus renvoie � un enjeu plus g�n�ral, celui du statut des pieds-noirs dans une Alg�rie libre et celui de la non-int�gration des Alg�riens indig�nes dans la R�publique fran�aise qui admettait en son sein l�existence de deux coll�ges ! Sur ce sujet, Feraoun, rarement cit� dans le d�bat, s�est pourtant exprim� t�t, � travers un propos responsable, g�n�reux, mais sans concession sur le fond. Il l�a fait dans une correspondance �chang�e avec Camus, et parfois sous forme de lettres ouvertes. Sans jamais se d�partir du ton respectueux et de l�humanisme qui sont les siens, la contrition de ses premi�res missives c�de progressivement le pas � un humour mordant.
Une critique feutr�e mais profonde
A ma connaissance, il revient � Feraoun d�avoir, le premier, mis le doigt sur l�absence des indig�nes dans l��uvre de Camus, observation maintes fois reprise depuis. Dans une lettre dat�e du 27 mai 1951 et exp�di�e de Taourirt Moussa o� il est en poste, il �crit � Camus : �J�ai lu la Peste et j�ai eu l�impression d�avoir compris votre livre comme je n�en avais jamais compris d�autres. J�avais regrett� que parmi tous ces personnages, il n�y e�t aucun indig�ne et qu�Oran ne f�t pour vous qu�une banale pr�fecture fran�aise.� S�il s�excuse de son audace, toujours dans le m�me courrier, c�est pour enfoncer aussit�t le clou : �Oh ! ce n�est pas un reproche. J�ai pens� simplement que, s�il n�y avait pas ce foss� entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez senti capable de parler de nous avec la m�me g�n�rosit� dont b�n�ficient tous les autres. Je regrette toujours, de tout mon c�ur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n�ayons personne pour nous comprendre, nous faire comprendre et nous aider � nous conna�tre nous-m�mes.� Derri�re le ton r�v�rencieux de l�instituteur du bled qui s�adresse � une gloire reconnue de la litt�rature, tout est dit. Il faut, cependant, se garder de faire dire � Feraoun plus qu�il n��crit. En particulier, son but n�est s�rement pas d�accabler Camus en l�enfermant dans un profil de s�gr�gationniste ou de colonialiste. Ce que Feraoun d�plore, c�est l��tendue du foss� qui s�pare les deux communaut�s au point de rendre �trang�re � Camus la communaut� indig�ne. Sans qu�il le formule, on peut concevoir que Feraoun pense que la coexistence des deux communaut�s sur un m�me territoire est d�j� compromise. Alors que s�annonce l��re de la d�colonisation, les pieds-noirs demeurent encore arc-bout�s sur des privil�ges acquis par la spoliation des indig�nes. Et lorsque plus tard, trop tard, des ouvertures, des correctifs sont apport�s � un syst�me inique, ces r�formes n�apparaissent plus comme des avanc�es. Les mesures ne sont alors plus jaug�es par les progr�s qu�elles permettent de r�aliser, elles sont �valu�es � l�aune de leurs insuffisances, de leurs manques. Elles ne calment pas la contestation de ceux qui n�ont plus rien � perdre. Au contraire, elles apparaissent comme un aveu de l�iniquit� du syst�me mis en place par les �vainqueurs� qui n�arrivent plus � en dissimuler la tyrannie. Au lieu de calmer le m�contentement, elles l�alimentent. Leur dynamique change de sens. C�est une phase semblable que traverse l�Histoire de l�Alg�rie alors que se poursuit le dialogue, indirect, entre les deux �crivains. C�est ce que nous illustrons bri�vement par ce qui suit.
