Contribution : L�amazighit� entre l�affectivit�, l�hostilit� et l�historicit�

Par Lahouari Addi
Un groupe de compatriotes m�a interpel� dans Le Soir d�Alg�rie du 8 ao�t 2010 sur mes propos sur la langue amazighe tenus lors d�une interview donn�e � un journal �lectronique. Pour permettre au lecteur de saisir ce qui m�est reproch�, je reproduis la partie de l�interview.
Question : Quel est ton point de vue sur la langue berb�re ?
R�ponse : Le probl�me de la langue berb�re ne se pose que dans le cadre de la formation de l�Etat-nation jacobin unitaire et homog�n�isant. Dans le Maghreb d�avant la colonisation, la pratique du berb�re ne posait aucun probl�me. Je pense que la langue berb�re doit �tre officialis�e et enseign�e dans les r�gions berb�rophones. Elle n�est pas en concurrence avec la langue arabe qui est celle de toute la nation. Si la langue berb�re dispara�t, nous aurons commis un g�nocide culturel contre nous-m�mes. Ce qui m�est reproch�, c�est de ne pas demander que la langue amazighe soit enseign�e sur tout le territoire national. Voici le cadre du d�bat, en esp�rant ne pas avoir tronqu� la position de mes contradicteurs que je voudrais remercier pour l�int�r�t qu�ils portent � mes �crits, ce qui ne les a pas emp�ch�s de me mettre un caillou dans le soulier (hajra fi soubat). C�est en effet un gros caillou dans le soulier car le probl�me n�est pas ais� � traiter compte tenu de la situation historique et culturelle du pays. La question est donc difficile et je vais essayer de la traiter en deux axes pour cerner la probl�matique de l�amazighit� en rapport avec la construction de l�Etat-nation. Le premier axe est celui de la perception des langues vernaculaires par les arabophones en rapport avec la culture � comme vision du monde � et avec l�historicit�. Le deuxi�me est celui du d�veloppement de la langue amazighe comme idiome formalis� (syntaxe, grammaire, alphabet�) en rapport avec un contenu qui correspond aux aspirations de la jeunesse � la modernit�.
1. Langues vernaculaires, imaginaire et historicit�
L�Alg�rie est une nation de formation r�cente qui se heurte � des repr�sentations culturelles qui situent l�Alg�rien soit dans l�universel islamique soit dans le local ethnocentrique. La dynamique nationale issue de la lutte anticoloniale est encore en voie de cristallisation et rencontre des obstacles politiques et culturels. La question linguistique n�est qu�un aspect de la complexit� et des contradictions de la situation historique actuelle dont il serait vain d�attendre qu�elle soit d�pass�e en une g�n�ration, �tant entendu qu�il s�agit de la transformation de la (ou des) langue(s) vernaculaire( s) en langue(s) v�hiculaire(s). Les anthropologues d�signent par langue vernaculaire la langue de la communaut� locale, celle des espaces lignagers par opposition � la langue v�hiculaire de l�espace supra-local de l�empire ou de la nation. La formation de la nation est li�e � ce passage o� l�imaginaire le dispute � l�historicit�. Commen�ons par poser la question de la situation linguistique du pays ? Il y a au moins quatre langues dans le champ linguistique en Alg�rie : l�arabe scriptural du Coran, l�arabe moderne issu de la Nahda et adopt� par le nationalisme arabe, l�arabe dialectal, et le berb�re parl� dans les r�gions montagneuses (Cf. Khaoula Taleb-Ibrahimi, Les Alg�riens et leur(s) langue(s). El�ments pour une approche sociolinguistique de la soci�t� alg�rienne, les �ditions Al Hikma, Alger, 1997). Un v�ritable imbroglio linguistique dans lequel K. Taleb-Ibrahimi nous apprend qu�il y a en outre plusieurs niveaux de langue entre l�arabe parl� et l�arabe classique (fusha). Il faut aussi ajouter le fran�ais utilis� par les dirigeants et les couches sociales sup�rieures urbaines. Savons-nous que le tirage de l�ensemble des journaux en langue fran�aise est l�un des plus forts des pays francophones ? Pourquoi le fran�ais persiste-t-il en Alg�rie � cette �chelle ? C�est qu�il r�pond � des besoins cognitifs que ni l�arabe classique, ni l�arabe parl�, ni le