Contribution : Contribution
La presse, cinq si�cles apr�s Cervant�s, dix ans apr�s la lettre d�un �ami�
Par Mohamed Benchicou


Le bilan de cette journ�e fut, tout compte fait, conforme aux d�sespoirs de l��poque. Trois journalistes arr�t�s devant le si�ge de l'ENTV � Alger, apr�s une intr�pide tentative de rassemblement devant le si�ge de la t�l�vision nationale.
Et c�est tout.
C�est tout ? Mais c�est fantastique ! Vingt ans apr�s sa cr�ation, il ne reste, par bonheur, � la presse libre alg�rienne que le donquichottisme. Par bonheur, oui, car � l�heure o� �la presse responsable� revient en force, o� les journalistes se font c�l�brer chez Granitex et d�corer par le RND puis, ce qui ajoute quelque piment � l�affaire, par le FLN, il est salutaire de se rappeler que le journalisme, dans un pays livr� aux mafias, ne sera jamais rien d�autre qu�une folie. Et tant pis pour les sceptiques et les oublieux. Pour les sceptiques, il n�est qu�� songer que les plus belles pages de la presse alg�rienne ont �t� �crites par d�imp�nitents Don Quichotte provinciaux, seuls face aux seigneurs locaux : Beliardouh, Hafnaoui Ghoul, Larabi� Pour les oublieux, il reste l�histoire� Aussi loin que je m�en souvienne, depuis la folle p�tition des journalistes d� El- Moudjahid pendant le Printemps berb�re de 1980 jusqu�� l�incroyable odyss�e du Mouvement des journalistes alg�riens, nous nous sommes toujours mis, sans trop le vouloir, sous la protection de Cervant�s et toujours adopt�, sans trop le savoir, le donquichottisme comme unique religion. Le vrai donquichottisme, le pur, l�ubuesque, celui raill� par la bonne soci�t� et moqu� par les proconsuls, le donquichottisme exasp�rant et insolent, celui qui fait descendre jusqu�aux enfers, comme devait le faire Don Quichotte dans le r�ve de Cervant�s, pour ouvrir les portes aux hommes pers�cut�s et rabaiss�s, le donquichottisme comme ultime bravade aux dieux et au diable, dans un d�fi d�sesp�r� � l�insupportable, un niveau d�ent�tement o� la d�faite finit par culminer en victoire. Nous l�ignorions alors, mais c��tait cela, rien que cela, le g�nie de nos p�res, indig�nes coriaces et d�sesp�r�s. Ce n��tait point seulement ce que l�on appelle l�honneur, mais surtout la folie de l�honneur ! Aller jusqu�au bout pour que l�obstination culmine en triomphe ; jusqu�au bout, c�est-�-dire jusqu�� l�impensable. Tout ne fut, dans notre histoire, � bien y regarder, qu�une cons�cration du donquichottisme comme unique forme de lutte pour r�cup�rer la patrie insaisissable, puis la libert�, puis la gr�ce d�exister. Des audaces de Novembre � celles de nos Printemps, tout ne fut que l�inimaginable revendication d�un droit sacr�, le droit � sa part d�obstination. Gr�ce fut rendue � Cervant�s quand, en 1990, il fut d�cid� d��riger la Maison de la presse � quelques centaines de m�tres de la grotte o� l��crivain espagnol avait trouv� refuge, pendant ses ann�es de captivit� � Alger, vers la fin du XVIe si�cle. Comment, diable, �chapper alors � Cervant�s, avec un si pesant voisinage ? Autour de la grotte qui lui servit d�asile naquit un quartier endiabl�, le quartier de Cervant�s, dans Belcourt des pauvres gens, Cervant�s, assemblage de masures loqueteuses o� l�on croupissait jusqu�� la mort, Cervant�s qui n�a toujours laiss� voir que les guenilles �tendues aux fen�tres, taudis �loign�s des regards, dans les tr�fonds de la cit�, loin de la ville, loin de la commensalit� coloniale, de l��cole et du m�decin. Les enfants s�instruisaient dans la rue et on s�y soignait d�herbes et de pri�res. Le reste se devinait au piaillement des gosses affam�s et aux pri�res impuissantes. C��tait l� que je m�aventurais, enfant, dans la grotte de Cervant�s, parmi les lentisques, la broussaille et les oliviers, � l�int�rieur d�une vieille cr�nerie, celle des gavroches indig�nes de l��poque, offusqu�s de ce que les Arabes se r�signent � �tre les bannis des petits Blancs europ�ens, eux-m�mes tenus � l��cart des quartiers opulents� De ces p�lerinages, je revenais avec le m�me tocsin dans la t�te : les hommes ont le degr� de libert� que leur audace conquiert sur la peur. C��tait le cadeau �ternel de Cervant�s � Alger. Comment s��tonner alors que, devenus adultes, les gamins de Belcourt, fatigu�s de l�insupportable, firent de ce quartier indig�ne de Cervant�s le temple discret o� l�on apprit la col�re puis la d�sob�issance puis la t�m�rit� ? C��tait dans le quartier de Cervant�s, quartier du docteur Belouizdad, d�Ahmed Bouda, d�A�ssat Idir, de Mahsas, de Rebbah, que s�est planifi�e l�insurrection et qu�est n�e l�UGTA. � quelques m�tres de la grotte de Cervant�s, parmi les lentisques, la broussaille et les oliviers, sous les aur�oles d�une vieille cr�nerie magnifique et toujours exasp�rante qu�on appelle donquichottisme. Cervant�s �tait alors le champ de bataille entre deux obsessions inconciliables : le peuple indig�ne qui voulait enfin vivre ; les chefs qui voulaient enfin r�gner ! Il l�est rest�. Oui, comment �chapper � Cervant�s, fant�me bienfaisant, faubourg mis�reux et trop proche de nos r�dactions, �ternel champ de bataille entre deux obsessions d�cid�ment inconciliables : le peuple indig�ne qui attend toujours de vivre ; les chefs qui persistent � vouloir r�gner ?