Camus l�indig�ne
Entre temps, le foss� point� par Feraoun s�est �largi avec la guerre. Mais Camus ne se r�signe pas � perdre �son� pays. Il rejette avec la derni�re �nergie l�id�e d�une Alg�rie ind�pendante qu�il qualifie de chim�re et souligne avec vigueur le lien charnel des pieds-noirs � leur terre natale : �Les Fran�ais d�Alg�rie, �crit-il dans Actuelles III, sont eux aussi, et au sens fort du terme, des indig�nes.� Feraoun n�en disconvient pas. Il r�pond dans une lettre ouverte o� il a demand� � garder l�anonymat �Aujourd�hui, dit-il, je sais comme vous, cher monsieur, que les �Fran�ais d�Alg�rie sont au sens fort du terme, des indig�nes�� et poursuit, goguenard�, �je souhaite seulement qu�ils en aient conscience� ! Car Feraoun sait d�exp�rience ce que recouvre le statut d�Alg�rien revendiqu� par un Fran�ais : �Lorsque les Alg�riens d�origine europ�enne nous disent qu�ils sont Alg�riens, nous entendons qu�ils s�ont d�abord Fran�ais, puis Alg�riens de surcro�t.� Et, ajoute-t-il : �Lorsque le musulman dit qu�il est Alg�rien, chacun sait qu�il n�est que cela.� L�iniquit� des politiques coloniales, Feraoun en a fait le tour, constat� l�impasse. Il ne croit pas davantage au leurre de la politique d�assimilation des indig�nes pr�ch�e par les Fran�ais lib�raux : �Ceux qui �taient �assimilables �, �crit-il, �taient aussi des utopistes croyant pouvoir s��vader de leur condition pour �pouser la v�tre. Mais ni la cravate ni le complet ne firent oublier ch�chia et s�roual dans un pays o� il n�y avait rien d�autre.�
L�assimilation � l�envers : tous les Alg�riens sous le burnous
Selon Feraoun, �il n�y a d�autre assimilation possible que celle des nouveaux par les anciens� et il s�amuse � observer cette assimilation � l��uvre : �Cette assimilation, note-t-il, dans l�ordre naturel des choses, a commenc� de se faire � notre insu et malgr� vous. Peu � peu, depuis un si�cle, le peuple alg�rien d�origine europ�enne s�est d�tach� de l�Europe au point de devenir m�connaissable et de ne plus ressembler qu�� lui-m�me, je veux dire aux autres Alg�riens qu�il m�prise mais dont il partage l�accent, les go�ts et les passions.� Pour Feraoun, il ne reste qu�� renoncer au leurre pour adopter la bonne assimilation, aller jusqu�au bout du processus et l�assumer : �Pour bien faire, il e�t fallu, au contraire, que le costume dispar�t pour laisser place � la gandoura et au s�roual et le peuple alg�rien, tout entier en burnous, e�t � coup s�r retrouv� son unit� : celle qu�il avait eue au long des si�cles, en d�pit des divisions intestines, de la multitude des langages et de la diversit� des genres de vie. Car il y a bien cette unit� nord-africaine impos�e au moins par le climat, le milieu, la n�cessit� de vivre ensemble dans cette �le de l�Occident�, et que ni les Ph�niciens, ni les Romains, ni les Vandales, ni les Arabes ne r�ussirent � disloquer.� Mais Feraoun est sans illusion, il sait que l�enjeu est ailleurs et que le sort des populations indig�nes n�est pas le souci majeur des gouvernants que seuls pr�occupent le vaste territoire alg�rien et son sous-sol saharien : �En 1958, je sais, �crit-il, on s�int�resse davantage � l�Alg�rie. Mais h�las ! � l�Alg�rie seulement, le Sahara avec, bien entendu. En tout cas, on ne s�int�resse aux Arabes ou aux Kabyles que pour les tuer, les pacifier ou, depuis quelque temps, pour int�grer leurs �mes, dans la mesure o� ils en ont une, au lieu de soigner leurs corps souffreteux, plus ou moins couverts de loques.� A l�heure o� les deux peuples fran�ais et alg�riens s�interrogent sur leurs identit�s, au moment o� la �burqa� s�invite au d�bat sur l�identit� nationale en France et o�, en Alg�rie, les Egyptiens rappellent aux Alg�riens amn�siques que leurs anc�tres ne sont pas Arabes, il n�est pas inutile de relire Mouloud Feraoun, le proscrit de l��cole alg�rienne arabis�e.
H. S.
* (universitaire)





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