tamazight ne satisfont. Dans ce tableau, il faut se demander quel est le statut de chacune des langues et surtout comment les locuteurs se les repr�sentent. La premi�re observation � faire, c�est que les Alg�riens ne valorisent pas et n�ont pas d�estime pour leurs langues vernaculaires. La Kabylie fait exception, mais cette exception est r�cente. Il est r�v�lateur que la revendication de la r�habilitation de la langue berb�re soit n�e dans le mouvement national, dans le PPA-MTLD secou� en 1949 par ladite crise berb�riste. D�testant les archa�smes de la soci�t� identifi�s � l�arabit�, les militants de ce courant souhaitaient une Alg�rie moderne et s�cularis�e. Le populisme, fort en Kabylie comme dans les autres r�gions du pays, est arriv� � absorber cette crise pour se donner comme seul objectif l�ind�pendance. Mais ce courant est r�apparu dans les ann�es 1960 culminant dans la cr�ation de l�Acad�mie berb�re � Paris en 1967 anim�e par Mohamed-Arab Bessaoud dont le discours contre l�arabit� �tait excessif pour ne pas dire plus, donnant une justification suppl�mentaire aux arabophones de rejeter et de se m�fier de la revendication berb�riste port�e principalement par des francophones. Cependant, l�hostilit� des arabophones au tamazight ne s�explique pas seulement par l�extr�misme de l�Acad�mie berb�re. Cette hostilit� a des racines plus profondes � rechercher dans l�imaginaire de la culture alg�rienne qui n�a pas int�gr� le caract�re historique du monde social, et qui est enferm�e dans une esp�ce de temporalit� qui refoule tout ce qui est ant�rieur � l�islam. La soci�t� alg�rienne reproduit l�h�ritage culturel de l�universalit� que lui a fourni la civilisation islamique. Par cons�quent, les arabophones ne sont pas hostiles � la langue berb�re en soi ; ils sont plut�t attach�s � un mod�le atemporel o� le pass� n�a pas de place. L�arabe dialectal est aussi victime de cet imaginaire, et est accus� � � tort �d��tre le produit de la colonisation. Les langues vernaculaires, arabe dialectal et tamazight sont refus�es parce que consid�r�es comme incapables de v�hiculer le savoir. Elles sont per�ues comme les langues des ignorants, des femmes, des enfants ou de personnes qui n�ont aucune �ducation et qui ne savent pas �parler officiellement�. Les locuteurs doutent que les langues vernaculaires puissent v�hiculer la science et la parole divine du fait m�me qu�elles ne sont pas �crites. Il y a comme un d�ni de soi en rapport avec le complexe d�inf�riorit� compens� par la survalorisation de la langue �crite, respect�e pour la symbolique qu�elle renferme. La langue vernaculaire est celle de la familiarit� et des rapports infra-institutionnels. Mais d�s que ces rapports s��loignent de l�espace domestique, il est fait appel � une langue �pur�e qui cherche � se rapprocher de la fusha. Quand deux personnes, qui ne se connaissent pas et qui ne parlent que l�arabe dialectal, se rencontrent, elles formalisent leurs �changes langagiers. Il y a une division linguistique singuli�re dans l�espace social d�une part entre l�officiel et le formel et, d�autre part entre l�usuel et l�informel, ou entre le public et le priv�. D�s que quelqu�un prend la parole en public, il utilisera autant que possible des mots de l�arabe classique pour donner plus de cr�dibilit� � son message. Il n�y a qu�� voir � la t�l�vision comment les personnes interrog�es par les journalistes cherchent � parler l�arabe classique qu�ils ne ma�trisent pas. La fusha est la langue des activit�s publiques, comme si le groupe ne se concevait pas en dehors des r�f�rences qu�elle v�hicule. Elle a la charge de v�hiculer l�universalit� et d�exprimer la r�alit� enchant�e du monde, tandis que la langue vernaculaire a pour vocation d�exprimer la dimension domestique et temporelle de la vie sociale. L�arabe dialectal est d�sign� par le mot d�valorisant darijaet le berb�re �tait encore appel� il y a quelques ann�es chelha, ce qui est encore plus d�valorisant. Ceux qui pr�tendent que les Alg�riens arabophones sont contre la langue berb�re