Tordre le cou � Don Quichotte
Comment alors ne pas saluer l�heureux retour du donquichottisme en journalisme et remercier nos trois confr�res d�avoir remu� quelques mottes de jeunesse ? Mais que ce sera dur, dur de se battre contre les moulins, dans Alger sans bistrots, domin�e par les faux d�vots et la m�me bonne soci�t� qui br�le de faire le proc�s de nos �garements et de tordre le cou � Don Quichotte ! C�est que la tentation de soigner la presse alg�rienne de ses d�vergondages est aussi vieille que celle de plaire aux souverains. Le d�bat eut lieu en son temps, avec Sa�d Sadi et sa �Lettre � mes amis de la presse� qui reste le mod�le de l�admonestation sournoise au service des puissants. Rappelons-nous : la semaine m�me o� Bouteflika, exc�d� par les r�v�lations sur Al-Shorafa, se fendait d�un discours violent � l�encontre de la presse alg�rienne, Sa�d Sadi le relayait pour noter chez cette m�me presse, �la tentation grandissante d'un arbitrage narcissique, �touffant l'observation, (et qui) t�moigne d'une �volution pr�occupante�. C��tait, il est vrai, l��poque o� le RCD se plaisait dans le gouvernement de Bouteflika, car � s�duit par le discours moderniste du pr�sident concernant l'�cole, la femme et la francophonie�, comme l�a �crit El Watan. L��poque o� �soutenir Bouteflika n��tait ni une maladie, ni un tabou�. L��poque o� l'on s'accommodait d'un pr�sident r�dacteur en chef de l'APS, o� la t�l�vision s'�tait sp�cialis�e dans les clips de Bouteflika ; l��poque o� la kleptocratie volait, les coquins s�acoquinaient, le wali Bouricha vendait la Mitidja, Orascom et Sawiris s�emparaient de pans entiers de l��conomie, Abdelghani Bouteflika s�achetait un appartement parisien avec l�argent de Khalifa� � cette �poque-l�, Sa�d Sadi regrettait non pas le silence des gros m�dias autour de ces pr�varications mais les �outrances� de la presse priv�e, �les certitudes et les exc�s�, l�accusant de vouloir �pr�f�rer l'hostilit� � la recherche de la v�rit�, d�non�ant �l'outrance qui tient lieu d'autorit�, �le raccourci et la caricature qui dispensent de l'investigation� et �le jugement qui remplace l'analyse�. La presse alg�rienne diffame ? Mais bien s�r, messieurs, bien s�r ! On parle, bien s�r, de l'autre presse, pas celle qui voyage avec le pr�sident, mais l'autre, celle qui paie ses factures d'imprimerie, l'autre qui se fait suspendre, tra�ner devant les juges, convoquer par les commissaires, cette presse immature et provocatrice qui se fait confisquer ses passeports et jeter en prison, ces gazettes � ce point ignares du journalisme professionnel qu'ils se font harceler par le fisc, harceler par les imprimeries, harceler par les policiers, les magistrats, les flics de Zerhouni, puis par leurs coll�gues �rudits en d�ontologie et indign�s par tant d'impi�t� envers les religions bouteflikiennes ! C�est vrai : rien ne marchait plus alors entre le RCD, soutenant la d�marche de �concorde civile� du pr�sident Bouteflika et appelant � un �oui� au r�f�rendum du 16 septembre 1999, et la presse priv�e pas dupe de la pr�tendue �convergence r�publicaine consensuelle� et qui avait d�nonc� la proximit� de la d�marche du pr�sident Bouteflika et de la plate-forme de Rome (le �Contrat national �). Mais c�est dire o� vont se nicher les ennemis de Cervant�s ! En fait, le leader du RCD revendiquait tout haut, pour l�Alg�rie, un journalisme qu�une soci�t� de collusion, courtisane, avec ses intellectuels avis�s, ses entrepreneurs introduits et ses fonctionnaires acolytes, souhaitait tout bas : un journalisme d'ornement, rassurant par ses demi-v�rit�s, complice par ses demi-mensonges et qui se prendrait � l'heure des cocktails pour accompagner les mondanit�s. Un journalisme d'�lite bien-pensante qui souhaite tout savoir du superflu et surtout rien de l'essentiel, rien de ce qui pourrait briser des amiti�s de s�rail, rien de ce qui pourrait compromettre les ambitions. Un journalisme �responsable�, tenu de n�informer que sur les futilit�s indispensables pour les d�ners en ville ; un m�tier p�dant o� l'on passerait la moiti� de sa vie � parler de ce qu'on ne conna�t pas et l'autre moiti� � taire ce que l'on sait. Il faut savoir passer devant Cervant�s sans rien voir, sans rien soup�onner de ses haillons cach�s ni de ses territoires pouilleux, nids sombres de la d�ch�ance humaine planant mis�rablement au-dessus de la cit�. La morale de l�histoire ? Elle est de Don Quichotte, bien s�r : �Fais gloire, Sancho, de l�humilit� de ton lignage ; quand on verra que tu n�en as pas honte, nul ne songera � t�en faire rougir.�
M. B.

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