parce qu�ils sont anti-kabyles ignorent totalement l�anthropologie linguistique du pays. Il y a lieu de savoir que pendant des si�cles, le sentiment religieux et la culture savante ont �touff� l�ethnicit�, appel�e en arabe chou�oubia. De grandes familles berb�res bricolaient leurs arbres g�n�alogiques pour se r�clamer d�une ascendance arabe et pour se pr�valoir du statut de chorfa et de mrabtine. La Kabylie n�a pas �chapp� � ce mouvement puisque c�est l� o� on trouve le plus les noms comme Ramdane, Sa�d, �Arab� Le pr�nom Lahouari a plus une consonance berb�re que ceux de mes contradicteurs Mhand, Boualem, Tahar, Mouloud et Ali. Il est vrai que cette arabit� a �t� berb�ris�e comme l�indique le pr�nom Mhand d�riv� de Mohamed. La Kabylie compte beaucoup de lignages maraboutiques qui pr�tendent avoir des anc�tres arabes �tablis d�abord � Saguiet el Hamra avant de s�installer au Djurdjura. Cet h�ritage de plus de dix si�cles ne peut �tre effac� par un trait de plume. Pour clarifier ce dont nous parlons, nous avons besoin de l��clairage de l�histoire, de l�anthropologie, de la sociologie et de la linguistique. Nous rendrons service � la situation linguistique du pays en ayant recours aux sciences sociales pour expliquer les dynamiques et contradictions de la soci�t�, ce qui aidera � terme � faire �merger chez nos compatriotes la conscience de l�historicit� et surtout pour comprendre qu�une langue est un outil de communication qui exprime l�imaginaire et les aspirations.
2. Langue et aspirations � la modernit�
Le deuxi�me axe est relatif � la langue berb�re elle-m�me, handicap�e par le fait qu�elle �tait principalement orale. Sa capacit� � attirer les jeunes g�n�rations d�pendra de ce qu�elle leur offrira. L�affectif ne suffit pas � faire vivre une langue, f�t-elle celle des anc�tres. Et surtout, il ne faut pas oublier que les langues appartiennent � la longue dur�e, ce que les linguistes appellent la diachronie. Ce qui est frappant chez les acteurs, c�est l�absence de perspective historique, c�est-�-dire l�incapacit� de projeter dans le futur les t�ches � �taler sur plusieurs g�n�rations. Boumedi�ne voulait d�velopper en 20 ans l�Alg�rie par d�cret, c�est-�-dire par en haut, et nous savons ce qui arriva � l��conomie du pays. Les berb�ristes veulent restaurer au niveau national la langue berb�re par d�cision politique. De ce point de vue, il faut rendre hommage � Salem Chaker qui a pr�f�r� inscrire sa contribution dans la longue dur�e accomplissant un travail acad�mique de linguiste. L�histoire et l�anthropologie de la langue berb�re sont � faire pour montrer pourquoi cette langue n�a surv�cu que dans les montagnes et pourquoi les locuteurs ne lui ont jamais donn� la dignit� des langues �crites savantes. Il faut rappeler que les dynasties berb�res d�origines tribales et maraboutiques se r�clamaient toujours de l�islam puritain et de l�arabit� citadine. Comme si le berb�re ne reconnaissait pas � sa langue la capacit� de v�hiculer et d�exprimer l�universalit�. Ceci est une tendance anthropologique lourde dans la soci�t� exprim�e aujourd�hui par l�hostilit� � la langue berb�re d�s qu�il s�agit de cat�gories universelles comme religion, Etat, nation� Les Berb�res n�ont pas fait comme les Perses qui ont sauvegard� leur langue et qui se sont d�marqu�s sur le plan culturel des Arabes. La modernit� a fait bouger les choses et a permis au Maghreb, en Alg�rie et aussi au Maroc, l��mergence de courants qui se r�clament de la berb�rit�, militant pour le statut officiel de la langue berb�re. L�imaginaire atemporel qui sacralise la langue arabe est battu en br�che avec la proposition d�un mod�le de nation avec deux langues. Le projet est-il viable ? Id�alement il l�est, mais l�histoire est un processus marqu� par la coh�rence et souvent l�incoh�rence des imaginaires et par la conscience des acteurs. Le projet de renaissance de la langue berb�re et sa reconnaissance comme langue de la nation ne se r�aliseront que si elle n�est pas mise en opposition avec la langue arabe classique qui, qu�on le veuille ou non, a �t� le v�hicule de la culture savante du Maghreb depuis le 7e si�cle. La Kabylie, comme d�autres r�gions, y a apport� sa contribution. Les oul�mas au 17e si�cle appelaient la Kabylie � la montagne savante �, du fait que le savoir scripturaire avait �t� recueilli par les zaouiate locales apr�s le d�clin culturel de Bougie (voir � ce sujet le livre de Houari Touati, Entre Dieu et les hommes : lettr�s, saints et sorciers au Maghreb, Maison des Sciences de l�Homme, 1994). Il faut cesser de d�signer l�arabit� comme bouc �missaire, comme la cause du retard culturel du pays. Dans ce d�bat, nous passons, me semble-t-il, � c�t� de l�essentiel : la langue n�est pas une fin en soi ; elle est le v�hicule d�une culture et d�une civilisation. L��chec de l�arabisation, qui a d�ailleurs encourag� la revendication berb�riste, provient de ce qu�elle est rest�e prisonni�re du turath, du patrimoine culturel m�di�val. C�est ce qui explique que soixante ans apr�s les ind�pendances, il n�y a pas de philosophe, de sociologue, d�anthropologue arabophone ou arabe de dimension internationale, de niveau de Habermas, Bourdieu ou Geertz. La langue berb�re conna�tra le m�me sort si elle reste prisonni�re de la culture locale pass�e et de la po�sie. Son avenir se joue dans sa formalisation en langue �crite avec l�alphabet arabe, et dans la traduction de Hom�re, de Tolsto�, en passant par Les Mille et une Nuits, le Coran et Kant. A quoi servirait la langue berb�re si nous ne pouvons pas lire dans cette langue des �uvres universelles et des travaux scientifiques sur la soci�t� alg�rienne ? L�affectivit� ne suffit pas pour cr�er le lien social. C�est ce qu�avait vu Durkheim qui avait oppos� la solidarit� m�canique fond�e sur le lignage, � la solidarit� organique fond�e sur la division sociale du travail, figure de la modernit�. Il en d�duit que la solidarit� m�canique n�est pas suffisante � elle seule pour assurer la coh�sion sociale. Je voudrais faire remarquer � mes coll�gues qui m�ont interpel� que la probl�matique durkheimienne des deux solidarit�s, enseign�e dans toutes les facult�s de sociologie du monde, a �t� �labor�e � partir des observations ethnographiques faites en Kabylie durant le dernier tiers du 19e si�cle (Cf. A. Hanoteaux et A. Letourneux, M�urs et coutumes en Kabylie, Paris, 1880). L�anthropologue britannique Ernest Gellner (1926-1996) l�a reformul�e en lui donnant le nom de segmentarit� et l�a appliqu�e aux Berb�res du Haut-Atlas marocain. Le monde acad�mique occidental se repr�sente le Maghreb comme le lieu par excellence de la solidarit� m�canique, des rapports lignagers, de l�affectif�, ajoutant par ailleurs que ce n�est pas suffisant pour assurer la coh�sion sociale dans une nation moderne. Ce qui est � craindre, c�est que le berb�risme ne reproduise les d�fauts et les limites id�ologiques du nationalisme arabe qui a �touff� l�individu dans une identit� essentialis�e. La nature humaine est une essence ; la culture est une construction historique faite de continuit�s et de ruptures. En conclusion, je voudrais faire une remarque d�ordre m�thodologique. Comme universitaire, je n�exprime pas une opinion personnelle ou un jugement de valeur. J�essaie de produire des analyses, � confirmer ou � infirmer par l��change acad�mique, pour cerner les dynamiques sociales et politiques de l�Alg�rie. Mon opinion sur le principe d�enseigner la langue berb�re � Mascara et � T�bessa importe peu. Ce qui importe, c�est de savoir si c�est r�alisable aujourd�hui. Je voudrais aussi ajouter que je ne suis ni anti-berb�riste, ni berb�riste. Je suis anti-anti-berb�riste, c�est-�-dire que, dans le respect des valeurs d�mocratiques, je suis contre les anti-berb�ristes. Enfin, je laisse le soin au lecteur du Soir d�Alg�rie d�estimer si je me suis d�barrass� du caillou dans mon soulier et si je suis parvenu � le mettre dans les souliers des compatriotes qui m�ont interpel� et � qui je transmets mes cordiales salutations.
L. A.

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